Partagez l'article

histoire

«Disparus sur le front. À la recherche de noms»: tirer de l’anonymat des soldats morts au combat

Par Raph De Brant, Simon Verdegem, Birger Stichelbaut, traduit par Pierre Lambert
2 mai 2022 12 min. temps de lecture

Les corps d’une centaine de milliers de soldats tombés au combat durant la Première Guerre mondiale dans la région du Westhoek n’ont jamais été retrouvés. Ces dépouilles s’y trouvent encore. L’exposition Disparus sur le front. À la recherche de noms du musée In Flanders Fields montre comment les recherches archéologiques menées depuis plus de vingt ans ont permis de retrouver des centaines de corps et même de redonner une identité à certains d’entre eux.

L’exposition Disparus sur le front. À la recherche de noms dresse le bilan de plus de vingt années de recherches archéologiques. Des cartes et photographies aériennes offrent un tour d’horizon des lieux où des restes humains ont été retrouvés. L’état des corps exhumés un siècle après la guerre est illustré à l’aide de photographies archéologiques et d’une maquette. Une frise chronologique, des images historiques exceptionnelles, des cartes et dessins militaires transportent le visiteur sur les lignes de front, dans les tranchées et au cœur des cratères de bombes où les soldats perdirent la vie.

Disparus sur le Front. À la recherche de noms dépeint les souffrances humaines causées par la guerre. En plus de chiffres et de graphiques qui en disent long, l’exposition montre des objets personnels tangibles et des documents d’archives poignants. Vous pourrez notamment lire les lettres de parents recherchant désespérément leurs fils disparus. Vous serez confrontés à des objets que les soldats portaient sur eux à l’heure fatidique. Ce sont souvent ces effets personnels qui permettent d’identifier un soldat tombé au combat.

Contexte historique

La Première Guerre mondiale est le premier conflit armé que l’on peut qualifier d’«industriel» sur presque tous les plans. Sa globalité, le recours à de nouvelles technologies et le déploiement massif de troupes et d’équipements ont entraîné des ravages sans précédent: des millions de personnes et d’animaux périrent et les paysages furent dévastés. Cette ampleur inédite n’a pas seulement marqué durablement la physionomie des régions situées sur le front; dans la mémoire collective, la «Grande Guerre» est devenue synonyme de «génération perdue», en raison des nombreuses victimes de toutes nationalités.

L’ampleur des combats et l’impact immense de l’artillerie sur le paysage donnèrent lieu à un nombre sans précédent de soldats portés disparus ou dont on ignore le lieu de sépulture. Certains furent abandonnés sur le champ de bataille où ils avaient péri, leurs cadavres furent engloutis par la boue ou réduits en charpie par les tirs d’artillerie impitoyables. D’autres furent enterrés à la hâte par leurs compagnons d’armes, mais les pierres tombales improvisées furent ensuite détruites, de sorte que leurs tombes ne purent être retrouvées après la guerre. Les explosions de mines ou les tirs de plein fouet pulvérisèrent littéralement certains hommes.

Le lieutenant allemand Engelberg, qui vécut les horreurs de la guerre lors de la troisième bataille d’Ypres en 1917, décrit de façon saisissante la peur des militaires de disparaître sans laisser la moindre trace: «Les hommes ne redoutent plus la mort, nous nous sommes résignés à notre propre anéantissement. La crainte d’être oublié sur un sol étranger –une fin sans gloire pour tout soldat– est un fardeau bien plus lourd à porter. Avalé par la terre, loin de chez soi, sans aucun signe commémoratif, séparé de ses camarades et de ses parents au pays natal. Tomber dans l’oubli – personne ne souhaite connaître un tel sort» (Lieutenant Engelberg, Pioneer-Btl 13, Staden, 27 septembre 1917).

À l’issue de la guerre, on entreprit la gageure de déblayer les champs de bataille et de retrouver les morts. Gu Xingqing, un membre du Corps des travailleurs chinois qui fut notamment affecté à cette tâche, en livra un compte rendu bouleversant en 1919: «Les corps des Anglais ont également dû être déterrés pour leur donner une sépulture. Mais vu l’immensité du champ de bataille, trouver les morts n’avait absolument rien d’évident.» Les restes de dizaines de milliers de soldats furent retrouvés, mais sans qu’on puisse les identifier. Ils furent donc inhumés sous une dalle funéraire anonyme.

