Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Debout dans Babel
© «Kunsthistorisches Museum», Vienne.
© «Kunsthistorisches Museum», Vienne. © «Kunsthistorisches Museum», Vienne.
Langue

Debout dans Babel

Le 26 septembre est annuellement célébrée la Journée européenne des langues. Luc Devoldere, rédacteur en chef des publications de «Ons Erfdeel vzw», a défendu avec ardeur le pluralisme linguistique le 14 mars 2018 à Maastricht, lors de la deuxième Rencontre de l’enseignement au Limbourg belge et néerlandais. Selon Devoldere, nous devons comprendre, outre notre langue maternelle et la «lingua franca» qu’est l’anglais, au moins une autre langue. Forts de leur tradition de plurilinguisme relatif, Flamands et Néerlandais devraient en prendre l’initiative en Europe.

Le plurilinguisme est une bénédiction. Le plurilinguisme est une malédiction. Le plurilinguisme est un devoir.

La bénédiction, pour commencer.

La Bible est claire. Au début, tous les hommes parlaient une seule et même langue, la langue originelle. Tout était paix et tranquillité. Tout le monde se comprenait. Puis les hommes sont devenus arrogants. Et Dieu les a punis par la confusion des langues, autre mot pour désigner le plurilinguisme.

Lost in translation. Tout le monde connaît ce phénomène. Ce n’est pas seulement à Tokyo, dans la rue, que vous pouvez être au désespoir, faute de comprendre les panneaux et les gens.

Quand tout le monde parle une langue étrangère autour de vous, vous vous sentez exclu, comme un paria. La langue, c’est la puissance. Les langues s’affrontent toujours dans des rapports de puissance. Les querelles linguistiques existent.

Le plurilinguisme est aussi une bénédiction. Toutes les langues expriment la réalité d’une manière différente et contribuent donc à une véritable diversité, à un vrai pluralisme. Quand une langue meurt, le monde s’appauvrit. Celui qui parle ou comprend plusieurs langues vit plusieurs vies, a davantage de perspectives sur la réalité, est plus perméable aux autres et aux autres cultures et peut-être plus empathique.

En tout cas, il ou elle est plus riche. Quand je parle français, je deviens quelqu’un d’autre.

Le plurilinguisme est à la fois une bénédiction et une malédiction, mais surtout un devoir, une mission, et non une simple balade en forêt. Dans le monde actuel, et sans aucun doute en Europe, nous sommes condamnés au plurilinguisme, nous sommes appelés à être aussi plurilingues que possible.

Ce n’est pas simple. Tout le monde ne peut y parvenir.

Nous savons que nous devons nous mettre au plus tôt à apprendre d’autres langues, que nous devons seulement pouvoir demander de respecter notre langue dès lors que nous respectons la langue des autres.

Et voilà qu’apparaît à l’horizon, dans la jungle et le labyrinthe du plurilinguisme, ou sur le radeau de Méduse, le bateau de secours lingua franca.

Je vais être clair: une lingua franca, c’est-à-dire une langue véhiculaire, une langue qui permet de se comprendre mutuellement, de maximiser la communication, est utile et nécessaire.

Pendant des siècles, le latin a été en Europe cette lingua franca. Le latin a souvent été jugé élitiste, mais on oublie que tout le monde devait l’apprendre comme une langue étrangère, et que les chances étaient grandes par conséquent pour qu’aucune nation européenne n’ait pu se sentir lésée par le latin. Mais c’est du passé.

Au XVIIe siècle le français est devenu, comme l’anglais aujourd’hui, une «langue glamour», celle de la cour de Versailles, des salons, de la diplomatie internationale puis des Lumières. Il est indéniable que le français est demeuré jusqu’en 1918, voire jusque dans les années 50 en Belgique, une langue de grand prestige, donc de puissance.

Aujourd’hui, l’anglais est la lingua franca de l’Europe et presque du monde entier, du moins cet anglais parlé et écrit par des locuteurs non anglophones d’origine.

