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histoire

La Bataille des Ardennes, il y a 75 ans

Par Hans Vanacker, traduit par Jean-Marie Jacquet
13 décembre 2019 7 min. temps de lecture

Lorsque la Belgique a été libérée en septembre 1944, beaucoup ont pensé que la guerre était finie. Mais il fallut bientôt déchanter. Anvers et ses environs, surtout, allaient encore subir les bombes V1 et les missiles V2.
Le 16 décembre 1944, l’Allemagne nazie lança une offensive-surprise dans le sud-est de la Belgique. L’objectif était de reprendre le port d’Anvers. Les Allemands ne parvinrent même pas jusqu’à la Meuse, mais les combats firent de nombreuses victimes, y compris dans la population civile. Le moment-clé fut la brèche réalisée dans le siège allemand de la ville ardennaise de Bastogne le 26 décembre 1944, mais il allait encore falloir des semaines pour que les assaillants soient refoulés derrière leurs lignes initiales. La Bataille des Ardennes est gravée dans la mémoire collective de la Belgique. En tant que Flamand aussi, on est confronté tôt ou tard avec les souffrances occasionnées par l’ultime convulsion hitlérienne. Trois scènes.

Scène 1 : Bérisménil

Fin mai – début juin 1974. Je viens tout juste d’avoir quatorze ans et je suis en visite avec mes parents dans la famille Elias à Bérisménil, village ardennais de taille modeste, mais charmant quelque part entre La Roche et Houffalize. J’avais rarement vu mon père aussi détendu. Les adultes ont égrené pas mal de souvenirs, revivant les belles journées d’été des années 1930.

À l’époque, papa avait été en vacances plusieurs années de suite chez les Elias. Il a dû y passer des jours heureux. D’abord, il est sans doute tombé sous le charme des quatres ravissantes filles du couple. Mais ce n’était pas tout. Le père de famille, très cultivé, lui faisait lire un roman français après l’autre. Le garde-forestier local emmenait le jeune citadin flamand à la découverte des plus beaux lieux champêtres des environs. Il y avait aussi les baignades insouciantes dans l’Ourthe près de La Roche, et naturellement le retour à vélo à Bérisménil. En passant par une dure montée. Pas une seule fois il n’a mis pied à terre. «Et dites-vous bien qu’il n’y avait pas d’asphalte! Et qu’on n’avait pas de changement de vitesse».

Pendant que notre hôte causait, maman regardait tout le temps dans ma direction. Quand donc va-t-il ouvrir la bouche, se demandait-elle. Il ne doit tout de même pas avoir peur de parler français? Personne ne lui reprochera une petite faute par ci par là. J’ai pris mon courage à deux mains et posé la question qui me brûlait les lèvres depuis de longues minutes.

«En classe, j’ai entendu parler de la Bataille des Ardennes».

«Ah oui?», fit Jeanne, l’aînée des soeurs, étonnée.

«Qu’est-ce que ça vous a fait?»

Soudain, tous les visages se sont allongés, dans un silence pesant. C’était clair: j’avais mal choisi mon sujet.

La plus jeune des soeurs, Marthe, a été la plus prompte à se remettre de la première émotion. Elle s’est mise à raconter, et on a vite compris qu’elle serait difficile à arrêter. Elle a parlé des deux cousins morts après un bombardement, des lignes alliées et allemandes qui, à un moment donné, s’enchevêtraient, de leur maison de La Roche partie en fumée sous leurs yeux.

«Bombardée par les Américains», a précisé mon père, «pour freiner l’avancée allemande».

«Leur père», dit Marthe, «était devenu un tout autre homme après la Bataille des Ardennes. Replié sur lui-même. Comme s’il n’attendait plus que sa propre mort.» Les deux sœurs dont j’ai oublié les prénoms ont alors fondu en larmes.

«Ça suffit!»

C’était la voix éraillée de la vieille maman. Toute de noir vêtue, tapie dans la pénombre d’un coin de la grande pièce de séjour, elle n’avait pas prononcé un mot depuis notre arrivée.

«Elle ne veut pas qu’on parle de la guerre’, dit Jeanne. «Allons, il est temps de faire une petite promenade dans le village.»

Fin de ma première confrontation avec la Bataille des Ardennes.

Scène 2 : Michel Renquin

Nous sommes au début de l’année 1981. En football, une rencontre très attendue: FC Cologne – Standard de Liège, match retour de quart de finale de la coupe UEFA. Longtemps, tout se passe bien pour les Rouches, mais Cologne prend l’avantage: 3-2. Peu avant le coup de sifflet final, les choses tournent très mal pour le défenseur belge Michel Renquin. Joueur de classe, il écope pourtant d’une carte rouge, à mon sens justifiée. Furieux, Renquin avise l’arbitre et, devant 50 000 spectateurs majoritairement allemands, fait ostensiblement le salut hitlérien. Les images feront le tour du monde, suscitant l’indignation générale. On ne mêle pas football et politique, et rappeler ainsi à des Allemands un passé peu glorieux tenait du scandale.

