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arts, littérature

L’amitié entre Felix De Boeck et Maurice Carême sous le signe de la grâce et de la mort

Par David Veltman, traduit par Nathalie Callens
28 octobre 2020 8 min. temps de lecture

Entre le peintre flamand Felix de Boeck et le poète wallon Maurice Carême perdura une amitié en dépit de tout ce qui les séparait. Leurs conceptions artistiques similaires leur permirent non seulement de transcender la frontière linguistique mais aussi de dépasser leurs allégeances politiques divergentes.

« Je suis Flamand, Maurice est Wallon », c’est ainsi que le peintre Felix de Boeck commence le texte de l’album d’hommage dédié à Maurice Carême, écrit en 1978 après la mort du poète. De Boeck poursuit en déclarant : « Carême est un mystique de la poésie. Personnellement, je crois à l’éternité et ce matin même, 26 janvier, jour du Seigneur, j’ai suscité la présence de Maurice parmi mes chers disparus. » (1) Manifestement l’amitié entre le peintre De Boeck et le poète Carême dépassa plusieurs frontières : entre leurs disciplines respectives, leurs communautés linguistiques, voire entre la vie et la mort.

De Boeck et Carême se rencontrèrent pour la première fois début 1926 lors du vernissage de l’exposition consacrée à l’œuvre d’un ami commun, le sculpteur Gustaaf (Staf) van Gompel. Celui-ci avait réalisé un buste de De Boeck et de Carême pour la Galerie Le Salonnet. A l’issue de la cérémonie, Van Gompel leur proposa de ramener les sculptures chez eux. Etant donné le poids des bustes, De Boeck et Carême décidèrent de prendre le tram pour rejoindre leurs domiciles respectifs situés à Drogenbos et Anderlecht (toutes deux communes des environs de Bruxelles). Engagés dans une discussion animée, ils laissèrent passer plusieurs trams de sorte que De Boeck n’arriva chez lui que tard le soir, le buste toujours dans les bras. (2)

Toute sa vie durant, Felix De Boeck (1898-1995) travailla sur l’exploitation agricole de ses parents où il combina les travaux des champs avec ses activités artistiques. Ses tableaux sont traversés par une éternelle quête de la grâce humaine : « Il est certes le plus délicat, le plus soucieux de [la] grâce », affirma le critique d’art Stéphan Rey à propos de De Boeck. (3) Carême tenta d’approcher la réalité avec les yeux d’un enfant : sans juger mais avec une immense attention pour le monde mystique derrière elle.

De par sa foi en la Providence divine, De Boeck avait appris à frayer avec la mort

Les deux amis étaient très attachés à la foi catholique. De Boeck ressentit sa condition mortelle comme très réelle et peignit à plusieurs reprises son propre portrait mortuaire. Carême aussi publia un recueil Complaintes (1975) dédié à la mortalité. La grâce, traduite désormais comme le combat héroïque du Christ pour l’homme, pouvait selon lui être considérée comme la victoire morale sur la mort.

Peu avant sa première rencontre avec Carême, De Boeck avait perdu sa première fille Marie-Louise alors que sa deuxième fille Marcelle était handicapée physique et mentale. Entre 1929 et 1934, il perdit encore trois autres enfants. De par sa foi en la Providence divine, De Boeck avait appris à frayer avec la mort. Plus tard, il choisit souvent pour ses tableaux des thèmes catholiques tel Le Don de soi. C’est la présence de cette symbolique qu’il apprécia particulièrement dans l’œuvre de Carême.

Longtemps après l’exposition au Salonnet, Van Gompel écrivit à De Boeck qu’il repensait avec plaisir à « son vieux camarade de « notre période Sturm und Drang » ». (4) En 1917, Van Gompel comme De Boeck avaient présenté des œuvres aux expositions du mouvement Doe Stil Voort (Poursuis discrètement), un cercle artistique financé par l’occupant allemand. La période « Sturm und Drang » était pour van Gompel un autre nom pour l’activisme, le combat mené en premier lieu par de jeunes intellectuels et artistes flamands pour se libérer de ce qu’ils considéraient comme l’influence dominatrice de l’élite francophone belge. Combat qui alla jusqu’à collaborer avec l’occupant.

Marcel, le frère de De Boeck, avait été arrêté en 1919 pour activisme. Il mourut en 1922 à la suite d’une tuberculose mal soignée dans sa cellule. Du coup, la fréquentation de la mort prit pour De Boeck un sens politique qui influença profondément la manière de se positionner en tant qu’artiste. Jeune homme, il avait appris à connaître la mort de près, mais cette expérience ne l’avait pas écrasé ; au contraire, en peignant le portrait de ses enfants décédés, il offrit un visage à la mort. La sérénité avec laquelle il avait affronté la perte de ses enfants suscita beaucoup d’admiration auprès de ses amis artistes.