En Belgique, les noms de près de 103 000 militaires du Commonwealth portés disparus furent gravés sur différents monuments, dont la porte de Menin à Ypres. Parmi eux, 47 500 reposent sous une pierre tombale anonyme. Un calcul cynique révèle donc que les dépouilles d’environ 55 500 soldats sont encore enfouies sous les champs de bataille. Pour les militaires allemands, français et belges, les nombres sont plus difficiles à évaluer, mais là aussi, des dizaines de milliers d’hommes manquèrent à l’appel.

Exhumations

Chaque année, les restes de soldats disparus au combat sont retrouvés lors de fouilles archéologiques ou par hasard, à l’occasion de travaux. La police en est toujours informée afin d’exclure tout acte criminel. Lorsqu’il ne subsiste plus aucun doute sur la nature archéologique de la découverte, les ossements et autres restes sont soigneusement mis au jour par des archéologues, assistés d’un anthropologue biologique.

Les restes de 728 victimes de guerre disparues ont été retrouvés. Issus des quatre coins du monde, ces soldats avaient combattu sous le drapeau britannique, français, allemand ou belge

Chaque détail compte et est méticuleusement enregistré à l’aide de dessins et de photographies. Le contexte, l’emplacement des trouvailles et l’étude des objets aident à déterminer la nationalité des personnes tombées au combat et permettent aux archéologues de comprendre leur sort. Tout est mis en œuvre pour procéder à leur identification. Une fois les recherches archéologiques terminées, les restes et les effets personnels sont remis aux services d’inhumation des pays concernés. Chaque soldat dont on a retrouvé des restes est enterré avec les honneurs dans un cimetière militaire. Ce n’est le cas dans aucune autre discipline archéologique.

Depuis 1998, les restes de 728 victimes de guerre disparues ont été retrouvés. Issus des quatre coins du monde, ces soldats avaient combattu sous le drapeau britannique, français, allemand ou belge. La plupart d’entre eux ont été découverts dans le saillant d’Ypres, la ligne de front qui formait un arc autour de la ville du même nom. Une carte de répartition des découvertes livre une vue troublante des champs de bataille et des lieux où les corps ont été exhumés. Plus qu’une réalité historique, cette carte montre principalement les endroits où des travaux d’infrastructure à grande échelle ont eu lieu et où des excavations ont conduit à de grandes concentrations de découvertes.

Il s’agit en particulier du site industriel près de Boezinge, où des archéologues amateurs ont été les premiers à mettre ce problème en lumière, et de la fouille «Dig Hill 80», un projet financé par crowdfunding qui a permis à des archéologues de retrouver 110 soldats sur un site d’à peine un hectare lors de la mise au jour d’une forteresse allemande à Wijtschate.

Les fouilles révèlent tout un éventail de modes d’inhumation, la manière dont les sites funéraires se sont formés et les raisons pour lesquelles tant de soldats sont encore découverts chaque année. La nature des trouvailles archéologiques est donc très variée.

Certains soldats furent enterrés, mais on ne retrouva pas leurs tombes par la suite. Ils furent généralement inhumés avec un certain soin, en déposant les corps dans un cercueil ou en les enveloppant provisoirement dans une toile de tente ou une cape de pluie. Souvent, on avait procédé à une toilette sommaire du mort et croisé les bras sur la poitrine. Lors de ces enterrements, dans des tombes individuelles ou multiples, on retirait d’ordinaire aux soldats leurs effets personnels et pièces d’identité pour pouvoir les remettre plus tard à la famille ou à l’administration militaire.

Ces sépultures, parfois de véritables fosses funéraires mais aussi des cavités en tout genre ou des cratères de bombes, étaient souvent marquées, mais beaucoup de ces signes et autres points de repère dans le paysage disparurent, raison pour laquelle les tombes redécouvertes aujourd’hui par des archéologues n’avaient pu être retrouvées après la guerre.

Cependant, la majorité des soldats disparus au combat ne furent jamais «enterrés», au sens physique et rituel du terme. Ils furent engloutis de multiples façons par la violence de la guerre: dans des cratères de bombes, des tranchées, des trous de tirailleurs, des tunnels, des ruisseaux, des étangs, etc. Leurs corps y furent ensevelis par accident ou à dessein, sans aucune forme de rituel.

