Des vies de rébellion : Breyten Breytenbach, octogénaire
Deux écrivains majeurs cherchant à exprimer la complexité de la personne humaine ont vécu en Afrique du Sud. Discret, Fernando Pessoa a grandi à Durban et s’est créé une soixantaine d’hétéronymes au cours de sa courte vie. Flamboyant, Breyten Breytenbach, né le 16 septembre 1939 dans la région du Cap, s’est bâti une douzaine de personnages.
Breytenbach, le poète, est certainement le plus connu sur la scène mondiale. À ce jour, il a publié plus de 1 600 poèmes. Les mots qui reviennent le plus souvent dans ses textes sont lune, ange, vent, obscurité, murmure, couture, crête, mort. Telle est mon impression de traducteur depuis 44 ans, en attendant une belle étude statistique. Ses poèmes sont aussi traversés de mille oiseaux. Avec son feu vert, je me plais à préciser la nature du volatile et à glisser selon le paysage une mésange, un puffin ou un milan.
C’est un rituel: Breytenbach se regarde vieillir dans un texte chaque 16 septembre, jour de son anniversaire. Que nous a réservé l’édition de 2019?
Son dernier recueil date de février 2019. op weg na kû (En chemin vers kû) nous propose des poèmes zen, entrecoupés de dessins et de photos. En effet, quand il part marcher tous les matins, l’artiste se munit désormais d’un petit appareil pour saisir sur le vif les scènes insolites du quotidien. Dans ce recueil, ce sont beaucoup de petits oiseaux figés dans la mort. Dans sa route vers kû, cet état où il n’y a rien, l’auteur décline cette préoccupation constante pour ce qui nous attend au bout de la vie.
Les titres des poèmes sont éloquents: fluittaal as ars moriendi, Mehr Licht ! Mehr Licht, die woord word
dood, van die lewe na die dood, die dood is ‘n oordrywing/ bring doodgaan ooit verlossing?
(la langue sifflée comme art de mourir, plus de lumière – en référence à Goethe – , le mot devient mort, à propos de la vie après la mort, la mort est une exagération / décéder apporte-t-il de la délivrance?)
Sage – guérillero – prisonnier
C’est dans ces réflexions que nous découvrons Breytenbach en sage. Dans ses jeunes années à Paris, il a été disciple du célèbre maître Deshimaru (1914-1982). Dès son premier recueil, en 1964, on
retrouve des textes sur l’inspiration et l’ex-piration. Sur le site Zen Deshimaru, – on apprend que dans kû il n’y a ni matière, ni sensation, ni action, ni conscience, ni couleur, ni son, ni pensée, ni savoir, ni illusion, ni naissance, ni mort, ni souffrance, ni profit. Cette capacité de faire le vide en lui a permis à Breytenbach de surmonter deux années de confinement solitaire dans la prison de Pretoria.
Beaucoup d’Afrikaners gardent l’image de Breytenbach le guérillero, «aussi photogénique que Che Guevara et Leila Khaled». Lors de son exil forcé à Paris, il était entré en contact avec Solidarité, un réseau fondé par Henri Curiel pour venir en aide aux militants clandestins, auquel appartint un moment l’écrivain néerlandais Adriaan van Dis (° 1946). Le livre de Gilles Perrault Un homme à part consacre de belles pages à l’amitié entre le vieux résistant venu d’Égypte et le jeune Sud-Africain. Breytenbach fonda une petite structure nommée Okhela, chargée de rassembler de la documentation lourde contre le régime d’apartheid. À l’issue d’une mission secrète en Afrique du Sud, il est arrêté en 1975 et condamné à neuf ans d’enfermement. Breytenbach, le prisonnier, s’est raconté dans Confession d’un terroriste albinos et Mouroir. La volonté du pouvoir blanc de briser le fils rebelle s’est traduite par un isolement complet de deux ans.
Suite à un second procès, sans mise en scène ni déclaration contrainte, il est transféré dans une prison ordinaire, où il avait un travail à l’entrepôt de la prison. L’officier commandant les lieux encourageait les activités sportives. Il lui a même prêté un costume, et l’a conduit sans entrave à rencontrer Kobie Coetsee, le ministre de la Justice de l’époque, en train de négocier un échange de prisonniers avec plusieurs pays. Il sera libéré un peu avant terme.
Peintre et philosophe
Tout aussi productif que le poète, Breytenbach le peintre dessine des personnages incomplets. Aux encres noires de ses débuts ont succédé portraits et autoportraits colorés. Curieux renversement de l’histoire, certaines de ses œuvres ont été mises à l’abri à l’université du Cap, lorsque des étudiants
radicaux s’en prirent au passé colonial du pays. Dans son recueil En chemin vers kû, on notera ses deux anges accouplés au-dessus d’un pic, le portrait de Leonard Cohen avec un oiseau de proie chutant et un écrivain doté d’une machine à dévider les mots, surmonté d’un masque de harfang des neiges.
