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Léon Spilliaert, l’artiste qui sublimait la mélancolie

12 octobre 2020 7 min. temps de lecture

Du 13 octobre 2020 au 10 janvier 2021, le musée d’Orsay à Paris organise une exposition d’envergure de quatre-vingt-dix tableaux de l’artiste belge Léon Spilliaert. Presque quatre décennies ont passé avant qu’une grande institution française décide de mettre sous les projecteurs «le maître d’Ostende». Le tout organisé par le duo de commissaires Anne Adriaens-Pannier – spécialiste de l’artiste – et Leïla Jarbouai, conservatrice des arts graphiques au musée d’Orsay.

Attention, si l’événement est en soi inédit, «il ne s’agit pas d’une monographie», prévient Leïla Jarbouai. «Nous avons choisi de montrer les œuvres de jeunesse de Léon Spilliaert – entre 1900 et 1919 -, période qui nous semblait la plus riche et la plus frappante.» Le but étant «de faire pénétrer le visiteur-spectateur dans l’atmosphère intense et si particulière de son univers». Accompagnée des quatre œuvres de l’artiste appartenant à la collection permanente du musée d’Orsay, l’exposition intitulée Léon Spilliaert ( 1881-1946) Lumière et solitude a bénéficié de nombreux prêts, essentiellement en provenance de la Belgique et des États-Unis.

Ce qui en période de Covid-19 relève d’un véritable exploit quand l’on connaît la fragilité extrême de l’œuvre de Spilliaert, composée de dessins à l’encre noire de Chine. Bien que nombre d’entre eux viennent de Belgique, certains sont quand même inédits! Comme ceux de la Bibliothèque royale de Belgique, qui possède un fonds extraordinaire d’une centaine de dessins jamais montrés. Certains appartiennent à des collections particulières américaines mais aussi au Metropolitan Museum of Art de New York (L’Autoportrait à la planche à dessin, 1907).

Lumière et solitude a été réfléchie de façon chronologique et articulée en plusieurs sections: les autoportraits, les scènes d’intérieur, les portraits de femmes de pêcheurs, les digues d’Ostende, des marines et des illustrations de livres. C’est dans une scénographie épurée que l’on découvre le monde singulier, sombre, morbide de cet artiste capable de transcender les ténèbres, les ombres, la noirceur à travers ses œuvres paradoxalement lumineuses.

Un funambule sur la digue d’Ostende

Léon Spilliaert n’est pas né sous une bonne étoile et ce, malgré le confort de vie d’une famille aisée. Dès son enfance, il hérite d’une santé fragile. Il est asthmatique, souffre de violents maux d’estomac, sans compter l’insomnie qui viendra -plus tard- lui prendre ses nuits. C’est ce qui l’amènera probablement à se promener en soirée, toujours seul, le long de la digue d’Ostende. Le bruit lancinant du flux et reflux des vagues dans ses oreilles et dans son regard cette vue sans limite que lui offre somptueusement la mer du Nord.

Les scènes nocturnes sont d’une beauté et d’une mélancolie effarantes. «Les obliques, courbes, lignes droites des constructions humaines, digues, brise-lames, parapets, arcades, phares, qui traversent et structurent l’espace apparaissent comme les axes fragiles auxquels s’accroche le funambule humain dans l’infini du monde et la nuit immense symbolique de la condition humaine», analyse la jeune commissaire d’exposition. Sans cette ville thermale dans son champ de vision pendant les trente-cinq premières années de sa vie, condamné par sa fragile condition à ne pas trop se déplacer, à ne jamais pouvoir entreprendre de grand voyage, il nous semble légitime de se demander si Spilliaert aurait fait du Spilliaert? Aurait-il créé ces puissants paysages apocalyptiques?

Les autoportraits, miroirs d’une intériorité tourmentée

Confiné dans la maison familiale, le jeune adulte d’à peine vingt ans se cherche, s’étudie devant le miroir et finit par se dessiner. Au musée d’Orsay, neuf autoportraits édifiants sont exposés. Le jeune homme se représente dès 1902 avec un visage aux traits extrêmement anguleux, les yeux ne sont plus que des orbites de mort-vivant, de grands trous vidés de toute substance, les cheveux sont volumineux, la bouche toujours fermée (Autoportrait aux masques (1903), Autoportrait à la planche à dessin,1907), sauf dans cet extraordinaire et glaçant Autoportrait aux miroirs (1908) où la bouche s’ouvre enfin! «Spilliaert n’est plus qu’un cri muet, gouffre béant entre l’intériorité et le monde, et un œil fixe et glauque, redoublé par l’œil de l’horloge sous sa cloche de verre», explique Leïla Jarbouai. Un écho au «Cri» du peintre norvégien Edvard Munch. Que voit-il que nous ne voyons pas? Le jeune Léon ne semble pas connecté à ce qui se passe à l’extérieur, il est le spectateur de son monde intérieur glauque et déprimant duquel il ne peut s’échapper.

