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société

Carte postale d’Ostende

Par Derek Blyth, traduit par Jean-Marie Jacquet
1 juillet 2019 9 min. temps de lecture

Qui ne voudrait découvrir une station balnéaire pas comme les autres? Mettons le cap sur Ostende, reine des plages belges.

On l’appelle Bruxelles-sur-mer. Majestueuse dès l’abord. Après avoir traversé les polders plats et brumeux, le train passe sous un pont de pierre décoré d’impressionnantes locomotives sculptées. Il entre alors dans une gare, bâtiment grandiose de style Belle Époque. Des immeubles modernes à appartements multiples émergent de la faible lueur de ce matin d’hiver. Des mouettes tournoient au-dessus des mâts des yachts, leurs rires stridents semblent ponctuer les piaillements des enfants impatients d’aller à la plage.

Ostende n’a rien de commun avec les nouvelles cités côtières. Elle a une histoire. Les traces les plus anciennes d’un établissement humain remontent au quatrième siècle. Au XVIe siècle, les habitants ont tenu tête aux troupes espagnoles d’ Albert et Isabelle et ne se sont inclinés qu’après quatre années de siège. Un tableau au musée municipal montre l’imposant matériel militaire que l’occupant a dû déployer pour venir à bout de la résistance de la ville.

Très British

Ostende, à l’origine port de pêche, entama sa mutation à la fin du XVIIIe
siècle. En 1783, un expatrié du nom de William Hesketh introduisit l’insolite concept britannique de station balnéaire. La population locale le tenait pour fou, mais Hesketh monta un commerce florissant de location de maillots de bain à rayures et de vente de limonade.

La cité connut sa période de gloire à partir du moment où le roi Léopold Ier
décida d’y passer l’été avec sa famille dans une villa de la Langestraat. La résidence royale de l’époque est aujourd’hui en piteux état, avec des pièces poussiéreuses, des sièges branlants, une peinture écaillée. L’édifice abrite aujourd’hui le musée d’histoire de la ville, où sont présentées de nostalgiques collections d’affiches touristiques, de maquettes de vaisseaux et d’anciennes photos du marché aux poissons.

Comme pour ajouter encore à l’étrangeté du lieu, la chambre où la reine Louise-Marie est morte de la tuberculose en 1850 a été préservée telle quelle.

Ostende n’a rien de commun avec les nouvelles cités côtières. Elle a une histoire.

Un escalier en colimaçon parcourt l’immeuble et débouche sur un minuscule belvédère où, sur un fauteuil spécialement conçu pour elle, on avait coutume d’amener la reine souffrante afin qu’elle puisse se relaxer en contemplant la mer.

Au début du XIXe siècle, Ostende regorgeait de touristes britanniques. Le port belge a été le théâtre de plus d’une aventure continentale, notamment les voyages de Lord Byron en 1816 et le séjour de Charlotte Brontë à Bruxelles dans les années 1840. À partir de 1846, année de la mise en service d’un vapeur effectuant la navette, la traversée vers Ostende devint un thème populaire en littérature, depuis la nouvelle de Katharine Mansfield The Journey to Bruges jusqu’à l’épisode du bureau de douane dans le roman de D.H. Lawrence Women in Love.

Les fantômes de Léopold II

Ce fut cependant le roi Léopold II qui conféra à Ostende son faste et sa magnificence. Avec les richesses ramenées du Congo, il commit ses architectes favoris à la construction d’une colonnade vénitienne très tape-à-l’oeil, d’une villa royale et d’un hippodrome. Sans compter ses écuries de bois d’un excentrique style norvégien et le jardin japonais qu’il fit aménager derrière une haute muraille dans le parc royal.

Le roi se tient fièrement sur son cheval, face à la mer, surplombant un monument de bronze qui a pour titre La Gratitude des Congolais. Au pied de la statue équestre, on peut voir des Congolais vénérant le roi, en compagnie d’un groupe de pêcheurs ostendais. Mais, si vous vous approchez, vous verrez qu’un des Africains a perdu une main. Elle a été sciée en 2004 par un groupe d’activistes locaux, De Stoete Ostendenoare (Les Téméraires Ostendais) en protestation contre les crimes perpétrés dans la colonie africaine de Léopold.

