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littérature Feuilleton

Entre Senne et Oder, 1914-1918: Déclaration de guerre

Par Joseph Pearce, traduit par Guy Rooryck
16 octobre 2023 8 min. temps de lecture

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 1.

Août 1914, déclaration de guerre

Quand le samedi 1ᵉʳ août 1914, Felix rentre chez lui après le service du shabbat à la Nouvelle Synagogue, il se retrouve au beau milieu d’une foule grouillante. Les gens se regardent d’un air sombre, et s’ils élèvent la voix, c’est toujours avec retenue. Ces derniers jours, la presse avertit les populations de la Silésie et de la Prusse orientale : leurs territoires sont sur la frontière russe et en cas de guerre elles devront faire preuve de ténacité. Les cosaques approchent! Des démons qui n’épargnent ni femme ni enfant!

La veille, à Berlin, des dizaines de milliers de personnes s’étaient éraillé la voix d’excitation lorsque l’empereur Guillaume II et son épouse Augusta Victoria avaient franchi la porte de Brandenburg dans une voiture ouverte roulant en direction de l’avenue Unter den Linden. L’instant d’auparavant, le gouvernement avait annoncé le risque d’un état de guerre imminent. Après la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, un vent de panique avait déferlé sur l’Europe. La Russie mobilisait. La France fermait sa frontière avec l’Allemagne. Comme tout le monde, Felix se rend compte qu’un conflit est inévitable. L’Allemagne est prise en tenailles. C’est pourquoi elle a pleinement le droit de se défendre corps et âme contre ses voisins agressifs.

Deux jours plus tard, l’ivresse belliqueuse s’empare aussi de la métropole sur l’Oder. «L’Allemagne mobilise» titre à la une de son édition du matin le Schlesische Zeitung. Moins d’une heure après, des hordes de gens poussant des cris de joie se rassemblent dans la Schweidnitzer Strasse. C’est comme si l’annonce de la mobilisation leur avait ôté un poids de la poitrine. Comme l’empereur a appelé le sixième corps d’armée à se mettre sur le pied de guerre, Felix et tous les autres réservistes des régiments de la ville doivent rejoindre leur caserne au plus vite.

L’enthousiasme pour la guerre s’avère contagieux. Des grappes humaines s’attroupent autour du moindre uniforme, tapent chaleureusement sur l’épaule des soldats et applaudissent des officiers qui à bord de voitures se fraient un chemin à travers les rues à coups de klaxon. « Je veux y aller ! » crient des jeunes gens avec entrain. « Je peux y aller ! » hurlent d’autres à tue-tête. Partout des ovations, des applaudissements à tout rompre, des hourras et des chants. «Deutschland, Deutschland über alles, über alles in der Welt!» «Heil dir im Siegerkranz, Herrscher des Vaterlands! Heil Kaiser, dir!» Ici et là, des foules euphoriques pénètrent dans les grands cafés et restaurants du Ring et des environs et exigent du propriétaire que l’orchestre du lieu joue des marches militaires et des chants patriotiques.

Quelques heures plus tard se répand la nouvelle que l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. L’attaque est la meilleure défense, selon Helmuth von Moltke, le chef suprême des forces militaires allemandes. Felix est soulagé que les dés soient jetés. Il est enfin délivré de son emploi monotone comme magasinier dans l’entreprise de confection de son demi-frère Joseph. Dans l’entrepôt de ce dernier, il a pour unique compagnie des balles de lin et de coton. La journée durant il fumait par ennui une cigarette après l’autre. Il est tellement reconnaissant de pouvoir déployer ses ailes qu’il s’agenouillerait bien devant l’empereur pour le remercier.

Il a toutefois renoncé à son rêve de se ruer sur l’ennemi le fusil au poing. Son père a tenu des propos on ne peut plus clairs : « Qui sauve une seule vie, sauve le monde entier. » Une citation du Talmud. L’honnêteté a obligé Salomon à admettre que le précepte ne se rapportait pas à autrui, mais à sa propre vie. Le reste du monde ne peut être sauvé qu’après avoir d’abord mis de l’ordre dans sa propre existence. En fait Salomon voulait convaincre son fils que sauver une vie humaine est plus digne que de la détruire. Pour honorer la sagesse de son père, Felix avait décidé de ne pas faire de carrière militaire, mais de s’engager comme réserviste dans une compagnie sanitaire. Son père lui avait assuré qu’il avait fait le bon choix. Il s’était paisiblement éteint durant la nuit avant Pessa’h. L’enterrement eut lieu le jour même. Le soir précédant le repas du Seder, sa mère fit son deuil en traquant la moindre miette de pain levé et de levure avec le zèle d’un derviche tourneur, comme si elle était la dernière personne sur terre à entretenir le souvenir de l’exode du peuple juif hors d’Égypte.

Quatre mois plus tard, comme toutes les mères dont les enfants partent à la guerre, elle souffre mille tourments. Félix, son aîné, est soldat d’hôpital. Bella, sa fille, est infirmière dans une caserne de campagne. Rudolf, son plus jeune fils, est fantassin dans le Onzième régiment. Lorsqu’elle dit au revoir à ses enfants chéris, elle ne retient pas ses larmes. Felix garde son sang-froid.

