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histoire, pays-bas français

Les Pays-Bas français ou la Flandre française

Par Ludo Milis, traduit par Urbain Dewaele
27 mars 2019 25 min. temps de lecture

Les Pays-Bas français, la Flandre française, les Pays-Bas les plus méridionaux, c’est-à-dire l’extrême-Sud des anciens Pays-Bas, la Flandre méridionale, ou encore les Flandres ou la Flandre : autant de noms pour désigner la région qui porte aujourd’hui le nom officiel de Nord-Pas-de-Calais. Ces dénominations ne sont pas absolument synonymes mais reflètent des changements historiques. Ludo Milis analyse ce qu’elles recouvrent et quels sont leurs rapports.

Les Pays-Bas français, la Flandre
française, les « Zuidelijkste Nederlanden » (Pays-Bas d’Extrême-Sud), la Flandre du Sud ou tout simplement la Flandre : autant de noms désignant le territoire qui aujourd’hui s’appelle Nord-Pas-de-Calais, dénomination officielle quelque peu insipide. Ces appellations ne sont pas tout à fait synonymes, mais elles reflètent toutes des situations fluctuant au cours du temps : délimitations de frontières imposées à la suite de guerres, entérinées dans des traités, identités changeantes, cohésions plus ou moins assurées. Examiner quelles réalités les concepts recouvrent, montrer comment, d’un point de vue idéologique, ceux-ci étaient souvent en rapport les uns avec les autres, voilà l’objectif du présent article.

Un aperçu historique

À l’issue des guerres aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Dix-Sept Provinces, c’est-à-dire les Pays-Bas, avaient été scindées en trois parties : la république des Provinces-Unies, les Pays-Bas espagnols et une troisième partie conquise par les rois de France. Même après que des

les Dix-Sept Provinces continuèrent encore longtemps à être perçues comme une seule entité

traités internationaux, notamment les paix de Münster (1648) et d’Utrecht (1713), eurent officialisé cette partition, les Dix-Sept Provinces continuèrent encore longtemps après à être perçues comme une seule entité. Sur les cartes elles figuraient sous la forme du Leo Belgicus, le Lion néerlandais, et il fallut attendre la division en départements, à l’époque de la Révolution
française, pour que la ligne frontalière y fût clairement indiquée.

Sur l’autoroute Lille-Dunkerque, à hauteur de la sortie « Cassel », un panneau de signalisation touristique vous dirige vers le « musée de Flandre ». Il s’est substitué à un panneau plus ancien portant l’inscription « Vous êtes en Flandre ». Sur l’autoroute E40, « l’Européenne », entre Boulogne et Dunkerque, apparaît un autre panneau représentant un Reuze Papa et une Reuze Maman avec comme sous-titre « La Flandre ». Il se trouve sur la frontière entre le département du Nord et celui du Pas-de-Calais, là où la route traverse la rivière de l’Aa. Les deux panneaux de signalisation routière indiquent à peu près ce que les Flamands de France appellent maintenant la « Flandre », leur « Flandre » parce que de l’autre côté de la frontière se trouve « la Belgique ». Du coup, il s’avère que cette « Flandre » correspond au territoire originairement néerlandophone qui, depuis l’annexion, s’est linguistiquement rétréci au profit du français. À l’époque du règne de Louis XIV, la frontière linguistique épousait à peu près le cours de l’Aa, longeant le « Nieuwe Gracht » (Neufossé) jusqu’à la Lys, une ligne allant de Gravelines à Aire-sur-la-Lys et Halluin en passant par Saint-Omer. Voilà ce qu’écrivaient les historiens Meyerus et Buzelinus. C’est d’ailleurs le même territoire dont, il y a un demi-siècle, traitait un autre historien éminent, Émile Coornaert, dans son livre intitulé La Flandre française de langue flamande. Au nord de la frontière d’État, cette « Flandre » s’appelle habituellement la « Flandre française ».