Même les cadavres initialement laissés à la surface furent d’une manière ou d’une autre enfouis ou détruits. Certains furent retrouvés et inhumés, dans une vraie tombe ou dans un ossuaire; d’autres, ensevelis délibérément ou non, sont retrouvés aujourd’hui dans la position où ils périrent ou furent abandonnés. Ils sont souvent en grande tenue avec leur uniforme, leur équipement et leur armement. Mais ils portent aussi sur eux des objets personnels : photos, cartes postales, souvenirs…

Tous les soldats disparus ne peuvent être retrouvés. Les tirs d’artillerie, qui furent dévastateurs dans certaines zones, anéantirent également les dépouilles et les tombes, et on ne déterre parfois que de petits fragments dont on peut seulement déterminer l’origine «humaine». D’autres corps déchiquetés gisent en tas ou on n’en retrouve que la moitié, voire un seul membre. Les ravages du temps sont également impitoyables: après plus de cent ans passés sous terre, certains cadavres se sont en grande partie décomposés, en fonction de la nature du sol.

Un autre facteur à prendre en compte est la destruction ultérieure des restes humains par des activités de terrassement telles que la construction d’habitations ou de routes, l’agriculture et la pose de canalisations. Ces travaux ne doivent pas toujours respecter la réglementation archéologique, même si les entrepreneurs et fermiers sont tenus de signaler la découverte de corps à la police. Cependant, sauf rares exceptions, ils omettent de le faire. Parfois, des restes sont détruits involontairement par des agriculteurs qui labourent de plus en plus profondément.

Identifications

L’identification des restes humains est souvent une tâche ardue. Pourtant, 43 des plus de 700 corps exhumés au cours des 20 dernières années ont retrouvé un nom. Seules des fouilles méticuleuses permettent d’obtenir ce résultat. La plupart du temps, ce sont les plaques d’identité ou les objets portant des initiales ou d’autres données personnelles qui permettent de procéder à l’identification. Mais il est souvent nécessaire de confirmer ces éléments à l’aide de recherches historiques et biologiques. Dans tous les cas, l’identification n’est définitive et concluante qu’après comparaison de l’ADN trouvé avec celui de parents. Outre leur intérêt pour la science, ces efforts pour identifier les victimes permettent d’éclairer les proches sur le sort de leur ancêtre, à qui ils peuvent enfin donner une sépulture digne.

L’histoire du soldat John Lambert

Au petit matin du 16 août 1917, le médecin du 2nd Royal Hampshire Regiment envoie un message à l’officier chargé d’organiser l’évacuation des blessés. Les brancardiers de l’ambulance de campagne qui devaient venir chercher ceux-ci à son Regimental Aid Post (poste de secours régimentaire) près de la Taffs Farm (Melkerijstraat, Langemark) ne se sont pas présentés, de sorte que son poste médical est bondé. Dans l’attente d’une réponse, il prend l’initiative de réquisitionner des prisonniers allemands pour transporter les premiers blessés.

Cependant, la situation ne reviendra à la normale que dans l’après-midi. Des brancardiers supplémentaires sont envoyés dans les postes médicaux proches de la ferme. Enfin, vers 16 h, l’évacuation des blessés est pratiquement terminée. L’opération a constitué un véritable tour de force dans ce secteur continuellement exposé à des feux nourris d’artillerie.

Quelques heures plus tôt –très précisément à 5 h 45 du matin– des unités françaises et britanniques étaient repassées à l’offensive dans la deuxième phase de la troisième bataille d’Ypres. La 29e Division britannique se trouvait sur la rive ouest du Steenbeek, en face de Langemark, à peu près entre la Bikschotestraat au nord et l’ancienne voie ferrée au sud. Leur objectif était de s’emparer du secteur nord du village et d’avancer jusqu’aux rives du Broenbeek situé de l’autre côté. La 88e Brigade s’était vu attribuer le secteur sud avec le 2nd Royal Hampshire Regiment sur son flanc droit et le 1st Royal Newfoundland Regiment sur son flanc gauche.