Quand l’Allemagne déclare la guerre à la Russie et à la France, qu’elle occupe le Luxembourg et qu’elle envahit la Belgique, l’emprise de la guerre pèse de jour en jour davantage sur Breslau. Lors de son discours devant le parlement, l’empereur Guillaume II certifie que, pour lui, les partis n’existent plus, il ne connaît que des Allemands : « Ich kenne nur Deutsche ». Jamais si peu de mots n’eurent un si grand impact. Socialistes et conservateurs, chrétiens et juifs, tous dorénavant sont unis comme un seul homme au service de Sa Majesté. Dans son allocution, l’empereur insiste une fois de plus sur le fait que ce n’est pas lui qui a sorti le glaive du fourreau. Le caractère pacifique de l’Allemagne a honteusement été profané.

Pendant ce temps, Felix se prépare pour son service. Il achète des bottes militaires et un havresac chez Carl Lewin, puis se procure un uniforme de soldat de réserve couleur Feldgrau chez son demi-frère Herrman. Toute la ville est en ébullition. Les voitures et les chevaux sont répertoriés et perquisitionnés, les négociants en gros offrent aux régiments de la ville des piles de chaussettes, de chemises, de sous-vêtements, de ceintures abdominales et de bandages pour les pieds, les femmes accourent dans les casernes pour y livrer des longues-vues et des jumelles de campagne ou de spectacle, tandis qu’on aménage des salles d’hôpital au séminaire princier-épiscopal et dans les hôtels, restaurants et bâtiments scolaires. Des dizaines de médecins et de chirurgiens placent des avis dans le Schlesische Zeitung et le Breslauer Zeitung pour annoncer leur retour de vacances. Un médecin accusé de ne pas avoir interrompu son congé, fait publier dans les journaux plusieurs jours de suite qu’il a bel et bien rejoint son poste à l’armée. Les habitants de Breslau croient en outre voir partout des espions russes. Ils en sont à ce point perturbés que dans la rue ils finissent par entourer leurs propres officiers pour les rouer de coups de poings ou de parasol. Le commandement suprême du Sixième Corps d’armée est contraint de mettre la population en demeure de se calmer.

Le jeudi 6 août, à sept heures trente-sept du soir exactement, les premières compagnies du König Friedrich, le Onzième régiment de grenadiers, quittent leur caserne sur le Schweidnitzer Stadtgraben, les bannières au vent. La fanfare du régiment les accompagne en jouant la « Hohenzollern-Marsch », une marche qui fait gonfler de fierté la poitrine de tout Prussien. La ville entière acclame les troupes. Des fenêtres tombe une pluie de fleurs. Une mer de mouchoirs blancs s’agitent sur les trottoirs. Une jeune fille de temps en temps se détache de la foule pour se jeter au cou d’un grenadier en versant des larmes de joie. La même ambiance de liesse règne aussi dans les gares. Sur le devant de la locomotive se déploie une énorme banderole portant l’inscription « Nach Paris ! »

Au moment où le Onzième régiment franchit la frontière belge près de Guirsch, dans l’extrême sud-est du pays, les grenadiers et les soldats des troupes sanitaires lancent à pleins poumons un triple hourra. Le départ de la marche sur Paris a sonné. Le régiment de Felix fait partie des divisions qui doivent traverser les Ardennes méridionales, pousser jusqu’à la Marne, mettre en déroute les armées françaises en Champagne et foncer sur Paris par le nord-est. Elles ne peuvent se permettre aucun contretemps. Les Français doivent être terrassés en six semaines, sinon la guerre risque de se dérouler sur deux fronts. Felix ne prévoit pas de problèmes, malgré un été caniculaire. Lors du précédent conflit avec la France, les troupes prussiennes ont démontré qu’elles n’avaient pas volé leur réputation de « Kilometerschweine », de « cochons avaleurs de kilomètres ».

L’obscurité tombe quand Felix et ses compagnons de la compagnie sanitaire installent leur bivouac dans une clairière de la forêt d’Anlier dans la Gaume, la région à l’extrême sud-est de la Belgique. Bien qu’ils aient traversé des villages paisibles et des forêts silencieuses, ils ne s’en laissent pas conter. Le silence qui règne est insidieux, tous le ressentent jusque dans leurs tripes. À chaque fois qu’un coup de feu retentit au loin, ils se taisent et tendent l’oreille. Des francs-tireurs ? De quelle direction viennent ces tirs embusqués ? Se rapprochent-ils ? Les soldats sont particulièrement vigilants, car ils ont entendu des histoires selon lesquelles la population civile s’est armée. Même les femmes, les enfants et le clergé. Ils arrachent les yeux des soldats blessés et leur tranchent la gorge, versent des seaux d’eau bouillante sur les troupes qui passent sous les fenêtres et tirent même sur les unités médicales. Felix est furieux. Ces Belges sont des bêtes sauvages. Ils ont anéanti à tout jamais leur réputation de peuple civilisé. Le régiment distribue maintenant des nœuds coulants avec lesquels les hommes peuvent pendre à un arbre ou à un lampadaire les francs-tireurs que les Allemands appellent Heckenschützen parce que ce sont des tireurs («Schützen») qui opèrent de derrière les buissons ou les haies touffues («Hecken»).

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
Photo Joseph Pearce 1

Joseph Pearce

écrivain et journaliste

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