Par ailleurs, on utilise également le terme « les Flandres ». Ce pluriel ne renvoie pas à la partition de l’ancien comté entre trois pays mais se trouve déjà mentionné comme tel dans la Vita Sancti
Eligii
, œuvre datant du haut Moyen Âge. Il y est question de « in Flandris », un pluriel qui fut repris dans d’autres langues. Et dans la partie anciennement francophone de la Flandre, les châtellenies de Lille, Douai et Orchies, le terme « Waals-Vlaanderen » (Flandre gallicante ou Flandre wallonne) est ou était courant.

Chaque indication de territoire et surtout certaines caractéristiques qui lui sont attribuées recèlent des imperfections. Meyerus savait lui aussi que la frontière linguistique ne correspondait pas exactement à sa délimitation, étant donné qu’au sud de celle-ci subsistaient des poches néerlandophones, à savoir les polders situés entre la rivière de l’Aa, Calais et Saint-Omer.

Dirigeons-nous maintenant plus au sud, jusqu’à l’endroit où se trouvait la frontière linguistique la plus ancienne. Depuis plus d’un siècle, des historiens et des linguistes, s’inscrivant parfois dans une logique politico-idéologique, se sont penchés sur son évolution. Cette frontière a probablement vu le jour au cours la période franque, lorsque, dans une région où s’entremêlaient, d’un côté, une présence gallo-romaine toujours vivante et, de l’autre, des traces d’immigration germanique, un processus d’assimilation s’est déclenché. Dans la partie

la frontière linguistique a commencé à se déplacer

méridionale, le précurseur du néerlandais/flamand fut absorbé, tandis que, dans la partie septentrionale, le précurseur du français/picard disparut. Cette ligne – plutôt une zone – épousait la Canche
et la partie en amont de l’Authie, deux rivières parallèles qui se jettent dans la Manche. L’on constate curieusement que cette frontière linguistique, à peu près à partir du moment où elle est traçable, a commencé à se déplacer. Ce mouvement se poursuit depuis plus d’un millénaire et, à l’heure actuelle, coïncide à peu de chose près avec la frontière d’État. Mesuré le long de la côte, ce déplacement totalise une centaine de kilomètres. Il n’empêche que, dans la région francisée, on compte toujours de nombreux toponymes germaniques, parfois, il est vrai, sous une forme abâtardie.

Nous voici donc en route vers cette Canche avec son majestueux estuaire et vers Paris-Plage fréquenté par les riches Parisiens vers la fin du XIXe siècle. À l’époque des Francs, Quentowic, important port commercial, se trouvait dans les parages. C’était l’une des « villes champignons » qui s’épanouissaient le long des côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique grâce au commerce international, et à ce titre un centre multiculturel avant la lettre. Le nom vit toujours dans un quartier nommé « Visemarest ». Des toponymes à consonance germanique n’y sont pas rares. Vingt kilomètres plus au sud coule l’Authie, actuellement la frontière entre les départements du Pas-de-Calais et de la Somme. Est-ce
là-bas, sur cette ancienne frontière linguistique formée par la Canche et l’Authie, que se situait la frontière méridionale des « Pays-Bas » ?

« Les Pays-Bas français »