Qu’on aime ou non Léopold II, il a fait d’Ostende la station la plus grandiose de la mer du Nord. Bientôt surnommée la Reine des plages, elle allait drainer une affluence ininterrompue de têtes couronnées, ducs, industriels et généraux. La médaille avait cependant un revers, caché mais permanent. Derrière les somptueux hôtels et les villas cossues, des ruelles sombres sont jalonnées de bars louches.

L’artiste original qu’était James Ensor reflétait parfaitement le visage équivoque de la station balnéaire. Il était une créature typique d’Ostende – né d’un mélancolique père britannique et d’une mère flamande austère. La maison où il a vécu est aujourd’hui un modeste musée. Une insolite petite masure près de la digue, avec au rez-de-chaussée un magasin où les souvenirs s’empilent en désordre, et à l’étage une pièce d’habitation sentant le renfermé, encombrée de canapés démesurés et de masques exotiques chinois.

Après la vente-record en 2016 de son tableau Squelette arrêtant masques, la ville commença à se rendre compte qu’Ensor était davantage qu’un excentrique. Les autorités locales se mirent à œuvrer à l’aménagement d’un nouveau Centre d’expérience sur Ensor où les visiteurs pourraient approfondir leurs connaissances sur ce prodigieux artiste flamand (il doit ouvrir en 2019).

Ensor n’a pas été le seul artiste à trouver son inspiration à Ostende. Le peintre symboliste Léon Spilliaert, pâle et éternellement souffrant, a passé d’interminables nuits d’insomnie à arpenter les lugubres colonnades et les promenades désertes.

Lorsque la ville rénova sa digue en 1998, la sculptrice Herlinde Seynaeve réalisa un Hommage à Spilliaert sur le modèle de sa mystérieuse toile Vertigo. Cette ambitieuse installation montre une jeune fille solitaire, debout sur un monument circulaire, cheveux flottant au vent.

Ostende venait à peine de boucler le chantier de sa nouvelle digue lorsque le Tunnel sous la Manche s’ouvrit en 1994. Bientôt, plus personne ne voulut d’une traversée sous les embruns mêlés d’odeurs de friture. L’année même, la malle Ostende-Douvres effectua son dernier voyage (elle fut cependant brièvement remise en service quelques années plus tard). Le port qui avait assuré la liaison entre la Belgique et la Grande-Bretagne pendant 150 ans allait devoir imaginer un autre moyen d’emplir ses hôtels.

Art avec vue sur mer

Ostende afficha une ambition inédite, celle de devenir une ville d’art sur la côte. L’idée n’était pas si mauvaise. Bien des artistes et écrivains y avaient vécu. Au milieu des années 1930, un groupe d’écrivains allemands en exil, parmi lesquels Joseph Roth et Stefan Zweig, avaient choisi pour point de chute la cité balnéaire. Le roman de Volker Weidermann Un été avec Stefan Zweig relate de façon vivante l’histoire de cette communauté d’âmes en peine.

L’affirmation de cette nouvelle identité se concrétisa en 2008 avec l’ouverture du complexe muséal Mu.ZEE dans un centre commercial moderniste dont le design est dû à Gaston Eysselinck. Quatre ans plus tard, l’audacieux bureau de poste conçu en 1947 par le même Eysselinck fut rénové par le bureau anversois B-architecten et abrite désormais le centre culturel De Grote Post.

Le CultuurCafé, dans le complexe De Grote Post, est devenu un lieu de rendez-vous pour la communauté grandissante d’artistes, d’écrivains et de galeristes ostendais. Les anciennes cabines téléphoniques adossées à un de ses murs sont aujourd’hui décorées de grandes photographies de Pieter Clicteur mettant en évidence douze artistes flamands, depuis la graphiste Eva Mouton jusqu’au comédien Wim Opbrouck.

La mutation du littoral ne s’est pas arrêtée là. En 2016, Mu.ZEE a ouvert une nouvelle aile dédiée à Ensor et Spilliaert. On y trouve, dans le cadre idéal de ses vastes espaces intérieurs, un ensemble éclectique de peintures, documents and photos illustrant le riche passé historique d’Ostende.

La dernière initiative en date pour attirer les amateurs d’art a été lancée en 2016; cette année-là, 25 artistes de rue belges et étrangers ont pu s’en donner à coeur joie sur les murs aveugles de la cité. Le Crystal Ship Art Festival, réédité chaque année depuis lors, totalise à ce jour plus de 70 oeuvres disséminées en ville; cela va du minuscule personnage sur un balcon d’Isaac Cordal à l’oiseau de Bué the Warrior sur la façade du Casino.

