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arts

Anouk Kruithof réaffûte notre regard avec «Universal Tongue»

Par Yasmin Van ‘tveld, traduit par Caroline Coppens
23 février 2021 6 min. temps de lecture

Grâce à Anouk Kruithof, la danse fait son retour dans la salle de concert du Vooruit, à Gand. Son installation Universal Tongue
est un courant d’images qui défile sur huit écrans à la fois et se répète toutes les quatre heures – soit au total 32 heures de gens qui dansent. De la gaieté: telle est la première sensation que l’on éprouve lorsqu’on entre dans la salle. Elle est suivie par un sentiment de manque – l’absence d’ambiance festive – et par une réflexion intérieure.

Universal Tongue, créé en 2018, est une étude sur le développement de la danse, dans différentes cultures et au fil du temps. Lors d’une interview donnée en novembre 2019, Anouk Kruithof explique que, pour elle, la danse est un moyen d’en apprendre davantage sur la condition humaine et que, par ce projet, elle entendait surtout énoncer une position claire et universelle – comme son titre l’indique. Pour elle, la danse est synonyme d’émancipation, de connexion et d’«être ensemble», et mérite donc d’être examinée de près.

La coopération, l’humanité et la culture constituent d’ailleurs un fil rouge dans l’œuvre d’Anouk Kruithof. Ainsi, pour le projet social El Camino Abierto (2018), elle a travaillé avec treize enfants de dix et onze ans de Cacolote, au Mexique, qui ont réalisé leurs propres piñatas avec des objets personnels et trouvés, créant ainsi des figures très différentes de la version commerciale de cet objet de fête traditionnel. De cette manière, la coopération ramène la culture à son essence.

Une collection d’images

Avant d’entrer dans la salle de concert du Vooruit, je lis sur le mur qu’Anouk Kruithof a sélectionné, avec l’aide de cinquante chercheurs du monde entier, les images composant les 32 heures d’Universal Tongue parmi une collection de plus de 8 800 vidéos publiées sur Instagram et YouTube. Malgré ces sources numériques, l’installation change avec bonheur du défilement infini auquel nombre d’entre nous s’adonnent à leur corps défendant. Universal Tongue pétille, anime, stimule et émeut – contrairement à la consommation passive d’images.

La constitution d’un grand réservoir d’images sur un thème déterminé est un élément récurrent dans l’œuvre d’Anouk Kruithof. Pour Pee in Peace (installation against ignorance) (2018), l’artiste a également abordé 1 000 photos sous un angle multiculturel. Dans ce cas, il s’agissait d’images de pancartes de manifestations que l’artiste avait fait retravailler par des amis, d’autres artistes, des conservateurs et des spectateurs, donnant ainsi une nouvelle signification aux messages d’origine. Et pour #Evidence (2015), elle a épluché les profils Instagram de vingt-sept entreprises, quinze services publics et onze autres organisations (parmi lesquels la NASA). Elle en a tiré 650 captures d’écran et s’en est inspirée pour réaliser une série de sculptures et de photomontages.

L’internet, mais en mode organisé

Kruithof décrit elle-même Universal Tongue comme un «conclave de danse à travers la jungle du net mondial». Et en effet, cette organisation méticuleuse d’Internet vous immerge dans un flux grandeur nature, en apparence infini, de danse, de variété, d’émotion et d’expression. C’est avant tout une œuvre très joyeuse. Et accessible. La musique vous aspire dans une atmosphère effervescente. Je suis heureuse que cette visite ne soit pas limitée dans le temps pour des raisons sanitaires.

En période de crise sanitaire, il est presque impossible de ne pas détecter actuellement une dimension supplémentaire dans cette œuvre

À propos de crise sanitaire, il est presque impossible de ne pas détecter actuellement une dimension supplémentaire dans cette œuvre. Des soirées dansantes, cela fait longtemps que nous n’en avons plus connu, surtout dans de belles salles comme celle du Vooruit. L’installation me confronte donc aussi à un manque, dont je ne réalisais pas l’ampleur avant d’entrer dans la salle. Vu l’intérêt que porte Anouk Kruithof à la façon dont les esprits changent en période d’instabilité, de stress et de chaos, le timing de cette installation est d’autant plus appréciable.

