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langue

Debout dans Babel

Par Luc Devoldere, traduit par Jean-Philippe Riby
27 mars 2019 13 min. temps de lecture

Le 26 septembre est annuellement célébrée la Journée européenne des langues. Luc
Devoldere, rédacteur en chef des publications de
«Ons Erfdeel vzw», a défendu avec
ardeur le pluralisme linguistique le 14 mars 2018 à Maastricht,
lors de la deuxième Rencontre de l’enseignement au Limbourg belge
et néerlandais. Selon Devoldere, nous devons comprendre, outre
notre langue maternelle et la «lingua franca» qu’est
l’anglais, au moins une autre langue. Forts de leur tradition de
plurilinguisme relatif, Flamands et Néerlandais devraient en prendre
l’initiative en Europe.

Le
plurilinguisme est une bénédiction. Le plurilinguisme est une
malédiction. Le plurilinguisme est un devoir.

La
bénédiction, pour commencer.

La
Bible est claire. Au début, tous les hommes parlaient une seule et
même langue, la langue originelle. Tout était paix et tranquillité.
Tout le monde se comprenait. Puis les hommes sont devenus arrogants.
Et Dieu les a punis par la confusion des langues, autre mot pour
désigner le plurilinguisme.

Lost
in translation
.
Tout le monde connaît ce phénomène. Ce n’est pas seulement à
Tokyo, dans la rue, que vous pouvez être au désespoir, faute de
comprendre les panneaux et les gens.

Quand
tout le monde parle une langue étrangère autour de vous, vous vous
sentez exclu, comme un paria. La langue, c’est la puissance. Les
langues s’affrontent toujours dans des rapports de puissance. Les
querelles linguistiques existent.

Le
plurilinguisme est aussi une bénédiction. Toutes les langues
expriment la réalité d’une manière différente et contribuent
donc à une véritable diversité, à un vrai pluralisme. Quand
une langue meurt, le monde s’appauvrit. Celui qui parle ou comprend
plusieurs langues vit plusieurs vies, a davantage de perspectives sur
la réalité, est plus perméable aux autres et aux autres cultures
et peut-être plus empathique.

En
tout cas, il ou elle est plus riche. Quand je parle français, je
deviens quelqu’un d’autre.

Le
plurilinguisme est à la fois une bénédiction et une malédiction,
mais surtout un devoir, une mission, et non une simple balade en
forêt. Dans le monde actuel, et sans aucun doute en Europe, nous
sommes condamnés au plurilinguisme, nous sommes appelés à être
aussi plurilingues que possible.

Ce
n’est pas simple. Tout le monde ne peut y parvenir.

Nous
savons que nous devons nous mettre au plus tôt à apprendre d’autres
langues, que nous devons seulement pouvoir demander de respecter
notre langue dès lors que nous respectons la langue des autres.

Et
voilà qu’apparaît à l’horizon, dans la jungle et le labyrinthe
du plurilinguisme, ou sur le radeau de Méduse, le bateau de secours
lingua franca.

Je
vais être clair: une lingua franca, c’est-à-dire une
langue véhiculaire, une langue qui permet de se comprendre
mutuellement, de maximiser la communication, est utile et nécessaire.

Pendant
des siècles, le latin a été en Europe cette lingua franca.
Le latin a souvent été jugé élitiste, mais on oublie que tout le
monde devait l’apprendre comme une langue étrangère, et que les
chances étaient grandes par conséquent pour qu’aucune nation
européenne n’ait pu se sentir lésée par le latin. Mais
c’est du passé.

Au
XVIIe siècle le français est devenu, comme l’anglais
aujourd’hui, une «langue glamour», celle de la cour de
Versailles, des salons, de la diplomatie internationale puis des
Lumières. Il est indéniable que le français est demeuré jusqu’en
1918, voire jusque dans les années 50 en Belgique, une langue
de grand prestige, donc de puissance.

Aujourd’hui,
l’anglais est la lingua
franca

de l’Europe et presque du monde entier, du moins cet anglais parlé
et écrit par des locuteurs non anglophones d’origine.

L’anglais
est donc nécessaire. Pour autant, il est insuffisant.

