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arts

Après le choc, le contrecoup : «Hellhole» et l’univers du cinéaste Bas Devos

Par Karin Wolfs, traduit par Emilie Syssau
22 août 2019 10 min. temps de lecture

Le cinéaste Bas Devos s’inscrit dans la tradition des portraits de grandes villes amorcée par
Walther Ruttmann. Toutefois, Devos s’intéresse davantage à l’atmosphère qu’à l’intrigue
ou au dialogue. Dans son dernier film Hellhole, il oppose l’antiaction,
la nuance et la vie quotidienne à tous ceux qui ont appelé la capitale belge un «Hellhole».

La
pâle lumière de l’aube s’infiltre dans une pièce plongée dans
la pénombre. Une femme dans la cinquantaine, en robe de chambre,
prend une tasse de café chez son frère Wannes. Il dit: «J’ai
rêvé qu’une fenêtre était ouverte. C’était le cas. Je l’ai
fermée et n’ai pas réussi à me rendormir». Elle demande du lait
et lui prend la main. La scène se déroule alors qu’une personne
de leur famille vient de décéder.

Cette
scène est typique de l’œuvre du cinéaste flamand Bas Devos, et
tout particulièrement de son dernier film, Hellhole.

Anecdotique mais pertinent, paradoxal mais
philosophique, et indéniablement cinématographique – nous en
reparlerons plus loin. Bien que Hellhole
ait pour sujet rien moins que les séquelles des attentats qui ont
frappé l’aéroport et le métro de Bruxelles le 22 mars 2016,
Devos évite à chaque instant le drame. Il ne montre pas la
violence, mais l’empreinte qu’elle a laissée dans la vie des
personnes qui en ont été les témoins d’une façon ou d’une
autre. Aux grands mots, au tapage dans la presse, à la grossière
simplification du président des États-Unis, Donald Trump, qui a
réduit Bruxelles à un hellhole,
Devos oppose l’antiaction, la nuance, la vie quotidienne.

Hellhole
est un film mosaïque qui suit trois habitants de Bruxelles: Mehdi,
un élève du secondaire, Wannes (évoqué ci-dessus), un médecin,
et Alba, une traductrice. À travers eux, Devos – qui habite lui-même
Bruxelles depuis dix-sept ans déjà – montre les nombreux visages de
la capitale, la banalité de la vie qui se poursuit inexorablement
malgré le grand vide, et le lien que la ville et ses habitants
entretiennent avec la sphère géopolitique.

Hellhole a été
montré pour la première fois à la
Berlinale (le
festival de cinéma de Berlin) et
projeté dans le cadre du concours Young
Cinema
du
Festival international du film de Hong Kong. Début 2019, la
revue spécialisée Variety
a cité Devos parmi les «dix Européens
à tenir à l’œil».

Bas
Devos s’intéresse davantage à l’atmosphère qu’à l’intrigue
ou au dialogue: il laisse parler l’espace vide. Si, dans les films,
le paysage est souvent utilisé pour faire écho aux états d’âme
d’un personnage, chez Devos les intérieurs jouent un grand rôle –
ils sont les miroirs intimes des personnes en pleine introspection
qu’ils hébergent. Hellhole
comporte une scène dans laquelle une caméra mouvante décrit
précautionneusement une ellipse autour de la maison des parents de
Wannes; la pièce dans laquelle sa sœur et lui évoluent se révèle
être un cocon presque vivant qui les enveloppe.

Devos
va encore un peu plus loin en prenant pour témoin l’arête formée
par les murs à l’angle d’une rue. En imprimant un mouvement
lent, semi-circulaire à ces murs en granit, il crée l’impression
quel’on découvre le monde à l’entour à travers leurs «yeux» :
ce témoin muet nous fait partager sa «perspective» sur une rue
vide. Devos éveille les murs à la vie et les laisse nous parler.