L’anglais est donc nécessaire. Pour autant, il est insuffisant.

J’ai l’impression que le plurilinguisme est souvent réduit à la pratique orale et écrite de l’anglais. Or le monolinguisme n’a rien à voir avec le plurilinguisme, et certainement pas en Europe, où la diversité linguistique appartient à l’essence même de cette partie du monde, et en tant que telle aussi ancrée dans son credo, dans son ADN.

Promouvoir l’anglais seulement comme lingua franca, comme langue de l’enseignement et de la science condamne les autres langues à perdre leur fonction, à ne subsister qu’à l’état résiduel.

Langue et territoire

Je réfute le lien entre la langue et l’ethnicité, disons l’idéologie Blut und Boden. Je mets en avant le terme «territoire». Les territoires existent parce qu’il existe des frontières. Les frontières protègent. Vous ne pouvez les passer que si vous les reconnaissez. Il va de soi qu’elles sont contingentes. Elles auraient pu se trouver ailleurs. Mais elles sont là où elles sont. N’y touchez pas sans réfléchir, sous peine d’ouvrir la boîte de Pandore.

Il faut sans doute le dire une bonne fois pour toutes: on ne peut impunément continuer de faire abstraction d’un territoire donné quand il s’agit de l’emploi d’une langue dans l’espace public. Ne serait-ce du fait qu’une démocratie représentative ne peut bien fonctionner avec plus d’une langue, comme l’écrivait déjà le philosophe et économiste britannique John Stuart Mill en 1861: «Au sein d’un peuple dépourvu d’identité commune, en particulier s’il lit et parle des langues différentes, l’opinion publique unie, nécessaire au fonctionnement d’une démocratie représentative, ne peut exister.» Il va de soi que nous allons devoir apprendre à vivre, et sans doute de plus en plus, avec des territoires dans lesquels de facto plus d’une langue est parlée, dans la rue comme à la maison. Pour autant, nous devons continuer de combiner cela avec la préférence consciente d’une langue officielle unique dans l’espace public de ce territoire. Le fameux jus soli, le droit du sol, le principe de la territorialité, s’oppose au jus sanguinis, le droit du sang, le principe de la personnalité, le droit des gens. Les défenseurs de ce dernier principe estiment que l’on doit avoir le droit de parler sa langue partout : anglais ou français dans tout le Canada, néerlandais et français dans toute la Belgique; français ou allemand ou italien dans toute la Suisse. Ils veulent parfois compromettre le jus soli avec le principe Blut und Boden. Ils se trompent. Philippe Van Parijs a clairement démontré dans son étude Linguistic Justice (Oxford University Press, 2011) que le principe de la territorialité est une compensation légitime de l’existence et de l’emploi de l’anglais, nécessaire à ses yeux, comme lingua franca mondiale. Aujourd’hui, la Belgique est un pays officiellement trilingue, mais cela ne permet pas pour autant de pouvoir parler partout néerlandais, français et allemand. En Belgique, la langue est en effet liée à un territoire, à l’exception de sa capitale, Bruxelles, officiellement bilingue.

Quand une langue meurt, le monde s’appauvrit.

Comme je suis Belge, je m’exprime à Bruxelles dans ma langue, le néerlandais. C’est mon droit. J’attends ensuite de voir ce qu’il advient. Permettez-moi de dire qu’en tant que défenseur du principe de la territorialité je suis pour la légalité. Mais la légalité seule ne suffira jamais. Il faut aussi être poli. La légalité sans la politesse est rigide. La politesse sans cadre légal vous fait toujours perdre l’initiative. Il faut être deux pour danser le tango. Il n’en va pas autrement dans les administrations publiques: un fonctionnaire doit respecter la législation linguistique (en Flandre le néerlandais est la langue officielle), mais il doit aussi tout faire pour que la prestation de service puisse aboutir. Rester dans la légalité et être poli. Fortiter in re, suaviter in modo, dit le proverbe latin: fort dans la matière, élégant dans la manière, c’est-à-dire une main de fer dans un gant de velours. Et puisque nous en sommes aux citations, voici cette superbe phrase de Lacordaire sur la sécurité juridique : «Entre le fort et le faible (…), c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.»

