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littérature

L’autobiographie intellectuelle et sexuelle du «ghelderodien» Roland Beyen

29 août 2025 9 min. temps de lecture

Dans Pour en finir avec Ghelderode, Roland Beyen livre un récit de vie aussi érudit qu’impudique, une plongée dans son parcours personnel et dans la postérité littéraire de Michel de Ghelderode.

Les temps s’estompent de cette époque où l’on a connu, en Belgique et dans le monde, ce que l’on a pu appeler la «ghelderodite», où il ne se passait pas un mois à Bruxelles, Paris, Milan, Rome, New-York ou ailleurs, sans qu’on ne présente une pièce du grand dramaturge bruxellois. Son théâtre complet avait été publié par Gallimard vers la fin de sa vie, et il devait connaître deux trois décennies durant, une gloire posthume à la hauteur des plus grands de chez nous. Représentations, émissions, traductions, adaptations musicales (l’opéra de György Ligeti), sociétés savantes, revues spécialisées, ouvrages de tous genres (biographies, essais, bibliographies…) ont abondé soudain, avant la fin du siècle, rendant justice à l’œuvre singulière et à la personnalité hors norme de Michel de Ghelderode.

Un livre récent vient ressusciter cette époque révolue de la plus extraordinaire façon qui soit. À plus d’un titre, il mérite toute notre attention. On le doit à la plume du personnage, à coup sûr aussi singulier et hors norme que Ghelderode, qui a été –on peut l’assurer sans ambages– un des agents principaux de la notoriété acquise par ce dernier après sa mort. Roland Beyen, puisqu’il faut l’appeler par son nom, a signé il y a peu, dans son grand âge, le livre au titre clairement significatif: Pour en finir avec Ghelderode. Autobiographie anecdotique.

Fils de pêcheur devenu pape des ghelderodiens

Doit-on rappeler, pour qui l’ignorerait, que c’est à Roland Beyen que l’on doit, parmi bien d’autres publications remarquables de ce premier Flamand élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, en 1994, ces trois monuments que sont Michel de Ghelderode ou la hantise du masque (Essai de biographie critique), les dix volumes de la Correspondance de Michel de Ghelderode et la Bibliographie de Michel de Ghelderode, tous trois primés par l’Académie et publiés par celle-ci. Roland Beyen, appelé «le pape des ghelderodiens», «l’ange gardien des lettres de Ghelderode», «le superman bénédictin», «le détective frémissant», a collectionné bien d’autres titres dithyrambiques. Il est et restera pour la postérité celui qui a révélé le Ghelderode immense épistolier, à côté de son génie de dramaturge.

Certes, le premier fil rouge de cet ouvrage est la passionnante histoire de cette monumentale œuvre critique que l’on doit au fils d’un très modeste pêcheur de Nieuport. Originellement promis au même destin que son père, mais repéré très tôt par les «messieurs prêtres» pour sa vive intelligence, le jeune brillant collégien nieuportois puis ostendais devenu ensuite séminariste se retrouvera vite sur les bancs de la section de Philologie romane de l’Université catholique de Louvain, encore unitaire à l’époque. Il y sera repéré par Joseph Hanse, le lexicologue et grammairien auteur du Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, rendu célèbre en France par une mémorable émission de Bernard Pivot en 1983, mais aussi le spécialiste littéraire des Lettres belges et en particulier de Charles De Coster dont il a publié l’édition critique définitive de La Légende de Thyl Ulenspiegel.

Coup de foudre

Après ces prolégomènes, non sans intérêt et sur lesquels nous reviendrons, commence alors l’époustouflante épopée du plus célèbre des Ghelderodiens. Après un mémoire dirigé par Hanse consacré à «La Campine dans les lettres françaises de Belgique», et le projet temporaire d’un doctorat sur ce thème élargi à toute la Flandre, c’est un providentiel coup de foudre pour l’auteur de Barabbas à la suite de la lecture de plusieurs originaux de son œuvre découverts chez un bouquiniste et de la vision simultanée, avec un ami, des représentations à Bruxelles de Magie Rouge et de Don Juan. Beyen demande à Hanse, qui accepte, de pouvoir changer de sujet de doctorat.