Lorsque, au cours d’un entretien avec un habitant de « Visemarest », pourtant bien informé, j’utilisai le terme « Pays-Bas français », il me dévisagea avec étonnement et sembla ne pas me comprendre. Ce vocable, familier aux oreilles de certains, ne l’est certainement pas à celles des Français. Signifie-t-il la même chose que « Nord-Pas-de-Calais » ? Ou devons-nous élargir les frontières du territoire qui « un jour » aurait appartenu aux Pays-Bas et aurait été modelé par les façons d’être et de vivre de ses habitants au point de former une seule communauté ? Depuis quarante ans déjà, l’association culturelle flamando-néerlandaise Ons Erfdeel publie ses annales, De Franse Nederlanden – Les Pays-Bas Français, mais où plongent les racines de cet intitulé ? Après l’annexion par la France, les régions continuèrent à porter le même nom qu’avant. Ainsi est-il question de Flandre, d’Artois et du Hainaut tandis que les régions situées à l’ouest et au sud (Ponthieu, Ternois, Boulonnais etc.) se virent affublées du nom fédérateur de Picardie par des institutions fraîchement mises en place. Reste que le terme « Pays-Bas français » est attesté en 1772, ce qui incita l’historien Louis Trenard à intituler son excellent ouvrage de synthèse Histoire des Pays-Bas français. Son argumentation : « éviter l’ambiguïté et l’effet psychologique du mot Nord ». Dans un autre aperçu historique, Alain Lottin écrit : « Pour « nommer » l’ensemble territorial étudié, dont les limites ont évidemment fluctué au cours des siècles, nous ne disposons pas d’un terme générique et indiscutable tout au long de l’histoire ».

Quand le terme « Pays-Bas français » est utilisé dans un contexte historisant, la Somme fait certainement figure de frontière méridionale, du moins sa partie en amont. Au Moyen Âge, elle séparait la Flandre (ultérieurement l’Artois) du Vermandois. Lorsque, après une période de domination française, l’Artois tomba, à partir du XIVe siècle, dans l’escarcelle des Bourguignons et des Habsbourg, la frontière des Dix-Sept Provinces y demeura ancrée. Du reste, en Artois, le sentiment d’appartenir aux « Provinces Belgiques » perdurait encore à l’époque de la Révolution française.

En dépit de l’absolutisme des Bourbons, la conscience de racines néerlandaises et, plus sûrement encore, flamandes persista. Cela n’empêcha pas que dans les temps modernes le

le français fût largement dominante sur le plan culturel

français fût, dans des pans entiers de la néerlandophonie, la langue utilisée dans la plupart des administrations, pratiquée par la noblesse et la bourgeoisie, largement dominante sur le plan culturel. Les mesures de francisation édictées par Louis XIV immédiatement après la prise de Dunkerque ne changeraient donc pas grand-chose pour les élites. La langue maternelle fut sans difficulté laissée en pâture aux« gens du peuple ».

Flandria irredenta

Existait-il au XIXe
siècle une pensée « irredenta » inspirée de l’idéal de l’Italia irredenta ? Ce fut l’objectif du Risorgimento de parachever l’unification de l’Italie par l’annexion de toutes les régions italophones. Et, de fait, ici également, une fraction de « nationalistes » militait en faveur d’une « Flandria irredenta » ou d’une « Patria Belgica irredenta » qui, outre le grand-duché de Luxembourg, annexerait aussi les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Abstraction faite d’une petite carte géographique dessinée à la main et de l’écho qu’en fit l’hebdomadaire De Flamingant en 1891, on n’est visiblement pas allé plus loin jusqu’à ce que l’idée refît surface au cours de la Première Guerre mondiale. J.M. Gantois – dont il sera question plus loin – y repenserait lors du conflit mondial qui devait suivre.

Il faut remarquer que l’annexion des Pays-Bas du Sud par la France au XVIIe siècle et la fixation de la frontière en 1713 n’ont pas soulevé de protestations dans les territoires concernés. On vivait dans un système absolutiste où aucune contestation n’était tolérée. De plus, au cours du siècle précédent, on avait si souvent assisté à des modifications de frontières que personne ne pensait que cette fois-ci ce serait « définitif ». Des actions de soutien en faveur de la langue maternelle étaient limitées pour la simple raison que celle-ci n’était pas menacée dans la pratique de tous les jours. Par ailleurs, aux premiers temps de la Révolution, on envisageait, animé d’un esprit démocratique, de publier les lois également dans les langues

la langue française, l’unique ciment de la nation tout entière

minoritaires. Mû par un souci tout aussi démocratique, on se rallia finalement à l’idée que la langue française avait vocation à devenir l’unique ciment de la nation tout entière. L’attitude hostile de l’État français vis-à-vis des langues minoritaires, à peine adoucie à l’heure actuelle, trouva là son origine.