Quelques années plus tard, j’effectue mon service militaire, alors encore obligatoire. À ma demande, je suis caserné en Allemagne, où le service pour un milicien belge était deux mois plus court qu’au pays. Parmi les soldats avec lesquels je sors le plus, quelques-uns sont francophones. Un jour, dans un bistrot de Neheim, dans le Sauerland, le salut hitlérien de Michel Renquin vient fortuitement sur le tapis.

Quel n’est pas mon étonnement de voir tous les francophones prendre fait et cause à cent pour cent et avec conviction pour Michel Renquin. Et ils poursuivent: sais-tu où est né Renquin? À Bastogne. Et où il a grandi? En Ardenne. Dis-toi bien une chose: n’importe quel Ardennais comprend Michel. Dans la foulée, ils me reprochent mon manque criant d’empathie, puis m’énumèrent une impressionnante série de membres de leurs familles tombés sur les champs de bataille ou de quantité d’autres qui n’ont pas survécu à tel ou tel bombardement. Ceux qui me font ces récits ne sont pas des historiens, mais des jeunes gens qui savent fichtrement bien de quoi ils parlent. En les entendant, on a l’impression que les atrocités de l’hiver 1944-45 sont subitement toutes proches.

Scène 3: Fribourg en Brisgau

Premiers jours du mois d’août 1982. J’ai terminé mes études, mais je ne parviens pas à quitter l’université. Après le néerlandais et l’anglais, je veux aussi étudier l’allemand. Un cours d’allemand pour débutants à l’université de Fribourg en Brisgau devrait me mettre sur les rails.

J’ai un «kot» dans l’immeuble d’une famille qui héberge aussi deux autres étudiants: un Sud-Coréen et un Anglais. Nous nous rendons ensemble à la séance d’information la veille du début des cours. Nous sommes beaucoup trop tôt (surtout par la faute du Sud-Coréen) et allons prendre une bière allemande dans un estaminet pas très éclairé.

À la petite table à côté de nous, un vieil homme, l’œil morne, regarde fixement devant lui. Cet homme a besoin de parler à quelqu’un, pense mon jovial Anglais, et il l’invite à se joindre à nous. Il ne faut pas longtemps pour que l’homme nous demande ce que nous savons de la Deuxième Guerre mondiale. Et, sans attendre la réponse, il commence à raconter sa vie de soldat sur le front de l’Est. Il est allé jusque bien loin en Russie. Il a vu et connu les pires horreurs. Puis, contrit, il nous demande si nous, les jeunes, nous lui en voulons.

«Les ordres étaient les ordres, vous comprenez cela, quand même» De grosses larmes coulent le long de ses joues.

«Bien sûr», fait le Sud-Coréen, en jetant un énième coup d’œil à sa montre.

Un silence, moment de malaise, que rompt le Britannique.

«C’est la première fois que je parle à un soldat allemand de la Deuxième Guerre mondiale», dit-il d’une voix un peu fébrile.

«Quelques amis à moi sont aussi allés au front de l’Est», reprend l’homme. «Mais pas mon meilleur ami»

J’interviens: «Il était donc sur le front Ouest?»

«Oui, à la fin de la guerre, il a pris part à l’offensive Von Rundstedt en Belgique».

«La Bataille des Ardennes ou the Battle of the Bulge», dis-je, tout fier de connaître aussi les noms en français et en anglais.

«C’est un miracle qu’il en soit revenu, de cette bataille des Ardennes’, poursuit notre voisin. Jusqu’il y a peu, il ne voulait pas en dire un mot. Mais ces derniers mois, il ne parle plus que de cela. Du froid glacial, de la neige, des combats, de l’affrontement au corps à corps dans les bois. Du regard de l’ennemi juste après que vous lui avez planté la baïonnette dans la poitrine. Mon ami habite ici tout près. Je suis sûr que lui aussi aimerait bien bavarder avec vous».

Notre Sud-Coréen se lève d’un bond.

«Maintenant, nous devons vraiment y aller», dit-il, nerveux.

L’Anglais et moi l’avons suivi docilement vers la sortie. Après tant d’années, je me reproche encore amèrement de ne pas être resté attablé dans ce café. J’ai probablement manqué une des conversations les plus passionnantes de ma vie.

HV

Hans Vanacker

secrétaire de rédaction de Septentrion

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