Plurilinguisme

Le plurilinguisme commence toujours par sa propre langue. Qui renie sa langue pour en adopter une autre change d’identité, affirmait Émile Cioran qui s’était mis à écrire en français : il se rend coupable d’une trahison héroïque. Pour un écrivain, changer de langue c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. Curieusement, Cioran a reconnu un jour qu’un véritable écrivain s’enferme dans sa langue maternelle : il se limite, par légitime défense, car rien ne détruit plus le talent que l’ouverture d’esprit. Et, par-dessus le marché, Cioran a affirmé qu’un peuple est en pleine décadence dès qu’il ne croit plus à sa langue, dès qu’il cesse de penser qu’elle est la forme suprême de l’expression, la langue même.

Le sociologue néerlandais Abram de Swaan dénonce le sentimentalisme linguistique qui identifie chaque langue à un groupe et tente de maintenir la cohésion de ce dernier en préservant sa langue. «Les communautés linguistiques peuvent être extrêmement restrictives et étouffantes». Mais on peut échapper à cet étouffement en défendant sans faiblir sa langue et en en faisant consciemment usage, toujours en relation avec le plurilinguisme. Nous n’avons d’autre choix, et certainement en Europe, que de devenir aussi plurilingues que possible. Réclamer du respect pour sa propre langue exige aussi de témoigner du respect pour la langue de l’autre. En 2008, à la demande de la Commission européenne, l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf a livré, avec l’aide d’autres écrivains et intellectuels européens, un rapport dans lequel il préconisait l’adoption d’une langue personnelle: outre l’anglais, tout Européen devrait choisir et chérir une autre langue européenne. (Un Défi salutaire. Comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe, Brussel, 2008). Umberto Eco a, une nouvelle fois, souligné l’importance d’une culture de la traduction par cette boutade inattendue: «la langue de l’Europe c’est la traduction».

Plus est en vous

Forts de leur tradition de plurilinguisme relatif, Flamands et Néerlandais devaient prendre l’initiative en Europe de plaider pour le plurilinguisme. Lequel doit faire contrepoids à la domination de la langue anglaise. L’anglais est certes nécessaire, mais insuffisant. Ce précepte doit être le fil conducteur d’une politique linguistique à mener. Ne pas combattre l’anglais, mais avoir d’autres langues à côté. Comme l’anglais est si présent partout dans notre cadre de vie, et assurément dans celui des jeunes, j’ose proposer, même si je ne me fais guère d’illusions à ce sujet, que la première langue étrangère étudiée dans les établissements d’enseignement européens ne soit pas l’anglais. La langue à choisir dépendra de facteurs géographiques et culturels, de notre situation géostratégique, disons de notre destinée commune.

La légalité sans la politesse est rigide. La politesse sans cadre légal vous fait toujours perdre l’initiative.

Néanmoins, je suis suffisamment réaliste pour comprendre que l’anglais de facto est presque partout la première langue étrangère.

Pour les Flamands, la première langue étrangère est le français et doit aussi, à mon avis, le rester. Le français trouve en effet un écho dans notre néerlandais. Il a aussi contribué à façonner notre histoire et notre culture. Enfin, il est parlé tout le long de notre frontière méridionale. Pour des raisons de proximité, je trouve que l’anglais et l’allemand doivent demeurer des langues importantes pour l’ensemble de la Belgique et des Pays-Bas.

La présence de ces grandes aires linguistiques qui nous entourent n’est pas sans implications.

Français, anglais et allemand, par conséquent. En Flandre, dans cet ordre. Et aux Pays-Bas: anglais, allemand et français.

Pourtant, la connaissance du français régresse en Flandre, et aux Pays-Bas la connaissance du français et de l’allemande ne représente plus grand chose. Je trouve cela dommage. Nous sommes en train de perdre notre plurilinguisme relatif. Et puis non, je ne pense pas qu’il soit judicieux d’apprendre le chinois, tant dans le primaire que le secondaire.

