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Berlinde De Bruyckere et les métamorphoses de la souffrance

Par Eric Bracke, traduit par Caroline Coppens
29 avril 2025 8 min. temps de lecture

Chevaux morts et corps mutilés caractérisent le travail de Berlinde De Bruyckere. L’expo solo présentée à Bozar à Bruxelles dépasse cependant ces images emblématiques. Depuis près de quarante ans, l’artiste flamande explore inlassablement l’énigme de «l’horreur et de la beauté récurrentes que nous ne comprenons pas en tant qu’humains, mais dont nous faisons néanmoins partie».

L’homme qui franchit le seuil de la petite pièce qui forme le prologue de l’expo pousse un cri. S’excusant, il fait un geste vers le cheval suspendu par une jambe à une potence. «Berlinde De Bruyckere», dis-je un peu bêtement. L’homme acquiesce.

Ceux qui les voient pour la première fois sont époustouflés. Voilà vingt-cinq ans que les chevaux morts émaillent l’œuvre de De Bruyckere. L’anatomie se perd parfois, mais les références au cheval, comme la crinière et la robe, sont toujours présentes.

Tout a commencé par une commande du musée In Flanders Fields à Ypres. Au cours de l’été 2000, De Bruyckere y a réalisé une installation avec cinq chevaux morts. Des photographies de la Première Guerre mondiale lui avaient inspiré l’idée d’utiliser ces animaux nobles et gracieux pour symboliser la souffrance de créatures sans défense. Elle a modelé les corps des chevaux comme s’ils étaient engagés dans une dramatique lutte à mort et a recouvert les formes d’une douce fourrure de cheval.

En 2012, l’artiste adoptait une approche anthropomorphique des chevaux. Dans un hammam d’Istanbul, elle a présenté deux corps de chevaux qui paraissaient fusionnés, mais dont manquaient le cou et la tête (Eén – Un). Elle voulait ainsi exprimer l’activité de ce lieu, où l’on vient se laver et se faire frictionner.  «Pour moi, il était impossible d’exprimer cela avec le corps humain, ce serait une approche de copier-coller, ce qui ne me convient pas», avait-elle déclaré lors d’une interview avec la journaliste artistique Hilde Van Canneyt.

L’exposition actuelle à Bozar présente sur une table en marbre un poulain d’apparence très réaliste (Lost V, 2021-2022). Le jeune animal est allongé sur une couverture usée par les intempéries et rappelle vaguement l’Agnus Dei du peintre baroque espagnol Francisco Zurbarán (1598-1664).

Boucherie

Après 2000, les chevaux n’apparaissent plus que sporadiquement dans l’atelier de Berlinde De Bruyckere. C’est bien là une caractéristique de son œuvre: elle n’est pas une succession linéaire de phases, mais ressemble plutôt à un arbre, dans lequel l’artiste saute régulièrement d’une branche à l’autre. De ces branches ont jailli des images métaphoriques qui expriment à la fois l’horreur et la beauté, la souffrance et la sécurité, la blessure, la guérison et l’attachement. Les matériaux utilisés vont de la cire au marbre –et, plus récemment, au linoléum– en passant par la laine, le tissu, les cheveux, les branches, le métal et le polyester.

L’art de Berlinde De Bruycker a germé dans sa fascination précoce pour les sculptures. Ayant grandi dans le quartier populaire du Muide à Gand, où ses parents tenaient une boucherie, elle collectionnait notamment les images pour les albums Artis-Historia. C’est ce qui a éveillé son intérêt pour l’art. À 16 ans, elle quitte l’internat des religieuses pour l’école d’art Sint-Lucas de Gand. Elle y obtient en 1986 son diplôme dans la section «arts monumentaux». L’artiste combine ensuite sa pratique artistique naissante avec l’enseignement. Trois ans plus tard, elle remporte le prix Young Belgian Artist.

Au début, De Bruyckere réalise des cages galvanisées, que l’on prendra parfois pour des sculptures minimalistes. Mais pour la créatrice, il s’agit de choses figuratives et métaphoriques liées à la privation de liberté, même si elle admettra qu’à l’époque, elle s’inspirait de Donald Judd (1928-1994), le chef de file des minimalistes américains.

Couvertures

Sur le plan du contenu, il n’y a aucune rupture avec les sculptures suivantes, dans lesquelles les couvertures en laine joueront un rôle essentiel. Ces couvertures aux motifs familiers ont des significations contradictoires pour l’artiste: elles offrent sécurité et confort, mais peuvent aussi provoquer l’étouffement et l’oppression. Sur le plan thématique, les œuvres font référence à la fuite, au fait de devoir tout abandonner.

La Dekenhuis (Maison de couvertures) de 1993, une cage métallique drapée dans des couvertures, marquera la transition. Un coin de la cage était découvert, mais cette Maison de couvertures restait inaccessible et n’offrait donc qu’une illusion d’abri.

Lorsque De Bruyckere aura l’occasion d’exposer au musée en plein air de Middelheim (Anvers) en 1995, elle choisira quelques figures féminines en polyester plus grandes que nature, recouvertes de couvertures, cachant ainsi leurs visages au monde extérieur. Dans le catalogue, Maaretta Jaukkuri, du musée d’art contemporain d’Helsinki, qualifiera l’œuvre d’ «art féminin». En aurait-il dit autant des chevaux morts et des blessures charnelles modulées en cire que Berlinde De Bruyckere réaliserait plus tard?