Des initiatives en matière linguistique lancées au XIXe siècle

Peu après qu’en 1853 le Conseil académique du Nord eut interdit l’usage de la langue maternelle dans l’enseignement, le Comité flamand de France fut créé à l’initiative d’un juge, Edmond De Coussemaker. L’objectif était « de rechercher, de recueillir, d’étudier, de mettre en relief tout ce qui est relatif à notre histoire et à la littérature flamande ». Parmi les membres figuraient, outre des notables, beaucoup de curés qui, sur le terrain, étaient les mieux familiarisés avec la situation en matière d’emploi des langues et de discrimination linguistique.

Côté belgo-flamand, l’initiative, visiblement basée sur des contacts personnels, suscita un intérêt considérable tant dans les milieux catholiques que chez les libéraux. De Coussemaker éditerait d’ailleurs ses célèbres Chants populaires des Flamands de France à Gand. Au cours des décennies suivantes, ce fut surtout Paul Fredericq, personnalité libérale et professeur à l’université de Gand, qui attira l’attention sur la situation linguistique en Flandre française. Il encouragea, entre autres, l’écrivain Abraham Hans à publier le récit de ses voyages effectués dans cette région. Fredericq soumit également au Comité un programme contenant un certain nombre de mesures adéquates en vue de venir en aide à la langue menacée, un plan inspiré par le succès grandissant du néerlandais dans la Belgique d’alors francophone. L’enseignement de la langue standard était l’une des mesures proposées. En Belgique, cet enseignement avait fait l’objet de discussions et s’était heurté à de vives résistances, principalement en Flandre-Occidentale (qu’on pense à ce propos à Guido Gezelle). De la même manière, on considérait, en Flandre française, l’introduction de l’orthographe « hollandaise » unifiée, établie par Te Winkel, comme une trahison de la langue maternelle et l’on continuait à s’en tenir à l’orthographe datant du XVIIIe siècle, fixée par Des Roches. Le projet de Fredericq ne rencontra qu’un accueil mitigé, alors que Guido Gezelle, son concurrent catholique, se profila comme le collectionneur du trésor linguistique de la Flandre-Occidentale
et de la Flandre
française, trésor qu’il publia dans la revue Loquela. Vers la même époque, un autre poète, A. Valabrègue, fit paraître Au Pays flamand, un bel ouvrage qui remporta un franc succès. Occitan, contemporain de Mistral, il décrivait ses voyages entrepris de part et d’autre de la frontière, faisant preuve d’une sympathie bien compréhensible à l’égard de la langue maternelle. Il comprenait parfaitement que l’interdiction de cette dernière dans l’enseignement « sonnait le glas du flamand ». Ce serait la fin « du « nederduitsch » (bas-allemand) qui avait servi à tant de générations ».

« Nos Pays-Bas au-dessus de la Somme »