Je me tourne maintenant vers les régions frontalières, et la frontière que je connais le mieux: celle qui se trouve entre la Flandre, la Belgique, et la France. La Flandre-Occidentale du Sud et le département du Nord, ou encore l’Eurométropole (transfrontalière) Kortrijk-Lille-Tournai.

Dans les régions frontalières, non seulement les pays butent l’un contre l’autre mais aussi les langues. Les principes de Linguistic justice s’appliquent ici. Respect du territoire du voisin, donc principe de la territorialité. Du moins dans l’espace public. Dans le meilleur des cas, le principe de réciprocité devrait s’appliquer: lorsque les Français viennent en Flandre belge, ils utilisent leur langue dans les magasins, les stations d’essence, les services. Pourquoi les Flamands ne pourraient pas faire de même en France ? La relation de puissance entre les deux langues continue de jouer.

Prenez maintenant l’enseignement. La langue d’enseignement, mais aussi la langue de la cour de récréation (qui fait partie de «l’espace public») ne peut être que celle du territoire.

Le modèle de légalité d’abord, par conséquent. Dans un deuxième temps seulement, on pourra appliquer le modèle de politesse (concernant la langue de la maison ou de la rue). Idéalement, les deux langues sont imbriquées de manière dialectique.

Comment négocier les langues avec équité dans une région frontalière ?
Je vais rappeler la pratique de l’Eurométropole.

Dans un contexte officiel, il est important, pour la symbolique, de traiter les deux langues avec les mêmes égards.

Cela implique que les deux partenaires puissent parler leur langue lors des moments officiels et qu’un service d’interprétation simultanée soit assuré.

Évidemment, la pratique ici est différente de celle qui a normalement cours ailleurs lors des échanges.

L’anglais est certes nécessaire, mais insuffisant.

Les Français ont introduit le concept de «néerlandais de courtoisie»: en quelques dizaines de mots et d’expressions, il est possible de rompre la glace et de montrer sa bonne volonté. Je ne sous-estime pas la valeur cette stratégie, de cette captatio benevolentiae, mais le déficit démocratique demeure, et cette stratégie ne peut constituer qu’une étape.

À moyen et long terme, un seul modèle me semble envisageable, bien qu’il requière un effort des deux partenaires.

Le modèle de la langue passive: on lit et on comprend la langue de l’autre, mais on ne la parle pas.

Dans les rencontres, les réunions et les débats, chacun parle donc sa langue, mais est en mesure de comprendre la langue de l’autre.

Cette pratique a l’avantage de supprimer la crainte, l’angoisse et les scrupules de devoir s’exprimer dans une langue moins bien maîtrisée.

Les deux interlocuteurs sont sur un pied d’égalité dans la discussion et les débats, exigence démocratique fondamentale. Le principe de Linguistic justice est appliqué.

Pour mettre en œuvre ce principe à moyen ou, comme je le crains, à plus long terme, il est nécessaire de décentraliser le système éducatif français, jacobin et centralisateur. Selon ce même principe de proximité géographique des langues, la France devrait promouvoir l’espagnol à Perpignan, l’allemand en Alsace, l’italien à Nice et le néerlandais dans le Nord. Chaque fois, comme seconde langue étrangère, après l’anglais. A l’heure actuelle, ce n’est pas le cas. L’espagnol, par exemple, est très enseigné dans le Nord.

Je répète qu’il doit s’agir ici d’une stratégie consciente de politique linguistique qui, en l’occurrence, est discriminatoire pour le néerlandais.

Si la France se préoccupe sérieusement de l’Eurométropole, de ses bonnes relations de voisinage en Europe, elle devra faire un effort sur l’apprentissage de la langue de son voisin immédiat.

La Flandre doit mettre dans la balance sa force économique dans cette région frontalière. Précisément parce que les relations de puissance entre le français et le néerlandais continuent de jouer au détriment du néerlandais. It’s the economy, stupid.

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