Sur la recommandation de Hanse, s’ensuit la rencontre de la veuve de Ghelderode et les premières transcriptions, par Beyen, à une époque où n’existaient pas nos téléphones intelligents, des très précieux documents, agendas, manuscrits, dessins, photographies, dédicaces, correspondances, qui abondent dans la caverne d’Ali Baba sur laquelle règne Jeanne de Ghelderode. Le livre de Beyen relate, comme un roman passionnant, l’histoire de cette documentation, enrichie année après année, au fil de rencontres avec des collectionneurs, d’achats en salles de vente, d’enquêtes dans les milieux littéraires et théâtraux belges et étrangers. Il en résultera un ensemble d’archives personnelles, manuscrites, de plusieurs milliers de documents qui suivront le bénédictin Beyen sa vie durant et lui permettront d’édifier les monuments critiques que nous avons dits. L’ampleur de cette documentation et l’immense tâche de vérification de celle-ci ne seront d’ailleurs possibles à Beyen que grâce à la collaboration de très nombreuses personnes auxquelles son livre rend honnêtement justice.

Pour avoir personnellement connu et admiré un de ces antres, une de ces  «chambres de Correspondances» (l’expression est de Carmelo Virone), je peux témoigner de l’intense émotion que l’on éprouvait à découvrir ces dizaines de mètres de rayonnages où étaient entreposées et rangées dans des dossiers orange minutieusement classés ces archives que leur possesseur avait exploitées si génialement.

On devine, par cette brève évocation, la dimension sociologique que revêt aussi le récit de Beyen, qui livre du coup un éclairage inédit sur le milieu des écrivains, des critiques, des collectionneurs, des académiciens et académiques qu’il a côtoyés sa vie durant. Plus d’un demi-siècle de la vie des Lettres belges se trouve ainsi brossée, de biais, et on s’en délecte. Comme on se délecte, à la lecture des dix tomes de la Correspondance, presque autant que du génie épistolier de Ghelderode, du magistral appareil critique nous offrant, outre des informations précises sur le matériau épistolaire collecté, un non moins passionnant éclairage sociologique sur le milieu des Arts et Lettres des années vingt à cinquante du XXe siècle.

Mais un autre éclairage sociologique mérite d’être relevé dans le récent livre de Beyen. Dans les premières pages de son ouvrage, Beyen relate avec beaucoup de réalisme la vie rude des pêcheurs et des poissonnier·ères qu’il a connue dans son enfance, à Nieuport ou à Ostende. En quelques traits, avec maîtrise, il fait le portrait de cette époque (et même incidemment de celle que lui avait relatée son grand-père, où les pêcheurs partaient six mois pour les côtes d’Islande, puis rentraient engrosser leur femme et leur donner un dix-huitième enfant, compensant ceux disparus entretemps en bas âge). Cette époque où les enfants, comme lui, étaient sans ménagement assignés à des travaux éprouvants: le remplissage des glacières, l’astreignant épluchage des crevettes… Cette époque où, un peu plus tard, pour la seconde fois dans le siècle, l’histoire bégayera avec l’invasion de la Belgique par les Allemands. Dans ce coin de la côte belge, on se doute que ce ne sera pas sans conséquences, ce que Beyen nous rappelle ou nous fait découvrir fort utilement.

Cette époque aussi où tout ce qui touchait au sexe, dans cette Flandre très soumise à l’Église, était tabou ou relevait du péché… Où le péché de la chair (très tôt la masturbation addictive pour le jeune Beyen) était le premier, sinon le seul à avouer en confesse…

Imaginaire érotique

Transition idéale pour évoquer ce qui est sans conteste l’autre grand fil rouge qui traverse le livre d’un bout à l’autre. De façon inattendue, avec une franchise et une crudité sans égales, Beyen, dans ce livre qu’on aurait cru voué exclusivement à des considérations littéraires ou philologiques, consacre des lignes, voire des pages entières à cette autre passion de sa vie qu’a été le sexe. Une insatiable faim du coït et d’imaginaire érotique habite ce savant depuis sa jeunesse où son confesseur, devant sa «masturbation excessive» l’avait même invité à consulter un interniste à Ostende. L’adolescent s’était retrouvé en observation durant trois jours parmi des obsédés du sexe…

