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arts

Du texte là où on attend de l’image : Annabelle Binnerts

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
21 octobre 2019 7 min. temps de lecture

Annabelle Binnerts (° 1995) voit les possibilités de l’ambiguïté. La jeune artiste néerlandaise se construit une œuvre très diversifiée dans laquelle la langue joue un rôle toujours plus important, à la fois comme thème et comme média. Elle a une préférence pour, notamment, les mots, les ombres et les cartes géographiques: des substituts plutôt que les sujets eux-mêmes.

En 2015, Annabelle Binnerts a réalisé un livre de vingt-huit pages, mais sans mots. Sur chaque page ne s’affichaient que le numéro de la page et les signes de ponctuation: une espèce de signe astrologique de virgules et de points. Parfois, il restait la très vague suggestion d’un récit: des dialogues marqués de guillemets; des points d’interrogation et, un peu plus loin, un point d’exclamation. Ce qui restait est pour Binnerts le silence dans le texte. L’ensemble ressemble à une tentative d’effacement extrême; le livre s’intitule même No Title.

Dans les années suivantes, l’artiste a réalisé plusieurs œuvres d’art et projets où le silence et l’absence jouent un rôle important. Binnerts a même réalisé une série de vidéos intitulée Silence Videos (2016). Elle les projetait pendant les brèves pauses émaillant une soirée de performance, entre les applaudissements de clôture de l’acte précédent et les applaudissements saluant le début de l’acte suivant. Elles étaient projetées sur une toile blanche qui jouait aussi un rôle dans les vidéos mêmes: elle se gonflait toujours sous l’effet du vent. Il s’agissait de petits événements quasi insignifiants qui ne faisaient guère de bruit, mais qui, par l’effet de la caméra, dominaient brièvement l’écran. Ensuite, la toile-sur-la-vidéo ne flottait plus et la toile-avec-la-vidéo-dessus disparaissait à son tour de la scène. Les deux objets avaient une fonction et une réalité radicalement différentes, mais en même temps, ils se ressemblaient, et il était dès lors tentant de les considérer comme le même objet. L’effet produit était étrange: où se termine exactement la vidéo, et où commence la réalité?

Où il n’est pas dit ce qui y est dit

Ce doute rappelle l’œuvre de René Magritte La Trahison des images, mieux connue sous le titre Ceci n’est pas une pipe. Ce tableau est devenu un aide-mémoire mondialement connu nous rappelant qu’une reproduction n’est pas l’objet reproduit. Mais cela dépend de la question de savoir dans quelle réalité se place cette pipe: ailleurs que sur la toile, ce n’est pas une pipe, mais dessus, c’en est une.

Ce type d’ambiguïté joue également un rôle important dans l’œuvre de Binnerts. Elle en montre les aspects ennuyeux, mais plus encore les possibilités. Dans la vie quotidienne, une formulation ambiguë peut semer le trouble et même engendrer une mauvaise communication, mais dans un poème par exemple, il y a justement la place pour plusieurs strates de signification. Dans la poésie moderne et contemporaine en particulier, il est fréquent que le texte (ne) soit (pas seulement) interprété littéralement. «Lisez, il n’y est pas dit ce qui y est dit», pour citer un vers du poète néerlandais Martinus Nijhoff (1894-1953). Étant donné que la forme et le contenu – ou l’extérieur et l’intérieur – ne sont pas le reflet exact l’un de l’autre, une place est faite pour une signification complémentaire.

Lorsqu’Annabelle Binnerts s’était inscrite à l’académie d’art, elle avait opté pour le département Image & Langage. Comme le nom l’indique, les étudiants y reçoivent des cours non seulement de peinture, de dessin et de photographie, par exemple, mais aussi d’écriture créative. Tant l’image ou le langage que les relations entre eux demeurent importants tout au long des études, mais l’équilibre ou l’accent peut varier d’un étudiant à l’autre. Binnerts se rappelle que l’un des étudiants de son année a présenté un roman comme travail de fin d’études.