On peut parfaitement considérer le cours supérieur de la Somme
comme la frontière des Pays-Bas français, mais la partie en aval pose problème. L’ancienne seigneurie de Ponthieu, située entre la Canche et la Somme, devrait sans aucun doute en faire partie, de même que le Ternois, à l’est du Ponthieu. Nous rejoignons ainsi Jean Marie Gantois. Il fut « l’inventeur » de toponymes qui figuraient sur de petites cartes des « Zuidelijkste Nederlanden », reproduites jusqu’à récemment dans des publications de sensibilité nationaliste flamande. Ces régions y sont appelées « Pontenland » et « Ternasland ». Il n’existe aucune attestation historique de ces appellations. Toutefois, dans l’esprit de Gantois et de ses épigones, elles devaient servir de chaînon indispensable pour étendre le territoire de « Groot-Nederland » (Grands Pays-Bas) jusqu’à la Somme et, dans la foulée, jusqu’à la Sambre
et la Serre. Cela
élargissait la surface du « coin perdu » qui par phases successives (dont certaines étaient antérieures aux règnes de Louis XIII et de Louis XIV) était tombé aux mains des Français. Qu’à la langue germanique, autrefois parlée dans quelques-unes de ces régions, se fût entre-temps substituée la langue romane, n’incommodait nullement les tenants de cette vision maximaliste. Ces derniers estimaient qu’il restait suffisamment de caractéristiques attestant une identité spécifiquement néerlandaise. Aucun philologue ou historien ne niera qu’au cours du haut Moyen Âge fussent fondées, au sud de la Canche et de l’Authie, des colonies de peuplement d’origine germanique, et même au-delà de la Somme. Toutefois, même en remontant très loin dans le temps, on trouverait très difficilement des traces d’une nature typiquement « néerlandaise », si tant est que celle-ci ait jamais existé.

Gantois ne fut d’ailleurs pas le premier à considérer la Somme comme la frontière des Grands Pays-Bas. Il fut surtout influencé par le jésuite D.A. Stracke. Cette figure dynamique qui, dans l’entre-deux-guerres, avait donné une impulsion vigoureuse à l’étude de la piété moyen-néerlandaise, était également un « Thiois » convaincu. Gantois écrivait à son sujet : « Dans notre histoire nationale, il continuera à vivre comme l’homme de la « Zommegedachte » (l’idée d’étendre les Pays-Bas jusqu’à la Somme) qu’il a résumée dans tant de formules percutantes et puissantes : « Ons Nederland boven de Zomme » (Nos Pays-Bas au-dessus de la Somme), « Diets van Zomme tot Maas » (Thiois de la Somme à la Meuse), « Al de landen boven de Zomme tot aan de Rijn, dat grote Nederland »(Tous les pays au-dessus de la Somme jusqu’au Rhin, ces grands Pays-Bas).

Ces mots de Gantois, en tant que héraut de Stracke, ont maintenant des résonances pompeuses, excessivement romantiques, sans doute très « brunes » aux yeux de beaucoup. À ce moment-là, la lutte d’émancipation flamande n’avait débouché que sur des résultats mitigés en Belgique et, à n’en pas douter, tant Gantois que le père Stracke avaient chacun leurs propres raisons justifiant leur choix idéologique : espérer la réunification.

L’entre-deux-guerres : la Flandre ou « les Pays-Bas »

Dans les années 1920 et 1930, le Mouvement flamand en Flandre française semblait lui aussi dynamique mais ne pouvait évidemment pas se mesurer avec le centralisme parisien, lequel, à la suite de la victoire de 1918, avait bénéficié d’un important regain nationaliste. Les opposants à la Belgique unitariste ou à la France monopolistique pouvaient se tourner vers Pieter Geyl qui publia, en 1930, sa Geschiedenis van de Nederlandsche Stam (« Histoire de l’ethnie néerlandaise »). Dans le Nord, le Mouvement flamand, très militant, trouvait son terreau au séminaire d’Annappes, sous l’impulsion de l’abbé Antoine Lescroart. De jeunes prêtres en cours de formation étaient convaincus que leur identité flamande inciterait les Flamands de France à rester fidèles aux valeurs chrétiennes. De 1924 à 1944, le Vlaamsch Verbond van Frankrijk (VVF, Union flamande de France) fédéra les initiatives régionalistes.

Leur identité flamande inciterait les Flamands de France à rester fidèles aux valeurs chrétiennes

Gantois devint la force motrice de ce courant. Une série de revues – Le Lion de Flandre, De Torrewachter (« Le Guetteur ») et Le Beffroi de Flandre – virent le jour. Un rôle important fut également joué par le mentor du régionalisme modéré, Camille Looten, président du Comité flamand de France, recteur des Facultés catholiques de Lille et fondateur d’un cours de néerlandais dispensé dans ce même établissement.