J’ai
l’impression que le plurilinguisme est souvent réduit à la
pratique orale et écrite de l’anglais. Or le monolinguisme n’a
rien à voir avec le plurilinguisme, et certainement pas en Europe,
où la diversité linguistique appartient à l’essence même de
cette partie du monde, et en tant que telle aussi ancrée dans son
credo, dans son ADN.

Promouvoir
l’anglais seulement comme lingua
franca
,
comme langue de l’enseignement et de la science condamne les autres
langues à perdre leur fonction, à ne subsister qu’à l’état
résiduel.

Langue
et territoire

Je
réfute le lien entre la langue et l’ethnicité, disons l’idéologie
Blut und Boden. Je mets en avant le terme «territoire». Les
territoires existent parce qu’il existe des frontières. Les
frontières protègent. Vous ne pouvez les passer que si vous les
reconnaissez. Il va de soi qu’elles sont contingentes. Elles
auraient pu se trouver ailleurs. Mais elles sont là où elles sont.
N’y touchez pas sans réfléchir, sous peine d’ouvrir la boîte
de Pandore.

Il
faut sans doute le dire une bonne fois pour toutes: on ne peut
impunément continuer de faire abstraction d’un territoire
donné quand il s’agit de l’emploi d’une langue dans l’espace
public. Ne serait-ce du fait qu’une démocratie représentative ne
peut bien fonctionner avec plus d’une langue, comme l’écrivait
déjà le philosophe et économiste britannique John Stuart Mill en
1861: «Au
sein d’un peuple dépourvu d’identité commune, en particulier
s’il lit et parle des langues différentes, l’opinion publique
unie, nécessaire au fonctionnement d’une démocratie
représentative, ne peut exister.» Il
va de soi que nous allons devoir apprendre à vivre, et sans doute de
plus en plus, avec des territoires dans lesquels de facto plus
d’une langue est parlée, dans la rue comme à la maison. Pour
autant, nous devons continuer de combiner cela avec la préférence
consciente d’une langue officielle unique dans l’espace public de
ce territoire. Le fameux jus soli, le droit du sol, le
principe de la territorialité, s’oppose au jus sanguinis,
le droit du sang, le principe de la personnalité, le droit des gens.
Les défenseurs de ce dernier principe estiment que l’on doit avoir
le droit de parler sa langue partout : anglais ou français dans tout
le Canada, néerlandais et français dans toute la Belgique; français
ou allemand ou italien dans toute la Suisse. Ils veulent parfois
compromettre le jus soli avec le principe Blut und Boden.
Ils se trompent. Philippe Van Parijs a clairement démontré dans son
étude Linguistic Justice (Oxford University Press, 2011) que
le principe de la territorialité est une compensation légitime de
l’existence et de l’emploi de l’anglais, nécessaire à ses
yeux, comme lingua franca mondiale. Aujourd’hui, la Belgique
est un pays officiellement trilingue, mais cela ne permet pas pour
autant de pouvoir parler partout néerlandais, français et allemand.
En Belgique, la langue est en effet liée à un territoire, à
l’exception de sa capitale, Bruxelles, officiellement bilingue.

Quand une langue meurt, le monde s’appauvrit.

Comme
je suis Belge, je m’exprime à Bruxelles dans ma langue, le
néerlandais. C’est mon droit. J’attends ensuite de voir ce qu’il
advient. Permettez-moi de dire qu’en tant que défenseur du
principe de la territorialité je suis pour la légalité. Mais la
légalité seule ne suffira jamais. Il faut aussi être poli. La
légalité sans la politesse est rigide. La politesse sans cadre
légal vous fait toujours perdre l’initiative. Il faut être deux
pour danser le tango. Il n’en va pas autrement dans les
administrations publiques: un fonctionnaire doit respecter la
législation linguistique (en Flandre le néerlandais est la langue
officielle), mais il doit aussi tout faire pour que la prestation de
service puisse aboutir. Rester dans la légalité et être poli.
Fortiter in re, suaviter in modo, dit le proverbe latin: fort
dans la matière, élégant dans la manière, c’est-à-dire une
main de fer dans un gant de velours. Et puisque nous en sommes aux
citations, voici cette superbe phrase de Lacordaire sur la sécurité
juridique : «Entre le fort et le faible (…), c’est la liberté
qui opprime et la loi qui affranchit.»