Elle-même a réalisé un projet dont le sous-titre pourrait être «Image ou Langage»: Atlas (2017). Elle a recopié à la main des cartes contenues dans un vieil atlas, mais avec une différence de taille: elle n’a conservé que les noms. Ces cartes adaptées rappellent No Title, mais il est difficile de dire laquelle de ces deux œuvres constitue l’effacement le plus extrême. Avec Atlas, l’artiste pousse peut-être encore plus loin le jeu de la présence et de l’absence. Les cartes sont déjà des versions manquées, car rendues abstraites, de la réalité; elles en sont des substituts. Un nom est encore plus abstrait: il est une convention visant à désigner un pays, une ville ou un cours d’eau déterminé. Le résultat de l’intervention de Binnerts fait penser très nettement à la poésie visuelle de l’écrivain flamand Paul Van Ostaijen (1896-1928): des lettres qui s’imposent à notre attention parce qu’elles sont réparties en courbes et en sillons sur la feuille – mais ce sont surtout des lettres, et non des lieux. Elles sont les remplaçantes des remplaçants, mais cela ne signifie pas qu’elles sont elles-mêmes présentes. Regardez donc, il s’y trouve ce qui s’y trouve, et puis non, quand même pas. Tenter de le comprendre provoque une agréable impression de court-circuit.

L’étrange tension entre la présence et l’absence est un aspect fréquent dans le travail de Binnerts. Prenons par exemple l’exposition A Short Ride in a Fast Machine, qu’elle organisa avec deux artistes amis – Bart Lunenburg et Caz Egelie – et qu’on a pu voir à l’espace Moira d’Utrecht. Cette exposition était prétendument une rétrospective d’un artiste fictif désigné systématiquement comme The Artist – et qui n’avait pas de nom par ailleurs. The Artist n’était cependant pas une mystification qu’il fallait à tout prix préserver. Il y avait par exemple aussi des photos – fondées sur le stéréotype de l’artiste – de Binnerts, Lunenburg et Egelie, mais chaque fois suivies de la précision «as an artist» (l’italique est de moi). L’artiste fictif remplaçait-il à présent le vrai, ou était-ce juste l’inverse, ou changeaient-ils constamment de place ?

Livres fermés

Depuis quelques années, Binnerts s’intéresse surtout au langage. Elle a trouvé une manière intéressante, difficile à placer, de réunir le texte et l’image: des mots peints ou imprimés sur des objets qu’elle expose. Il y a une différence entre le fait d’ouvrir un livre soi-même, chez soi, par exemple parce qu’on en a envie, constate-t-elle, et celui de se rendre dans une salle d’exposition où on est plus ou moins forcé de lire. On voit un texte à l’endroit où on s’attend à voir une image. On peut se sentir grugé, rit-elle, mais elle touche là un point sensible: les textes exposés requièrent une autre approche.

L’une de ces «œuvres textuelles» est Reads like a Book (2018), composée d’une série de panneaux sur lesquels l’artiste a peint des passages de livres; lorsqu’on regarde bien, on peut voir les petites fautes – et donc la trace de la main humaine – dans ce qui, autrement, aurait paru être des lettres imprimées. Les textes sont des titres de chapitres comme The Cave et The Island, et des descriptions d’espaces (parfois littéralement impossibles) tels qu’une piscine tellement profonde qu’on n’en voit pas le fond, ou une ruelle se terminant en cul-de-sac des deux côtés. Ce sont des phrases et des ensembles de mots que Binnerts a tirés de livres qu’elle a elle-même lus ; on pourrait les qualifier de gros plans du langage. Bien entendu, les textes descriptifs ne sont pas les espaces eux-mêmes ; ceux-ci ne sont même pas visualisés directement. Mais cela ne pose aucun problème. Il n’y a peut-être aucune relation directe, mais cette absence permet de faire appel à l’imagination. Binnerts montre ainsi combien est douteux le cliché selon lequel une image en dit plus que mille mots.

Les titres des chapitres de Reads like a Book surgissent dans le dernier projet de Binnerts, The Main Cast. Celui-ci se compose de livrets dont la couverture est un plan de couleur uni – sans image -, où sont inscrits par exemple les mots The Library ou The Theatre. Mais ces livrets sont enfermés dans une vitrine, ce qui empêche de les ouvrir. On doit donc se contenter de deviner ce qu’ils contiennent mais, précise Binnerts, de tels mots évoquent chacun des associations claires; parfois elles sont universelles, parfois personnelles (comme The Artist précité, évidemment). Ils sont en outre porteurs d’une connotation. Ainsi, une île comme cadre peut référer à l’isolement émotionnel du personnage principal ou présager de l’isolement réel futur de ce personnage par rapport aux autres. Binnerts et moi échangeons une série de ces associations, bien qu’elle sache évidemment ce qui se trouve dans ses livrets, et ce qui ne s’y trouve pas. Je ne serais pas étonné s’il apparaissait qu’ils sont vides, mais ça ne les en rend pas moins passionnants.

Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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