Les Dekenvrouwen (Femmes couvertures) seront suivies par des personnages se cachant derrière leurs longs cheveux pour culminer des années plus tard, alors que les chevaux avaient déjà émergé, dans les Schmerzenmannen (Hommes en souffrance). Ces corps difformes et souffrants sont suspendus à des poteaux ou assis de manière inconfortable sur des chaises hautes. De Bruyckere a nommé les personnages de cire d’après le Schmerzenmann, un Christ montrant ses blessures, du peintre allemand Lucas Cranach (1472-1553).

Corps nus et souffrants

En 2012, Berlinde De Bruyckere réunit à Halle, en Allemagne, et à Berne, en Suisse, l’un de ses Schmerzenmannen avec des œuvres de Cranach et des séquences de films de Pier Paolo Pasolini. Ce n’est pas un hasard si, à Bozar également, De Bruyckere noue le dialogue avec ces deux artistes. On peut y voir Salomé avec la tête de Jean-Baptiste de Cranach. Ce qui intrigue Berlinde De Bruyckere, c’est le contraste saisissant entre l’horreur de la tête coupée et la beauté sereine de l’impassible Salomé, richement vêtue. Pasolini s’est lui aussi inspiré de l’imagerie des peintres dans ses films. Dans la sculpture Into One-another I, to P.P.P (2010-2011), De Bruyckere rend hommage au cinéaste avec deux corps entrelacés, imbriqués dans une lutte symbiotique.

Cranach a également servi d’exemple à De Bruyckere par la transparence et la pâleur de la peau sur ses toiles. L’artiste gantoise a perfectionné sa technique de sculpture de nus en cire pour obtenir un résultat similaire. Elle a peint, une à une, plus de quinze couches de cire de couleur dans une forme en silicone, et comme elles étaient chaudes, elles ont fondu l’une dans l’autre, formant une texture semblable à celle d’une peau pâle et translucide.

De Bruyckere a également utilisé sa technique de cire pour réaliser des corps non humains, comme la gigantesque construction d’arbre Kreupelhout (1) qu’elle a présentée à la Biennale de Venise en 2013. Dans le pavillon belge, entre les murs peints en noir et sous la lumière entrant par la coupole, on pouvait découvrir, dans une mise en scène dramatique, un arbre tombé, tendrement soutenu ci et là par des coussins et emmailloté, dans l’espoir, peut-être, de le voir reprendre vigueur. Comme dans le panthéisme, l’empathie de l’artiste semble s’étendre à tout ce qui vit. De Bruyckere fait simultanément référence à la représentation iconographique de saint Sébastien attaché à un arbre, une scène dans laquelle elle décèle beauté, érotisme et douleur mystique. D’un point de vue artistique, l’artiste tisse aussi un dialogue avec les textes de l’écrivain sud-africain et australien J. M. Coetzee.

Que De Bruyckere, aidée de ses collaborateurs, se soit consacrée principalement à donner forme à des corpus nus en cire et des arbres ne signifie pas pour autant que les couvertures abondamment utilisées par l’artiste dans les années 1990 aient été mises au rebut. En 2018, elle a encore approfondi la charge métaphorique des couvertures de laine avec Courtyard Tales (Contes de cour). Les couvertures ont d’abord été laissées pendant des mois dans la cour et le verger près de l’atelier, où elles se sont détériorées en chiffons feutrés, moisis et décolorés, défaits de leur fonctionnalité et de leur spécificité. De Bruyckere a ainsi créé une série de nouvelles compositions, dont certaines sont aussi exposées à Bozar. Pour l’artiste, l’état des couvertures reflétait les structures sociales, incapables de secourir les plus faibles.

Joie de vivre

Vers 2019, un nouveau rameau a poussé sur l’arbre artistique de Berlinde De Bruyckere: son interprétation des Jardins clos. À la fin du Moyen Âge, des femmes pieuses réalisaient de somptueux meubles à retables privés représentant des jardins paradisiaques. Elles décoraient ces cabinets avec des fleurs en soie, des sculptures en bois, des médaillons et des reliques. De Bruyckere a réalisé des collages encadrés de plus grande taille faisant écho à ces merveilles.

Avec l’apparition de l’ange dans son œuvre lors de la pandémie, ces pièces confirment à quel point l’artiste est captivée par la manière dont le catholicisme historique a sublimé la souffrance. Mais l’œuvre de Berlinde De Bruyckere s’est aussi enrichie récemment d’un nouveau thème, celui d’Eros. Lors de ses voyages en Inde, elle a été inspirée par les représentations du lingam, liées au culte de Shiva. Les adorateurs versent de l’eau ou du lait sur la forme phallique située sur la base circulaire et y jettent ensuite des fleurs. De Bruyckere a placé ses statues phalliques sous des cloches de verre destinées aux statues de saints, confrontant ainsi la vitalité sexuelle du lingam à la pieuse pudeur du catholicisme.

À Bozar, les sculptures d’Eros sont présentées aux côtés d’une série de dessins érotiques, dans lesquels l’artiste transforme des organes sexuels et les associe à des formes organiques telles que des fruits et des lys flétris. Manifestement, l’œuvre de Berlinde De Bruyckere ne coïncide pas avec la glorification catholique de la souffrance. Chez elle, le corps est au centre de toutes les métamorphoses possibles, aussi bien dans sa joie de vivre que dans son déclin. Même si de toute évidence, son œuvre est dominée par la décrépitude et la souffrance.

1) Kreupelhout peut se traduire par «sous-bois» ou «petit-bois», mais sa traduction littérale serait «bois estropié». L’idée d’un bois déformé, blessé, est présente dans l’œuvre.

Berlinde de Bruyckere. Khorós, à Bozar, jusqu’au 31 août 2025

EB

Eric Bracke

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