Gantois espérait la création d’une entité thioise, grand-néerlandaise, beaucoup plus que les autres personnalités influentes en Flandre française qui privilégiaient, elles, l’aspect régional de leur action. Il partageait ses convictions avec le Verbond van Dietsche Nationaal Solidaristen (Verdinaso, Union des nationaux-solidaristes thiois), actif de l’autre côté de la frontière. Fait presque emblématique : ce fut précisément sur la Somme, à Abbeville, que fut assassiné, en mai 1940, Joris Van Severen, chef du Verdinaso, par des soldats français. L’appellation « Somme » évoquait dans l’esprit de ses contemporains les violents combats de 1916 et de 1918, comme le faisaient également les noms « Chemin des Dames » et « Verdun », situés plus à l’est. Gantois déplaçait sa frontière « néerlandaise » également vers l’est, jusqu’à la Serre, un affluent de l’Oise. Elle englobait donc aussi la Thiérache, connue entre autres pour ses églises fortifiées datant de l’époque de la guerre de Quatre-Vingts Ans.

Mais Stracke était-il vraiment le premier à lancer l’idée d’une Somme faisant office de frontière ? Selon Hendrik Elias, celle-ci devait être mise à l’actif de Lucien Léopold Jottrand, une personnalité attachante, active avant et encore longtemps après 1830. D’origine wallonne, il s’était transformé en flamingant de belle allure : il se dépensa pour que la liberté en matière d’emploi des langues fût inscrite dans la Constitution belge, devint le premier président de la « Vlaamse Grievencommissie » (Commission des griefs flamands) et contribua dans une large mesure à l’adoption, en 1873, de la première loi linguistique, la loi Coremans. À l’en croire, la Somme
devait constituer la frontière méridionale de la Belgique destinée à contrer l’expansionnisme français.

L’idéal qui animait Stracke et Gantois – les Pays-Bas s’étendant jusqu’à la Somme – était-il réalisable ? Aujourd’hui, il faut répondre par la négative, mais il convient de se rappeler qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale les départements du Nord et du Pas-de-Calais avaient été détachés de la France et ne relevaient donc ni de l’autorité du gouvernement de Vichy ni de celle de Paris occupé, étant administrés par la « Militärverwaltung » basée à Bruxelles. Ce fut l’heure de gloire de Gantois qui croyait la concrétisation de son idéal grand-néerlandais à portée de main en se rapprochant de l’Allemagne nazie. Là où, au cours des décennies antérieures, les actions flamandes dans le département du Nord avaient toujours été de nature purement linguistique sans que fût remise en cause la fidélité à l’État français, celles-ci pourraient prendre à présent une dimension politique. Signalons à ce propos qu’une figure importante de l’administration nazie à Bruxelles n’était autre que Franz Petri, lequel avait écrit, peu avant le début de la guerre, un ouvrage important sur l’ « héritage ethnique » germanique dans le nord de la France dans le but d’étudier le glissement de la frontière linguistique.

Après la guerre, Gantois fut condamné par la justice française pour collaboration avec l’occupant nazi, mais au terme de sa peine de prison et de son exil il put rentrer dans ce qu’il appelait souvent la Flandre du Sud.

Bien qu’il soit évident que son comportement a gravement nui au Mouvement flamand et à la langue maternelle, il a continué, jusqu’à sa mort en 1968, à exercer une certaine influence, plus au nord de la frontière d’État qu’au sud de celle-ci.