Plurilinguisme

Le
plurilinguisme commence toujours par sa propre langue. Qui renie sa
langue pour en adopter une autre change d’identité, affirmait
Émile Cioran qui s’était mis à écrire en français : il se rend
coupable d’une trahison héroïque. Pour un écrivain, changer de
langue c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire.
Curieusement, Cioran a reconnu un jour qu’un véritable écrivain
s’enferme dans sa langue maternelle : il se limite, par légitime
défense, car rien ne détruit plus le talent que l’ouverture
d’esprit. Et, par-dessus le marché, Cioran a affirmé qu’un
peuple est en pleine décadence dès qu’il ne croit plus à sa
langue, dès qu’il cesse de penser qu’elle est la forme suprême
de l’expression, la langue même.

Le
sociologue néerlandais Abram de Swaan dénonce le sentimentalisme
linguistique qui identifie chaque langue à un groupe et tente
de maintenir la cohésion de ce dernier en préservant sa langue.
«Les communautés linguistiques peuvent être extrêmement
restrictives et étouffantes». Mais on peut échapper à cet
étouffement en défendant sans faiblir sa langue et en en faisant
consciemment usage, toujours en relation avec le plurilinguisme. Nous
n’avons d’autre choix, et certainement en Europe, que de devenir
aussi plurilingues que possible. Réclamer du respect pour sa propre
langue exige aussi de témoigner du respect pour la langue de
l’autre. En 2008, à la demande de la Commission européenne,
l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf a livré, avec l’aide
d’autres écrivains et intellectuels européens, un rapport dans
lequel il préconisait l’adoption d’une langue personnelle: outre
l’anglais, tout Européen devrait choisir et chérir une autre
langue européenne. (Un Défi salutaire. Comment la multiplicité
des langues pourrait consolider l’Europe
, Brussel, 2008).
Umberto Eco a, une nouvelle fois, souligné l’importance d’une
culture de la traduction par cette boutade inattendue: «la langue de
l’Europe c’est la traduction».

Plus
est en vous

Forts
de leur tradition de plurilinguisme relatif, Flamands et Néerlandais
devaient prendre l’initiative en Europe de plaider pour le
plurilinguisme. Lequel doit faire contrepoids à la domination de la
langue anglaise. L’anglais est certes nécessaire, mais
insuffisant. Ce précepte doit être le fil conducteur d’une
politique linguistique à mener. Ne pas combattre l’anglais, mais
avoir d’autres langues à côté. Comme l’anglais est si présent
partout dans notre cadre de vie, et assurément dans celui des
jeunes, j’ose proposer, même si je ne me fais guère d’illusions
à ce sujet, que la première langue étrangère étudiée dans les
établissements d’enseignement européens ne soit pas l’anglais.
La langue à choisir dépendra de facteurs géographiques et
culturels, de notre situation géostratégique, disons de notre
destinée commune.

La légalité sans la politesse est rigide. La politesse sans cadre légal vous fait toujours perdre l’initiative.

Néanmoins,
je suis suffisamment réaliste pour comprendre que l’anglais de
facto
est presque partout la première langue étrangère.

Pour
les Flamands, la première langue étrangère est le français et
doit aussi, à mon avis, le rester. Le français trouve en effet un
écho dans notre néerlandais. Il a aussi contribué à façonner
notre histoire et notre culture. Enfin, il est parlé tout le long de
notre frontière méridionale. Pour des raisons de proximité, je
trouve que l’anglais et l’allemand doivent demeurer des langues
importantes pour l’ensemble de la Belgique et des Pays-Bas.

La
présence de ces grandes aires linguistiques qui nous entourent n’est
pas sans implications.

Français,
anglais et allemand, par conséquent. En Flandre, dans cet ordre. Et
aux Pays-Bas: anglais, allemand et français.

Pourtant,
la connaissance du français régresse en Flandre, et aux Pays-Bas la
connaissance du français et de l’allemande ne représente plus
grand chose. Je trouve cela dommage. Nous sommes en train de perdre
notre plurilinguisme relatif. Et puis non, je ne pense pas qu’il
soit judicieux d’apprendre le chinois, tant dans le primaire que le
secondaire.