L’encre, du sang noir dans les veines

Inclassable est le mot qui revient le plus souvent à son évocation. Il faut rappeler que Léon Spilliaert, qui est quasi autodidacte, a toujours refusé de rentrer dans un mouvement artistique. Dans ses œuvres de jeunesse, il combine symbolisme et expressionisme.

Ses personnages sont tous désincarnés, fantomatiques (Femme en pèlerine plissée, 1901), les regards hallucinés sont dénués de tout espoir (La Buveuse d’Absinthe, 1907).

Son obsession pour l’encre, son matériau de prédilection, n’est pas un hasard. Il est d’abord lié à la littérature, fervent lecteur dès son adolescence. Ensuite, en devenant – en 1902- vendeur pour l’éditeur bruxellois Edmond Deman. L’homme se prend d’affection pour le jeune homme sensible, timide, mal dans sa peau et lui fait rencontrer de grands noms de la poésie belge. Un moment capital pour Spilliaert qui illustrera quelques années plus tard Serres Chaudes de Maurice Maeterlinck mais aussi Théâtre ou bien Les Petites légendes d’Émile Verhaeren, des écrits élégiaques reflétant son univers bouleversant.

Enfin, l’encre noire symbolise bien sûr la mélancolie qui habite notre artiste à fleur de peau. On ne peut penser qu’aux mots de Jean Cocteau – poète, dessinateur et dramaturge français -, qui qualifiait sublimement ce matériau de «sang noir» coulant dans les veines, de «sérum de vérité». Ne disait-il pas que «le rôle du poète est de dire ce que personne n’ose dire. C’est de déranger tout le monde. C’est de dire la vérité». N’est-ce pas ce que fait exactement Spilliaert en se mettant à nu et en exprimant, à travers ses dessins, ses pensées les plus macabres, comme s’il tentait d’expurger de son corps une sorte de bile noire…

Une exposition absolument réjouissante malgré la noirceur de cette période de jeunesse, car rares sont les artistes de cette trempe à avoir le don de transcender les ombres, les peurs, les angoisses en une luminosité comparable à la beauté de ces cieux d’été étoilés.

Bio

Né à Ostende en 1881, Léon Spilliaert est issu d’une famille aisée (le père possède une parfumerie de luxe et approvisionne la cour de Léopold II) comptant sept frères et sœurs dont il est l’aîné. Petit déjà, le garçon est timide et replié sur lui-même. Sa santé fragile, son tempérament nerveux et sa sensibilité exacerbée ne facilitent pas son enfance. Il passe son adolescence à couvrir ses cahiers de dessins, d’écrits (qu’il détruira) et devient un lecteur assidu notamment de Friedrich Nietzsche et de textes symbolistes mais ne reste pas pour autant enfermé à la maison, car la marche au bord de la mer ou en forêt fait déjà partie de sa vie.

En 1900, Il découvre – accompagné de son père – les divers mouvements artistiques européens à l’Exposition universelle de Paris. Il étudie quelques mois à l’Académie de Bruges mais n’en sera pas diplômé. Le tout jeune homme ne semble pas travailler jusqu’en 1902, année où l’éditeur bruxellois Edmond Deman l’engage en tant que vendeur et lui présente artistes et écrivains. En 1903, quand il propose ses services à l’État indépendant du Congo, il est révoqué en raison de son état de santé. Certainement un coup dur pour lui. Quatre ans plus tard, il essuie un échec amoureux qui lui fait dire qu’il ne se mariera jamais. Même si l’on sait que sa première exposition a lieu en 1909 au salon du Printemps à Bruxelles, il rencontre l’écrivain Stefan Zweig, qui lui achète quatre œuvres. Quand la Première Guerre mondiale éclate, Spilliaert tombe dans une profonde dépression. Il fait heureusement la connaissance de Rachel Vergison, qu’il épouse en 1917. De cette union naîtra leur fille Madeleine. Le mariage, la naissance et la fin de la guerre opèrent un changement radical dans le travail de l’artiste. C’est un vent d’optimisme, de pastels et de gouaches aux couleurs chatoyantes qui insufflent ses œuvres. Nous sommes aux antipodes de la mort ou de l’idée de la mort qui rôde dans ses encres noires. L’homme lui-même a changé, il s’émerveille des moindres petites choses de la vie. Il meurt d’une angine de poitrine le 23 novembre 1946. Une rue lui sera dédiée à Ostende et on lui érigera une statue en 1964.

Mélanie Huchet c Haleh Chinikar

Mélanie Huchet

journaliste - critique d'art

photo © Haleh Chinikar

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