Pour les Newfoundlanders (Terre-Neuviens), l’attaque s’est déroulée sans accroc majeur. Ils ont atteint aisément leurs cibles, sans subir de pertes importantes. À leur droite, les Hampshires ont rencontré plus de difficultés. La 20e Division –qui se trouvait sur leur flanc droit– avait pris du retard, laissant ce flanc sans protection et exposé à un feu nourri de mitrailleuses qui fit de nombreuses victimes.

Au printemps 2016, soit presque 99 ans plus tard, on projette de construire une nouvelle conduite de gaz entre Langemark et Ypres. Dans la Melkerijstraat, le tracé doit courir plus ou moins parallèlement au Steenbeek –et donc aussi à la ligne de front de la 29e Division. À hauteur du producteur de lait Milcobel, un embranchement est prévu pour approvisionner directement le site de l’usine. La pose de la conduite est précédée d’une fouille archéologique à grande échelle. En avril 2016, l’équipe tombe sur les restes de plusieurs soldats enterrés derrière une ligne de dug-outs (abris souterrains), juste au nord de Taffs Farm.

Cette ligne est mentionnée dans les rapports des unités médicales de la 29e Division. D’une part, il s’agissait d’un poste de relais pour les ambulances de campagne; d’autre part, ces abris étaient utilisés comme postes de secours avancés. De nombreux blessés avaient donc été rassemblés dans cette zone, étant donné que le poste de secours régimentaire du 2nd Hampshires se trouvait aussi à proximité de Taffs Farm. Vu la lenteur initiale leur évacuation, il est probable que certains blessés graves soient morts sur place et aient été enterrés dans des tombes de campagne provisoires. Tout semble indiquer que l’équipe d’archéologues venait de retrouver ce lieu d’inhumation tombé dans l’oubli.

Au cours des derniers mois de guerre, les rives du Steenbeek avaient été visées à plusieurs reprises par l’artillerie, de sorte que toute trace de l’emplacement des tombes de campagne avait été effacée. Et ce, malheureusement, au sens presque littéral. Seuls les restes de huit soldats ont pu être retrouvés. Qui plus est, les corps mis au jour avaient été à ce point entremêlés par les nombreuses explosions qu’il s’est avéré impossible de les distinguer les uns des autres. Grâce aux insignes retrouvés, on a pu en revanche déterminer dans quelles unités ces militaires servaient. Il s’agissait de toute évidence d’unités appartenant à la 29e Division: Royal Hampshire Regiment (deux soldats), Royal Newfoundland Regiment, Royal Inniskilling Fusiliers, Royal Fusiliers, Gloucestershire Regiment, ainsi que d’un militaire allemand et d’un autre indéterminé.

Au début, il y avait peu d’espoir d’identifier ces soldats. Mais l’intense travail d’investigation accompli par les autorités canadiennes a finalement abouti à un résultat. Le test ADN a fourni une correspondance, redonnant un nom à l’un de ces huit disparus: le soldat John Lambert. Son dossier personnel indique qu’il avait succombé à ses blessures et était enterré près de la Ruisseau Farm. On peut donc supposer qu’il a été amené, gravement blessé, au poste de secours avancé et qu’il est mort là-bas.

Son décès ne fut officiellement déclaré que le 20 septembre 1917. Les parents de John reçurent d’abord une lettre à la fin du mois d’août leur annonçant que leur fils avait été blessé, suivie d’un télégramme le 3 octobre 1917 pour les informer de sa mort. John Lambert n’avait que dix-sept ans. Un an plus tôt, presque jour pour jour, il avait menti sur son âge pour pouvoir s’enrôler dans le Royal Newfoundland Regiment. Le 7 juin 1917, il avait rejoint le bataillon sur le champ de bataille, deux mois à peine avant l’attaque qui allait lui être fatale.

Il sera inhumé avec ses compagnons d’infortune au New Irish Farm Cemetery.

Disparus sur le front. À la recherche de noms se tient jusqu’au 31 mai au musée In Flanders Fields à Ypres.

Raph

Raph De Brant

archéologue chez Ruben Willaert SA et administrateur de l’ASBL Skylarcs

DIG HILL80 SIMON VERDEGEM 01

Simon Verdegem

archéologue chez Ruben Willaert SA et président de l’ASBL Skylarcs

Birger

Birger Stichelbaut

chercheur postdoctoral à UGent et au musée In Flanders Fields

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026970000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)