S’inscrivant
dans la tradition des portraits de grandes villes amorcée par
Walther Ruttmann (Symphonie einer
Großstadt
, 1927) puis Dziga Vertov
(L’Homme à la caméra,
1929), Devos, près d’un siècle plus tard, en propose un sans la
cacophonie de scènes de rue animées: c’est le portrait d’une
ville qui est tantôt le théâtre d’actions combattantes
internationales, tantôt une collection de bulles introverties. Les
fenêtres, parce qu’elles peuvent être fermées, refléter des
images ou laisser voir à travers elles, jouent un rôle double. La
vue apparemment banale d’une salle de classe à travers
l’entrebâillement d’une fenêtre pivotante devient ainsi un
symbole d’espoir, une possibilité insoupçonnée de sortir, une
invitation qui attend d’être remarquée.

On
a déjà souvent comparé l’un ou l’autre film à un morceau de
musique, une peinture ou de la poésie; chez Devos, ce sont surtout
les aspects philosophiques et méditatifs qui sautent aux yeux. Une
particularité qu’il a progressivement déployée, dès ses courts
métrages réalisés à l’école supérieure des arts Saint-Luc à
Bruxelles, Taurus (2005)
et Pillar (2006).

Tout
comme Hellhole,
Taurus
commence après le choc. La scène d’ouverture montre deux garçons
aux vêtements maculés de sang qui, en respirant bruyamment,
regardent quelque chose près d’une cabane dans les bois.
Impossible de voir de qui ou de quoi il s’agit. Nous les suivons,
tandis qu’ils errent à travers bois et champs juste après cet
incident manifestement dramatique et fatal, jusqu’à un village et
une cabine téléphonique où, à la nuit tombée, le plus âgé
finit par appeler sa mère.

Pillar
commence dans une tonalité sombre; depuis une pièce, la caméra
jette de brefs regards dans une salle d’attente où deux personnes
âgées sont assises sur un banc, dans la pièce voisine où sont
empilés des draps et où une religieuse va et vient, et dans une
troisième pièce où un corps gît sur un catafalque. Une certaine
atemporalité se dégage de cette série de non-événements. La
bande-son donne à entendre une voiture au loin, des pas qui
s’éloignent, des oiseaux qui violettent dehors. Un verre tombe, on
balaie ses débris. Le film se termine sur un bras passé autour
d’une épaule.

Depuis
The Close (2008)
et We Know
(2009), Devos travaille avec l’acteur Jeroen Van der Ven, également
coscénariste de ces deux courts métrages, et avec le caméraman
Nicolas Karakatsanis – à qui l’on doit par ailleurs la pellicule
du film Tête de bœuf de Michaël R. Roskam (2011), candidat aux Oscars. Van der
Ven interprète par la suite des rôles secondaires dans les deux
films de fiction de Devos, également tournés par Karakatsanis.

The
Close
met en scène deux frères qui
vident une maison après un décès. Une nouvelle fois, le film
commence dans une pièce où la lumière du soleil s’infiltre à
travers des rideaux à demi fermés et dont les meubles sont
recouverts de draps. La caméra observe de l’intérieur vers
l’extérieur, en jouant avec les reflets des fenêtres – la plupart
du temps à distance respectueuse. Le seul gros plan est celui d’un
profil que l’on distingue à peine dans une pièce sombre, celui
d’un jeune homme qui pleure, seul avec son chagrin. Les frères
parlent peu, mais jouent de la guitare ensemble. Le premier part le
lendemain, en emportant un carton de souvenirs, l’autre reste
encore un peu dans l’atmosphère de l’endroit.

We
Know
adopte à son tour un style
méditatif, porté par une prise de vues
d’une fluidité quasi fantomatique. Ce
court métrage a des allures d’étude préliminaire pour le premier
long métrage de Devos, Violet
(2015), où l’on retrouve les mêmes images de jeunes gens autour
d’un feu de camp.

We
Know
s’ouvre sur le visage d’un
jeune homme, que l’on voit dans le rétroviseur latéral d’une
voiture ; le reste de l’image est flou. Le jeune homme est
assis au volant ; on voit ensuite son père sur le siège
passager, lui aussi uniquement dans un rétroviseur, celui de la
portière opposée. À partir de bribes de leur conversation, on
comprend que leur grand-père/père va bientôt mourir. Une fois
qu’ils sont arrivés chez eux, le jeune homme va rejoindre des
amis. La caméra observe de nouveau à distance, on entend des
oiseaux chanter dans le jardin, et les rares dialogues sont
superficiels: le garçon est seul avec son chagrin, impossible
à partager avec des amis enjoués. Le film se termine quand il
rejoint son père sur le canapé tard dans la soirée; ils échangent
un regard.

