La «Visscherbende», une bande de pêcheurs flamands à l’origine du carnaval de Dunkerque
Chaque année, dans la cité de Jean Bart ainsi qu’un peu partout dans le Dunkerquois, les carnavaleux prennent d’assaut les rues durant le carnaval de Dunkerque. Pendant près de trois mois, les festivités se déroulent au rythme des bandes (défilés) et des bals. Si ce grand rassemblement prend le nom de carnaval, il tire cependant son origine dans une tout autre tradition: celle des pêcheurs flamands partant pour l’Islande.
Certains présentent le carnaval de la capitale de Flandre flamingante comme une survivance des Folies du 24 juin, processions, déjà fêtées en 155, qui étaient, comme la Noël, une fête de la Nativité, celle de la naissance de Saint-Jean-Baptiste, cousin du Christ. Il n’en est absolument rien.
Des carnavals, à Dunkerque, il y en eût, comme dans de nombreuses autres villes des Pays-Bas, dans les provinces du sud tout d’abord, dans les régions méridionales ensuite. Plusieurs siècles durant, de véritables carnavals, étaient organisés pour le plaisir de la population au cours des «sept jours charnels», le dimanche, le lundi et le mardi gras. Il s’agissait principalement de «brillants cortèges, des cavalcades, des chars, des bandes de musiciens, des monstres, des groupes bouffons et grotesques avec bannières déployées, des bateaux tout enguirlandés et qui semblent marcher à l’aviron au-dessus de l’océan des tôles que forme la foule». Même, les corporations de métiers et le bœuf-gras couronné de fleurs déambulaient dans la ville.
Aujourd’hui, c’est par centaines de milliers que participent les carnavaleux et les visiteurs. Pourtant, c’est une bien regrettable chose que d’avoir à entendre parler de «carnaval de Dunkerque» lorsque qu’on sait que celui-ci a disparu aux premières lueurs du XXe siècle et que ce qui survit aujourd’hui tire son origine d’une autre tradition.
La «Visscherbende» à l’origine des festivités
N’émanant pas du carnaval (carne levare) chrétien, celui des chars et des corporations, les réjouissances spécifiques à Dunkerque et alentours s’avèrent être la poursuite des divertissements auxquels s’adonnaient les pêcheurs la veille du départ en Islande, ou lorsqu’ils devaient armer leurs embarcations pour la guerre de course. Ces agapes nommées foyus, mot-valise issu de la contraction de Foye et de Huus et qui se définit comme «maison de repas d’adieu», n’avaient d’autres intérêts que celui de passer un ultime moment avec les siens avant l’embarquement à une date fixée selon le bon vouloir de l’armateur, celui-là même qui offrait le festin. Ainsi, les foyus pouvaient se dérouler à n’importe quel moment de l’année. Les années passant, le recueillement a laissé place à l’amusement, aux chants, aux franches lippées livrées au son des violons et des doedelzaks (cornemuse flamande). Voilà l’origine exacte de ce que nous nommons aujourd’hui la «Bande des pêcheurs» ou Visscherbende.
Les premiers signes d’une foyus datent de 1675, puis de novembre 1676, et concernent des corsaires. «Faire foyus signifie faire ripaille: on boit du vin chaud épicé de cannelle, on mange des tripes, du lapin, des tartes, etc. Quelquefois, l’état-major seul absorbe le repas, les matelots reçoivent en ce cas, pour leur tenir lieu de foyus une indemnité de 3 francs en moyenne.» Déambulant, ils chantaient le «Kaperslied» (Chanson des corsaires):
Al die willen te kaap’ren varen
Moeten mannen met baarden zijn
Jan, Pier, Tjores en Corneel
Die hebben baarden, die hebben baarden
Jan, Pier, Tjores en Corneel
Die hebben baarden, zij varen me
Al die ranzige tweebak lusten
Moeten mannen met baarden zijn
Jan, Pier, Tjores en Corneel
Die hebben baarden, die hebben baarden
Jan, Pier, Tjores en Corneel
Die hebben baarden, zij varen me (…)
Tous ceux qui veulent naviguer
Doivent être des hommes avec des barbes
Jan, Pier, Tjores et Corneel
Ceux-là ont des barbes, ceux-là ont des barbes
Jan, Pier, Tjores et Corneel
Ceux-là ont des barbes, ils naviguent avec eux
Tous ceux qui veulent manger du pain rance
Doivent être des hommes avec des barbes
Jan, Pier, Tjores et Corneel
Ceux-là ont des barbes, ceux-là ont des barbes
Jan, Pier, Tjores et Corneel
Ceux-là ont des barbes, ils naviguent avec eux (…)
Au début du XVIIIe siècle, apparurent les premières foyus des pêcheurs à Islande: «c’était un extraordinaire ramassis de matelots de tous poils, de tous pays. Les hommes, (…), se répandent dans tous les cabarets, dans tous les lieux de plaisir, dans tous les bouges du port. Ils se promènent dans les rues par bandes, accompagnés de musiciens, de violons et de hautbois; ils chantent, ils s’adornent de flots de rubans. C’est une grande liesse de par la ville, une véritable bordée.» On dansait le matlotze (ou matelote), une ronde dunkerquoise très connue.