Cependant, le projet le plus ambitieux à ce jour est celui du réaménagement de la rive Est du port. Tout récemment encore, personne ne fréquentait le quartier, à l’exception des pêcheurs de l’endroit. Mais une liaison par ferry depuis le Visserkaai – derrière les étals où les épouses des pêcheurs vendent des crevettes fraîches – a revitalisé cet Oosteroever.

Un quartier finalement trop peu connu, fascinant à explorer, où se mêlent bateaux de pêche abandonnés, anciens bunkers militaires, un fort napoléonien, des dunes balayées par le vent. Mais il est à craindre que cette âpre atmosphère ne dure pas, car cette rive orientale vient d’être découverte par des promoteurs immobiliers, et déjà des buildings neufs se dressent au-dessus du vieux port et en bordure du vaste réservoir intérieur du Spuikom.

Le fiasco du Brexit

En parcourant les rues animées de la ville, on se rend compte que les voix britanniques commencent à se faire rares. D’après les chiffres récents de l’office du tourisme, les Britanniques ne représentent plus que quatre pour cent des visiteurs, alors qu’ils étaient vingt pour cent au temps du ferry. Aujourd’hui encore, quelques autochtones souhaiteraient que la malle Ostende-Douvres soit remise en service. «Le ferry, c’est une partie de l’âme de la ville», insiste Danny Drooghenbroodt, de l’agence locale Restart Ferries. «Chaque jour qui passe est ressenti comme une perte».

Les voix britanniques commencent à se faire rares.

Pendant une brève période en ce début 2019, le rêve de Drooghenbroodt a semblé près de se réaliser. Le gouvernement britannique souhaitait une nouvelle ligne de ferry entre Ostende et Ramsgate pour acheminer des médicaments de première nécessité vers le Royaume-Uni au cas où le pays quitterait l’UE sans deal. Mais le projet a rapidement tourné court, comme un de ces drames grotesques, mi-cocasses, mi-tragiques du Brexit.

Le ministre britannique des transports avait conclu une convention avec trois compagnies de ferries, mais il est apparu que l’une des trois, Seaborne Freight, n’avait ni paquebots, ni expérience du fret, et brandissait un contrat recopié d’un fournisseur de pizzas. Le projet a finalement capoté lorsque Ramsgate s’est révélé trop exigu pour accueillir des navires marchands modernes.

«Sexual Healing»

Ostende devrait peut-être se focaliser sur la culture. La ville est aujourd’hui une destination de week-end des plus motivantes avec ses musées, restaurants très ‘tendance’ et cafés branchés. Elle a aussi à son actif une remarquable programmation de spectacles, de Theater aan Zee à l’Ostend Film Festival.

Le café-restaurant Galerie BeauSite, qui jouit d’une vue imprenable sur la mer du Nord, est l’un des nouveaux centres d’art les plus fréquentés. L’intérieur Art Deco est un foisonnement de mobilier de plastique délicieusement rétro, dessins satiriques et autres ornements. Mais l’objet qui intrigue le plus est une grande photo de Marvin Gaye.

Par une froide journée de décembre 1981, le célèbre chanteur soul s’est embarqué à bord d’un ferry à destination d’Ostende. Comme beaucoup de gens qui se sont échoués dans cette station balnéaire, le chanteur de Motown fuyait son passé. Se débattant entre la drogue, un mariage raté et des problèmes financiers, il avait besoin d’un sanctuaire.

Freddy Cousaert, propriétaire d’un club ostendais, vint à son secours. Il l’hébergea dans son appartement en bord de mer, promenade Albert Ier, 77, et lui conseilla de se refaire une santé par de longues marches à travers les dunes.
«Pour le moment, je suis orphelin», se confia Gaye dans une interview, «et Ostende est mon orphelinat».

En 2012, l’office du tourisme eut l’inspiration d’organiser une randonnée documentaire de deux heures dans les pas de Marvin Gaye. Deux ans plus tard, une plaque commémorative a été placée devant l’immeuble à appartements où Gaye avait composé la chanson.

Dans un clip vidéo tourné sur la promenade, le chanteur soul en exil semble résumer idéalement Ostende. «Il y a sans doute des lieux que je préférerais», dit-il de sa voix grave et mélancolique, «Mais ce lieu-ci est probablement celui dont j’ai besoin».

Derek Blyth

Derek Blyth

journaliste

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