Je
me tourne maintenant vers les régions frontalières, et la frontière
que je connais le mieux: celle qui se trouve entre la Flandre, la
Belgique, et la France. La Flandre-Occidentale du Sud et le
département du Nord, ou encore l’Eurométropole (transfrontalière)
Kortrijk-Lille-Tournai.

Dans
les régions frontalières, non seulement les pays butent l’un
contre l’autre mais aussi les langues. Les principes de Linguistic
justice
s’appliquent ici. Respect du territoire du voisin, donc
principe de la territorialité. Du moins dans l’espace public. Dans
le meilleur des cas, le principe de réciprocité devrait
s’appliquer: lorsque les Français viennent en Flandre belge, ils
utilisent leur langue dans les magasins, les stations d’essence,
les services. Pourquoi les Flamands ne pourraient pas faire de même
en France ? La relation de puissance entre les deux langues continue
de jouer.

Prenez
maintenant l’enseignement. La langue d’enseignement, mais aussi
la langue de la cour de récréation (qui fait partie de «l’espace
public») ne peut être que celle du territoire.

Le
modèle de légalité d’abord, par conséquent. Dans un deuxième
temps seulement, on pourra appliquer le modèle de politesse
(concernant la langue de la maison ou de la rue). Idéalement, les
deux langues sont imbriquées de manière dialectique.

Comment
négocier les langues avec équité dans une région frontalière
?
Je vais rappeler la pratique de l’Eurométropole.

Dans
un contexte officiel, il est important, pour la symbolique, de
traiter les deux langues avec les mêmes égards.

Cela
implique que les deux partenaires puissent parler leur langue lors
des moments officiels et qu’un service d’interprétation
simultanée soit assuré.

Évidemment,
la pratique ici est différente de celle qui a normalement cours
ailleurs lors des échanges.

L’anglais est certes nécessaire, mais insuffisant.

Les
Français ont introduit le concept de «néerlandais de courtoisie»:
en quelques dizaines de mots et d’expressions, il est possible de
rompre la glace et de montrer sa bonne volonté. Je ne sous-estime
pas la valeur cette stratégie, de cette captatio benevolentiae,
mais le déficit démocratique demeure, et cette stratégie ne peut
constituer qu’une étape.

À
moyen et long terme, un seul modèle me semble envisageable, bien
qu’il requière un effort des deux partenaires.

Le
modèle de la langue passive: on lit et on comprend la langue de
l’autre, mais on ne la parle pas.

Dans
les rencontres, les réunions et les débats, chacun parle donc sa
langue, mais est en mesure de comprendre la langue de l’autre.

Cette
pratique a l’avantage de supprimer la crainte, l’angoisse et les
scrupules de devoir s’exprimer dans une langue moins bien
maîtrisée.

Les
deux interlocuteurs sont sur un pied d’égalité dans la discussion
et les débats, exigence démocratique fondamentale. Le principe de
Linguistic justice est appliqué.

Pour
mettre en œuvre ce principe à moyen ou, comme je le crains, à plus
long terme, il est nécessaire de décentraliser le système éducatif
français, jacobin et centralisateur. Selon ce même principe de
proximité géographique des langues, la France devrait promouvoir
l’espagnol à Perpignan, l’allemand en Alsace, l’italien à
Nice et le néerlandais dans le Nord. Chaque fois, comme seconde
langue étrangère, après l’anglais. A l’heure actuelle, ce
n’est pas le cas. L’espagnol, par exemple, est très enseigné
dans le Nord.

Je
répète qu’il doit s’agir ici d’une stratégie consciente de
politique linguistique qui, en l’occurrence, est discriminatoire
pour le néerlandais.

Si
la France se préoccupe sérieusement de l’Eurométropole, de ses
bonnes relations de voisinage en Europe, elle devra faire un effort
sur l’apprentissage de la langue de son voisin immédiat.

La
Flandre doit mettre dans la balance sa force économique dans cette
région frontalière. Précisément parce que les relations de
puissance entre le français et le néerlandais continuent de jouer
au détriment du néerlandais. It’s the economy, stupid.

Luc-Devoldere

Luc Devoldere

écrivain, essayiste et ancien rédacteur en chef (2002-2020) de Ons Erfdeel vzw

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