Une main tendue depuis la Flandre

Après la Seconde Guerre mondiale, le nationalisme français connut un regain de faveur. Il était évident que, s’il voulait jouer un rôle social significatif, le Mouvement flamand en Flandre française n’y parviendrait pas tout seul. En cause toute une série de facteurs : la collaboration de Gantois avec le régime nazi, des contraintes pesant de plus en plus sur l’emploi de la langue maternelle, la percée de la modernité affectant un territoire périphérique de taille réduite et, bien entendu, le jacobinisme persistant de l’État français. Ainsi, l’évêché de Lille publia en 1932 son dernier catéchisme bilingue et, à Steenvoorde, les prêches cessèrent d’être dispensés en langue vernaculaire vers 1960.

En Flandre, les premiers preneurs d’initiatives s’efforçant de nouer de nouveaux contacts avec le régionalisme en Flandre française furent André Demedts et Luc Verbeke. Ces deux pionniers ont souvent mis en avant leur parenté spirituelle avec Gantois, sans doute inspirée par la nostalgie de l’unité perdue des Pays-Bas et non par une idéologie autoritaire. À noter toutefois que les personnes intéressées en Flandre étaient en majorité catholiques et politiquement orientées vers le centre droit, alors qu’en Flandre française, après mai 1968, la gauche devint elle aussi plus active. Vers le milieu des années 1980, le « Vlaemsche Federalistische Party » qui voulait la partition de la France fit preuve d’un dynamisme éphémère. De nouveaux médias, entre autres « Radio Uylenspiegel », apparurent, au moment où les radios libres étaient encore interdites.

Deux initiatives extrêmement méritoires prises au nord de la frontière maintenaient les contacts : le « Komitee voor Frans-Vlaanderen » (Comité pour la Flandre française) et la revue Ons Erfdeel (Notre Patrimoine), créée à l’instigation d’André Demedts par Jozef Deleu. Ce dernier fit de la revue et de la fondation culturelle éponyme qui s’y greffa ultérieurement un important forum. Il y a quarante ans, Deleu publia le premier numéro des annales De Franse Nederlanden – Les Pays-Bas Français dont l’objectif était de maintenir en éveil l’intérêt pour la région. Le « Komitee voor Frans-Vlaanderen » (KFV) fut l’œuvre de Luc Verbeke. Celui-ci s’investit dans l’organisation de cours de néerlandais destinés à mettre les gens d’ « over de schreve » (de l’autre côté de la frontière) en contact avec la langue standard dont l’enseignement avait été interdit depuis si longtemps. Cet enseignement demeurait tributaire d’une grande dose d’enthousiasme et de bonne volonté et pouvait être dispensé dans quelques écoles. De plus, il est remarquable que les élèves n’étaient pas tellement mus par le désir de renouer avec l’identité flamande mais stimulés plutôt par des motivations d’ordre économique. Le KFV organisa également les journées culturelles de la Flandre française qui pendant des décennies eurent lieu à Esquelbecq, Waregem, Bailleul

stimulés plutôt par des motivations d’ordre économique

et même à Hulst aux Pays-Bas. Elles connurent un grand succès aussi longtemps que fut active une génération sympathisant avec « ce coin perdu » et en partie ralliée à la « pensée pannéerlandaise ». Il me semble que, outre la disparition progressive de cette génération, l’émancipation non dénuée d’autosatisfaction d’une Flandre dotée d’institutions autonomes a plutôt réduit qu’augmenté l’intérêt transfrontalier tant pour la Flandre française que pour les Pays-Bas.

Le flamand de France : le débat sur son identité

Que le flamand du Westhoek ne fût qu’une variante du néerlandais, donc un dialecte et non une langue, voilà ce que les Flamands de France eux-mêmes avaient clairement affirmé dans les premiers temps de la Révolution. Presque
toutes les actions lancées, durant plus d’un siècle et demi, en faveur de la langue s’appuyaient sur cette conception, même si la connaissance de la langue standard régressait et l’emploi du dialecte reculait du fait de l’idéologie étatique de la France. Le
Comité flamand de France, le Vlaamsch Verbond van Frankrijk et récemment la Maison du néerlandais à Bailleul se ralliaient et se rallient toujours à la même conception, à laquelle souscrivaient également les preneurs d’initiatives belgo-flamandes. Le Woordenboek van het Frans-Vlaams (« Dictionnaire du flamand de France ») de Cyriel Moeyaert en est une illustration.