Après la Première Guerre mondiale, De Boeck invita régulièrement poètes, artistes et compositeurs chez lui à la ferme. Ils s’organisèrent de diverses façons. En septembre 1930, un groupe de poètes francophones bruxellois, dont Carême, prirent l’initiative de créer Le Journal des poètes. De Boeck connaissait pratiquement tous les membres de la rédaction attachés à la revue. Lors de sa première visite à la ferme de De Boeck, Carême était en compagnie de Edmond Vandercammen, poète ayant collaboré à 7 Arts, un hebdomadaire qui depuis 1923 n’avait cessé d’attirer l’attention aux nouvelles expositions de De Boeck. Chez De Boeck, Carême rencontra également le romancier Charles Plisnier et la danseuse Akarova, qui avait collaboré aux représentations théâtrales de l’Assaut, un groupe dont De Boeck était lui aussi membre.

Carême connaissait bien la poésie néerlandophone. Il publia des traductions françaises, entre autres du poète ouest-flamand Guido Gezelle (1830-1899) et de l’Anversois Paul Van Ostaijen (1896-1928). Ces traductions lui attirèrent la confiance des deux côtés de la frontière linguistique. (5) A cet égard, la position de Carême ressembla fort à celle de De Boeck qui, en tant qu’artiste bilingue, servit régulièrement de médiateur entre les sphères francophones et néerlandophones. Au cours des après-midis littéraires organisés dans sa villa La Maison blanche à Anderlecht, Carême invita des amis poètes pour qu’ils présentent leurs œuvres les plus récentes. Ainsi, des artistes de bords et d’âges différents établirent une certaine forme de parenté.

En 1941, De Boeck participa au comité organisateur d’une fête donnée à l’occasion des soixante ans de l’artiste Prosper de Troyer, membre du VNV, parti fasciste, et de la Landskamer voor Schilders (Chambre nationale des peintres belges), organisation représentant les intérêts des artistes flamands auprès de l’occupant. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il avait participé au « voyage d’amis » organisé par les Allemands afin de souligner l’importance des liens entre les cultures flamande et allemande. (6) De Boeck n’était pas du voyage mais accepta en 1943 de devenir membre de la Landskamer. (7)

En maintenant ses liens d’amitié avec De Troyer pendant la guerre, De Boeck mit un certain nombre d’autres amitiés sous pression, entre autres celle avec Carême. Lorsqu’il s’avéra que De Troyer était passé du côté des collaborateurs, Carême craignit que De Boeck ne se laisse entraîner. (8) Au cours de la guerre, Carême ne publia aucun recueil, refusant de se soumettre à la censure que l’occupant ne manquerait pas d’exercer sur lui.

Après la guerre il était important de choisir ses amis de manière stratégique. De Boeck choisit de maintenir son amitié avec un certain nombre d’artistes de la collaboration. Pourtant son amitié avec Carême ne fléchit pas. Nous n’en voulons pour preuve que le poème « Un homme simple », dédié à De Boeck et repris dans le recueil L’Envers du miroir de 1973. Les vers « L’ombre des oiseaux / Etoilait son toit » évoquent la relation entre le ciel et la terre, entre l’ombre et la lumière. Jésus aussi se trouvait dans l’ombre mais regardait le monde à travers ses doigts : « Jésus, dans son ombre/ Regardait le monde/ A travers ses doigts. » (9) Dans cette dernière image, Carême évoqua une atmosphère de crise : Jésus s’était-il détourné du soleil ? Regardait-il à travers ses doigts pour désapprouver ce qui se passait sur terre ? Il n’est pas impossible que Carême ait voulu alerter De Boeck contre la séduction de l’ombre de ceux qui avaient montré leur sympathie pour le nazisme.

Dans un petit mot de remerciement, De Boeck dit avoir fort apprécié le poème : « J’en suis ravi et heureux. Merci Maurice, poète et ami depuis toujours. » (10) Il compara le poème avec ses autoportraits dans lesquels l’artiste apporta un vif contraste entre couleurs sombres et claires, ce qui correspondit selon lui au rôle de la lumière dans le vers de Carême.

La correspondance suggère que l’artiste essaya de renouer les liens après une période de contacts réduits. De Boeck exprima son admiration pour Carême, en particulier pour sa contribution « à notre pauvre humanité » (11). Ce choix des mots semblait emprunté à la manière de parler d’avant-guerre de l’art, qui était alors au service de la grâce humaine et de la quête de reconnaissance de sa conception catholique de l’art. A l’époque de sa première rencontre avec Carême, De Boeck avait eu de grands espoirs quant à l’orientation internationale de l’art et la collaboration entre le poète et l’artiste. Ses attentes n’avaient manifestement pas encore été comblées.

De Boeck et Carême tentèrent de s’inscrire dans l’ancienne tradition du memento mori : à travers leur travail d’artiste ils essayèrent de donner un sens à la mort. Les deux compères disposèrent d’un groupe d’amis qui se réunissaient régulièrement pour fêter un jubilé mais aussi pour se souvenir de leurs racines communes. De Boeck était flamand, Carême était wallon mais leurs conceptions artistiques étaient plus que jamais semblables.

D Veltman

David Veltman

Chercheur à la Faculté de Lettres de l'université de Groningen

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