Breytenbach le philosophe a développé le concept du «monde du milieu». Quatre livres, mêlant essais, fiction et poèmes, exposent ses pensées. Le Cœur-Chien (2005) traite de réconciliation et d’identité, questions cruciales en Afrique du Sud. Une formule fait mouche: «Seul l’afrikaans fait de l’Afrikaner un Afrikaner». L’homme en perpétuel déménagement part du principe qu’on « ne peut pas avancer sans le souvenir du lieu d’où l’on vient». L’Étranger intime (2007) porte sur l’écriture et les écrivains qui «forment la tribu éparpillée du monde». L’Empreinte des pas sur la terre (2008) analyse son amour du mouvement. Enfin Le Monde du milieu (2012) met en valeur l’espace où se meuvent, par-delà les frontières, les esprits intelligents et tolérants.
Figure publique – militant politique – orateur
Du temps de l’apartheid, Breytenbach était une figure publique. De retour à Paris, il était constamment sollicité par les médias pour commenter la dure actualité en Afrique du Sud. Ceux-ci préféraient l’opposant impertinent aux représentants de l’ANC prévisibles et ne parlant pas français. Sa grande contribution à la résolution du conflit, c’est l’organisation de la première rencontre entre intellectuels sud-africains à Dakar en 1987. Avec le talent du regretté Frederik Van Zyl Slabbert et l’appui d’Abdou Diouf, alors président du Sénégal, et de la fondation France Libertés de Danielle Mitterrand, des personnalités blanches ont pu rencontrer les cadres de l’ANC en exil. Un premier pas dans le dialogue qui mènera aux élections démocratiques de 1994.
La rencontre de Dakar sera déterminante pour Breytenbach, qui se mue en militant panafricain. Il fonde, puis dirige pendant longtemps l’Institut Gorée, qui vise à consolider la démocratie et le développement en Afrique. Les rencontres sur l’île, symbole de l’esclavage, ou ailleurs sur le continent, visent à élimer les barrières entre pays anglophones, francophones et lusophones. Gorée donnera à Breytenbach l’idée du collectif Pirogue qui publie chaque année une superbe plaquette multilingue intitulée Imagine Africa.
Le succès de l’écrivain ne se comprendrait pas sans un charisme hors du commun. L’orateur est capable de captiver un auditoire. Je l’ai vu à l’œuvre dans les lieux les plus divers. À la Maison de la poésie à Paris, avec son art de se pencher attentivement vers la personne qui pose une question. À Johannesburg, un soir d’hiver, chez l’auteure Dominique Botha en présence d’un aréopage d’intellectuels dont Achille Mbembe. Plus encore que ses idées, c’est sa diction qui avait frappé l’un des participants, car Breytenbach ne roule pas les «r» comme la plupart des Afrikaners. À Wellington aussi, le village de son enfance, il est capable de passer la nuit à raconter blague sur blague. Indissociable de son épouse Yolande Ngo, l’homme sait en outre électriser les publics féminins.
En rage
Breytenbach compte encore bien d’autres cordes à son arc: professeur, polémiste et voyageur curieux. Il a enseigné la création littéraire à l’université de New York. Il adore truffer ses textes de citations. Dès lors, je ne sais plus si c’est Wittgenstein qui a dit «La poésie, comme les maths, est du domaine de la jeunesse». En Afrique du Sud, il ne cesse de fulminer. Avant même son intronisation, il mettait en garde Mandela contre la corruption de certains de ses camarades. Aujourd’hui encore, il intervient régulièrement pour pourfendre les défauts de la démocratie sud-africaine. La politique qui vise à minorer l’afrikaans dans les universités le met en rage. Enfin, oiseau sur la branche, il ne cesse de traverser le monde, toujours à l’affût d’une image frappante.
L’homme qui sert de modèle pour deux générations de poètes afrikaners se retrouve à présent au centre de séminaires universitaires. À l’inverse de Pessoa, il n’a pas choisi d’hétéronymes pour mener toutes ses vies. Cela ne l’empêche pas de s’affubler de plusieurs noms de plume. Il a parfois signé Jan Blom (Fleur) ou Jan Afrika, et n’hésite pas à s’amuser du redoublement nom-prénom: Breyten Breytaintain, le bagnard B. Breytenboue, Breyten Buiteblaf (qui aboie au dehors).
Le poète à cheval entre quatre domiciles passe au galop à travers la planète bleue. Les poèmes continuent de jaillir sous les sabots de son destrier. En reprenant une phrase attribuée à Matisse, incitant la main à peindre jusqu’à ce qu’elle chante, il fait publier le florilège de ses poèmes sous le même titre dans plusieurs langues. Une unité dans la diversité.