«Vivre,
c’est dire adieu», a souligné Devos lors d’un entretien à
propos de son premier film Violet
au Sarajevo Film Festival.
«Nous sommes tous en deuil de quelque chose ou de quelqu’un. Nous
traversons la vie et il nous arrive toutes sortes de coups durs, des
pertes insignifiantes, d’autres d’une grande importance. C’est
pratiquement une constante dans la vie. Nous sommes continuellement
en train de dire adieu. À une idée, à un lieu ou à une personne».

Dans son premier long métrage radicalement
visuel, Devos a rendu palpable l’isolement d’un jeune de quinze
ans, Jesse, après que son meilleur ami a été poignardé à mort,
sans raison, dans un centre commercial. Le film a remporté le grand
prix du programme Generation 14plus
à Berlin, a reçu une mention spéciale pour le travail de
Karakatsanis à l’American Film
Institute Fes
t
à Hollywood et a été couronné dans la catégorie «meilleur
design sonore» au Film Fest Gent.


encore, la violence est un non-événement. «C’est l’horreur à
l’état brut: il n’y a aucune raison particulière à la
violence, mais elle se produit, tout simplement», indique Devos. Une
caméra indolente, à l’œil inquisiteur, aspire le spectateur dans
le film. Dans Violet,
Devos et Karakatsanis ne montrent pas le feu à l’image, juste les
braises qui volent en tous sens. Tout au long d’une marche
silencieuse à laquelle le public est associé, on voit Jesse, figure
solitaire, sur la touche. Le vide adopte les sonorités du vent, des
hirondelles, d’une respiration ou de voitures qui passent en
trombe. Pour rendre perceptible l’isolement de Jesse, Devos a
brutalement entrecoupé la bande-son de silences.

Pour
des motifs similaires, l’image de
Hellhole
cède à plusieurs reprises la
place au noir complet, durant une vingtaine de secondes. La question
«Vous voyez?» ou «Vous entendez?» revient à plusieurs reprises
dans le film. Devos convoque la sensibilité du spectateur. L’invite
à utiliser son imagination. À se représenter ce qui est à l’œuvre
dans le vide qu’il montre. «Regardez-moi!», implore la
traductrice, tétanisée, lorsque le médecin se limite à dresser la
liste de ses symptômes physiquement quantifiables. «Que
voyez-vous?» Dans le noir qui suit, Devos met le spectateur au défi
de découvrir ce qu’il a perçu d’elle, quelle impression elle
lui a faite, si quelque chose chez elle lui a échappé, ce qui l’a
submergée, comment elle pourrait bien se sentir.

«Telle
est la question au cœur de chacun de mes films, a indiqué Devos
dans un entretien avec le magazine en ligne The
Upcoming
à propos de Hellhole
à Berlin. Voilà ce que nous avons vu. Le voyez-vous aussi?»
Le mécanisme qui amène à se reconnaître dans un film et ainsi à
abolir l’isolement entre le spectateur et les personnages à
l’écran. À nouer un lien dans la solitude. Ce lien non exprimé
est une constante dans l’œuvre de Devos: «Je trouve très beau
d’établir ce lien par l’imagination».

Le
cinéaste souligne en outre combien est importante la capacité
d’imaginer pour le futur. «J’aime le cinéma, lieu de
l’imaginaire, ouvert à la nuance. Cette imagination est absente de
la sphère politique. Il existe un fort désir – logique et
compréhensible – de sécurité et de retour au passé. Mais
l’imagination fait défaut: il faut voir la réalité et avoir la
fantaisie de s’accommoder de sa complexité. Tout semble se mouvoir
autour d’un axe dépassé. Se sentir isolé est étrange et
désorientant, anxiogène. Une fonction du cinéma peut être de
réveiller cette imagination. Si nous sommes conscients du lien qui
nous unit, le monde devient autre».

Alors,
voyez-vous cette fenêtre ouverte, cette invitation? Que
diriez-vous de vous faufiler, de sortir de votre bulle pour vous
plonger dans le monde?

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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