Dans ce livre qu'on aurait cru voué exclusivement à des considérations littéraires ou philologiques, Beyen consacre des pages entières à sa sexualité

Pour approfondir sa connaissance de la langue française qui, (dictionnaires et poètes aidant) avait rapidement pris pour lui «une couleur érotique», c’est la traduction française du fameux rapport Kinsey, Le comportement sexuel de l’homme, qu’achète sans marchander chez Corman le jeune étudiant romaniste. Avec celle qui deviendra la mère de quatre de ses enfants, Zeef Van Bragt, une historienne épousée au sortir des études, il découvre très vite et simultanément les délices du naturisme, à Ossendrecht d’abord, à Montalivet ensuite, et ceux du couple ouvert.

En dactylographiant ses manuscrits et ordonnant ses documents, Zeef sera la première collaboratrice scientifique de Beyen. Mais nombre d’autres femmes suivront, qui tomberont dans ses bras ou dans son lit, irrésistiblement attirées par sa voix chaude, son corps de géant et la séduction qu’il dégage. Beyen ne nous épargne aucun détail, parfois très cru, aucune énumération de cet inextricable lien d’humanité qui va ainsi se former entre son travail et ses passions amoureuses, jusque dans son bureau d’universitaire ou les coulisses de l’Académie.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. On est ici à des années lumières d’une sexualité prédatrice. Beyen séduit, est séduit, tombe amoureux de ses conquêtes comme elles de lui, leur reste fidèle autant que possible, malgré trahisons ou avanies de santé. Et tout cela nous émeut beaucoup, en définitive, plus sans doute que les quelques parties de jambes en l’air, voire orgies qui sont également au programme des colloques de Ghelderode en Italie ou en Allemagne, narrées avec la verve et l’impertinence qu’un David Lodge avait affichées à propos de ce Tout petit monde. Avec cette autobiographie enlevée, d’une écriture, d’une audace et d’une sincérité rares, véritable hymne à la vie autant qu’à la recherche et à la littérature, Beyen nous offre un ultime joyau.

Une œuvre de titan

Avanies de santé, viens-je d’écrire. C’est là le dernier fil rouge de ce récit que je voulais relever. Car si elles n’épargnent pas quelques protagonistes mineurs de cet ouvrage, elles sont surtout le lot de son principal protagoniste. Si elles n’ont pas réussi à abattre le nonagénaire d’aujourd’hui, elles ont été à coup sûr l’enfer de sa vie, toujours au bord du précipice. Et c’est très fort et émouvant! En même temps qu’il nous emmène de projets en projets, de travaux en travaux, de publications en publications, le livre nous emmène de graves crises de santé à opérations urgentes, d’hôpitaux en hôpitaux, de brutaux incidents corporels à souffrances physiques permanentes, à travers quoi, contre vents et marées, le chêne n’a pas été abattu: l’œuvre de titan s’est poursuivie.

Elle est achevée désormais. À ses amis de l’Académie, à qui, dans une communication, il avait livré une première esquisse de Pour en finir avec Ghelderode, à Jean-Luc Outers en particulier qui avait réclamé avec insistance pareil ouvrage assorti d’une autobiographie consistante, il avait fait la promesse de s’atteler à cette tâche et de l’achever, si sa santé le lui permettait. C’est chose faite maintenant.

Roland Beyen, Pour en finir avec Ghelderode. Autobiographie anecdotique, Paris, éditions Édilivre, 2023
Ouvrages mentionnés:
Roland Beyen, Bibliographie de Michel de Ghelderode, Bruxelles, Palais des Académies, 1988.
Charles De Coster, La Légende de Thyl Ulenspiegel, édition critique établie par Joseph Hanse, Bruxelles, éditions La Renaissance du Livre, [1966] 1979.
Michel de Ghelderode, Correspondance, édition établie et annotée par Roland Beyen, Charleroi, éditions Labor, coll. Archives du Futur, 1994.
Joseph Hanse, Charles De Coster, Bruxelles, Palais des Académies, [1928] 1990.

Pierre Yerlès

professeur émérite de la faculté de Lettres de l’université de Louvain

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