Dunkerque étant presque exclusivement maritime, les hommes des métiers de la mer participèrent bientôt à ces réunions, des manouvriers, des travailleurs des ports et des manufactures, jusqu’à des paysans. Ils venaient de Nieuport, d’Ostende, de Mardyck ou Gravelines, de Bergues et plus loin encore, «on comptait un grand nombre d’Américains, d’Anglais, de Hollandais, de Danois, Suédois, Espagnols, Italiens, Portugais et Irlandais.» Voilà ce qui allait devenir la Bande des pêcheurs, la Visscherbende, c’est-à-dire le mal-nommé «carnaval de Dunkerque».
Des chants en flamand
Vers 1680, une comédie-ballet tirée du Malade imaginaire de Molière fut représentée dans la région de Dunkerque. Les marins de la côte apprécièrent tant une des musiques composées par Lully, qu’ils y superposèrent des paroles grivoises en flamand, créant ainsi l’air symbolique de la Bande des pêcheurs:
Ta lire, ta loure
Myn zeustre mee myn broer!
Ta lire, ta loure
Mijn zeustre es een bulte (…)
Ta lire, ta loure
Ma sœur mon frère!
Ta lire, ta loure
Ma sœur est une bosse (…)
Désormais l’air va ainsi:
Talire Taloure
La femme à Pichelour
Talire Talire
La femme à Pichelour (…)
On parlait alors flamand et les chants repris par les matelots au cours des visscherbendes étaient dans cette langue. Ils relataient l’origine et l’histoire de cette pêche en Islande.
“Reys naer Island”
In’t jaer zeventien hondert,
Gy moet niet zyn verwondert,
Wy gaen al naer Nieupoort,
Om te slaen een akkoord.
Dat men’t klaer maekt tot den vaert;
Als’t klaer maken was gedaen,
Wilt verstaen,
‘t Zal wel gaen,
Moet’n wy naer de foye gaen. (…)
«Voyage en Islande»
En l’an dix-sept cent,
N’en soyez pas surpris,
Nous allons tous à Nieuport
Pour prendre un engagement.
C’est dans le mois de mars qu’on se prépare pour le voyage,
Quand tous les préparatifs sont faits;
Nous faisons foye, cela va sans dire. (…)
Puis:
“Vertrek naer Island”
Alle die willen naer Island gaen,
Kabeljauw te vangen
En te visschen met verlangen.
Naer Island (bis), naer Island toe;
Tot driendertig reyzen zy zyn nog niet moê. (…)
«Départ en Islande»
Tous ceux qui veulent
Prendre des cabillauds
Et faire bonne pêche,
S’en vont en Islande (bis); oui, en Islande!
Après trente-trois voyages, ils ne sont pas encore fatigués. (…)
Les marins habitaient le quartier du Minck, à proximité du port de pêche. C’est là, dans les rues et les estaminets, que la Visscherbende battait son plein avant le départ généralement en mars. Près de la tour du Leughenaer (Tour du Menteur), on célébrait, vers août, le retour des chanceux: la mer d’Islande était une grande avaleuse d’hommes.
Renaissance d’une tradition après un court déclin
Au cours de la Restauration (1814-1830), les masquelours (appelés aussi carnavaleux), dignes enfants du dieu Momus, se sont immiscés dans le carnaval officiel des chars qu’on sortait le dimanche, puis dans les bals costumés au sein desquels bruissait le froufrou des robes chatoyantes de bourgeoises devenues, pour une nuit, comtesses ou dominos, et les minauderies de marquis et de Figaro «pour rire». Le lundi, ils envahissaient la cité. Derrière les fifres et les tambours, ils reprenaient les scies (les blagues) à la mode, celles composées en français et en flamand par la Société des Carnavalos (duo proche des Clodoches parisiens), celles de Tapioca et Macaroni (artistes comiques et chansonniers), plus tard d’Hippolyte Bertrand, violoniste de rues, et d’Eugène Gervais.