Un honnête bain dansant multiculturel

La diversité des danses est en effet marquée. On voit à la fois des Juifs dansant le klezmer et des Gilles de Binche. Des garçons au crâne rasé dansant sur de la musique électronique sont suivis par de jeunes adolescentes du début des années 2000. On voit de la danse en ligne, du twerk, du burlesque. Des concours de danse. Des danseuses du ventre. Des fessiers musclés et frémissants suivis par des femmes d’âge mûr en costume traditionnel qui secouent tout aussi bien leur derrière – de véritables faux jumeaux. Les rondes autour de l’arbre de mai et les séquences de pas au rythme de la musique pop. De belles danses, des danses touchantes, des danses traditionnelles, des danses d’amateurs. Des danses dont j’ignore le nom.

Des corps irréalistes générés par ordinateur côtoient Lucas et Sylvie, les voisins d’à côté, qui se trémoussent à Ibiza pour fêter le premier anniversaire de leur relation. Les récits s’écrivent d’eux-mêmes parce qu’ils sont reconnaissables en toute honnêteté, sans qu’aucune interprétation ne soit imposée.

Les images ont beau avoir été tirées de leur contexte, la philosophie qui les sous-tend demeure en général visible à travers le style, la forme, la danse, la mode, les costumes et la gestuelle. Par ailleurs, la plupart des images semblent avoir été tournées par les danseurs eux-mêmes ou par leur entourage. Nous sommes avec eux dans le salon, à la fête de famille ou aux festivités du village local.

Universal Tongue est en effet une ode à toutes les cultures. Non seulement horizontalement, mais aussi verticalement puisque les différentes couches et sous-cultures d’une même culture sont également révélées. Du fait justement de cette authenticité, cette multitude et cette diversité, le projet parvient à tenir ses promesses. C’est véritablement une ode à la façon dont la danse relie les cultures du monde entier.

Connection, une autre œuvre signée Kruithof et datant de 2016, étudie l’idée de ce qui relie les gens. Balançant au bord de la danse, cette performance montre comment la couleur et la danse simultanée peuvent cacher des aspects sociaux et comment les corps peuvent former un ensemble sculptural. Le fait qu’Anouk Kruithof recherche sans cesse ce funambulisme culturel fait d’elle une championne de l’art d’échapper à une vision figée. Alors qu’une «célébration des cultures» reste souvent coincée dans un regard eurocentrique, Universal Tongue propose un honnête festin visuel.

Le regard du spectateur

Plus je me retrouve empêtrée dans l’installation, plus je suis confrontée à mon propre regard. Je commence à me demander qui filmait, pourquoi, et à qui les images étaient destinées à l’origine. À propos d’une scène en particulier, je me demande si la femme qui danse sur la plage savait que son fessier était filmé de loin, en gros plan.

Kruithof n’esquive pas les nombreuses images où les corps féminins sont représentés, par danses interposées, comme des objets sexuels. La danse est une licence pour la culture, l’expression, la fête; la danse est détente, divertissement et sport de haut niveau, mais par cette installation, elle est aussi une confrontation avec mon propre regard et mon propre focus. La joie initiale, propulsée par la musique, se transforme en réflexion. Et c’est très bien.

S’il y a bien une chose que prouve le réseau social TikTok, c’est que les vidéos de danse connaissent aujourd’hui un énorme succès. La succession d’images de danse dans Universal Tongue a donc un aspect très contemporain. L’œuvre rappelle le défilement sans fin d’un fatras d’images, mais d’une manière inspirante, agréable, et d’une diversité rafraîchissante.

Via son œuvre Snug Fit, Flat Head, Squabble, Folly, Skimmer, Petrified Sensibilities sculptures (2017), Kruithof a exprimé le sentiment que l’on peut être à la fois submergé et libéré par le nombre d’images produites et consommées au quotidien. Ce n’est donc pas un hasard si cette installation au Vooruit m’apparaît aussi comme une purification numérique qui aiguise ma vision à la fois du monde et de moi-même.

Universal Tongue au Vooruit – Info et tickets

Le site internet de Universel Tongue

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Yasmin Van ‘tveld

écrivaine, rédactrice et traductrice. Rédactrice en chef du magazine littéraire Kluger Hans.

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