Désormais, hormis le Reuzelied, le chant du Reuze, géant de la ville, on s’égosillait en français. En effet, lors de la Révolution française, l’abbé Grégoire ayant enclenché le programme d’éradication des langues minoritaires de France, la politique française prohiba bientôt l’usage des patois (avec la loi de Montalivet, 1833) et imposa le français comme seule langue autorisée dans un enseignement scolaire obligatoire.
Si les deux Guerres mondiales n’ont pas mis fin à la tradition des visscherbendes, ce ne fut pas une sinécure de faire se rassembler ceux qui avaient connu la France occupée. Pourtant, une soixante d’«indépendants» (des non-inscrits à une quelconque association) purent reconquérir les rues dès 1946 parce que les accessoires, clet’che (déguisement) et teutre (mirliton), ne coûtent presque rien. Le premier est fabriqué avec des vêtements en lambeaux, le second, avec une branche d’arbre.
Comme le lancement des visscherbendes nécessitent des investissements pécuniaires et matériels si faibles, elles ont survécu aux guerres et aux désastres. A contrario, les cortèges de chars, coûteux et nécessitant des matériaux introuvables en période de reconstruction du pays, ne devaient jamais retrouver leurs fastes de jadis et disparurent bel et bien. Cette descente aux Enfers avait commencé aux cours des années 1890 pour péricliter et mourir sans que personne en retrouve à dire. Et les quelques tentatives lancées par les communes et quelques associations pour maintenir la tradition en vie n’y firent rien.
Deux décennies après la capitulation allemande, de nouvelles associations se formaient: les Acharnés, les Corsaires, les Snustreraers (curieux)… Avec ténacité, les carnavaleux d’avant-guerre apprirent à des jeunes parfois venus du Bassin minier (main-d’œuvre pour les usines métallurgiques) qui méconnaissaient l’esprit et des chants de la Bande des pêcheurs, ce qu’est un tambour-major (un sous-officier de parodie, un officieux devenu officiel par la force des choses), que les cuivres de la clique n’ont rejoint les tambours et les fifres qu’en 1924, que les chahuts ne sont pas des mêlées désordonnées… Les mairies et les rares offices du tourisme s’étaient investis en participant à la création de bals, la ville de Malo-les-Bains distribuait des bouquets de violettes aux promeneurs, etc.
Photo © Yohan Haynau
Au cours des années 1960, la Visscherbende repartait donc de plus belle, les bals se multiplièrent, des habitudes, bientôt dites traditionnelles, se prirent: la plus connue est le lancer de harengs. Depuis 1962, combien de tonnes de poissons ont-ils été jetés à la foule depuis le balcon de l’hôtel de ville? Il manquait toutefois un petit rien, un léger coup de fouet pour aviver l’âme des festivités. Il fut donné en 1989 par une poignée de copains qui, sous le nom des Prout, ragaillardirent le parler dunkerquois en composant de nouvelles chansons. Car elles sont, comme le furent celles de Desprès et de Milly Scint, etc., indispensables à l’existence des bacchanales dunkerquoises.
Aujourd’hui, la Bande des pêcheurs est en passe de devenir l’un des «carnavals» les plus remarquables du monde… aux côtés de Rio, Binche, Nice. Elle scintille trois mois durant, à cheval entre l’hiver et le printemps. Sous leurs berghenaers (parapluies), les carnavaleux, bras dessus, bras dessous, entonnent les couplets de «L’avant-bande», de la «Cantate à Jean Bart», célèbre corsaire dunkerquois du XVIIe siècle, et les cinquante-trois autres chants composant désormais le répertoire de la Visscherbende.
Photo © Yohan Haynau
Ils forment de larges lignes et avancent au rythme de la musique, mais que la clique stoppe sa marche et les premières lignes doivent retenir les milliers de masquelours qui poussent. Telles d’énormes vagues contre les rochers, la foule masquée tente de faire se briser la digue. Hors de la bande, des carnavaleux envahissent les cafés ou les «chapelles», ces maisons ouvertes aux amis qui se voient offrir de quoi boire et se sustenter. Viens ensuite l’heure du bal: ils sont parfois dix mille à s’y retrouver jusqu’à l’aube.
Ainsi, chaque week-end, trois mois durant, de la cité de Jean Bart au plus petit village de la Flandre française du littoral, la Visscherbende, qui n’est pas un carnaval, rend hommage au courage des pêcheurs à Islande d’autrefois.