Depuis quelques décennies, un autre courant s’est manifesté, considérant le flamand de France comme une langue à part entière, présentée comme telle dans les manuels de J.-P. Sepieter et de J.L. Marteel. Ce dernier en particulier créa une orthographe qui se voulait proche de la prononciation locale mais qui du même coup jetait la physionomie orthographique traditionnelle par-dessus bord. Bien entendu, cette conception éloigne ce Vlaams dat men oudders klappen

ce flamand a plus de chances d’être reconnu par l’autorité centrale française

(« Ce flamand que parlent mes parents ») de tout emploi transfrontalier. En théorie, toutefois, ce flamand a plus de chances d’être reconnu par l’autorité centrale française qui depuis quelque temps se montre un peu plus accommodante à l’égard des langues régionales en France. « L’Akademie voor Nuuze Vlaemsche Tale » (Institut de la langue régionale flamande) qui défend cette conception fait preuve d’un dynamisme remarquable et peut compter sur le soutien des élus locaux. De nouvelles initiatives procurent par le biais d’Internet une information facilement accessible telle que « Den draed »,
tandis que « Flandres Télévision »
propose des programmes visibles sur tablettes, smartphones et ordinateurs, intitulés « Ça se passe chez nous ».

La Flandre et son drapeau

Il y a vingt ans, à Bergues, le drapeau au lion flamand était accroché à toutes les devantures des magasins. La ville mettait fortement en lumière son caractère flamand bien que la langue maternelle ne s’y entendît que rarement. Petit à petit, ces drapeaux disparurent et dans la foulée du film à succès Bienvenue chez les Ch’tis naquit même le malentendu selon lequel le ch’ti picard y était la langue régionale. L’unique petite phrase flamande lancée à la va-vite dans le film ne faisait évidemment pas le poids.

Il n’empêche : le drapeau au lion et une certaine forme d’identité flamande ne sont pas absents dans le Westhoek. Le drapeau flamand flotte parfois sur les bâtiments officiels à côté des drapeaux français et européen comme c’est le cas à l’hôtel de ville de Dunkerque. Et la visibilité s’étend : le drapeau au lion est reconnu comme blason de la région Nord-Pas-de-Calais et – fait surprenant pour les Belges – les gendarmes y portent sur l’une des manches de leur blouson un écusson au lion.

Un certain nombre d’entreprises utilisent le nom « Lion de Flandre » ou « la Flandre » comme enseigne et cet ancrage régional se retrouve dans les noms de certains restaurants lillois tels que La Taverne flamande, T’Ryssel ou Bloempot. Phénomène inattendu, des appellations flamandes se lisent parfois sur les étiquettes de certains produits tels que Anosteké ( à la prochaine), une bière brassée à Blaringhem.

Nord-Pas-de-Calais

L’appellation Nord-Pas-de-Calais utilisée comme nom de région n’a jamais été un choix judicieux. D’autres régions, telles la Bourgogne et l’Aquitaine, évoquent non sans charme les anciennes entités territoriales qu’elles recouvrent plus ou moins. Pour ce qui concerne le Nord-Pas-de-Calais, on objectait, d’une part, que l’appellation Flandre-Artois serait trop restrictive (notamment parce que la région inclut une partie du Hainaut) et, d’autre part, que la Flandre s’étend sur un autre pays (et même sur deux autres). La nouvelle carte des régions, adoptée le 17 décembre 2014, prévoit la fusion du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie. Se pourrait-il que cette mégarégion soit baptisée « No-Pa-Pi » ? Des groupes d’action opérant en Flandre française sont parfaitement conscients que leur identité sera mise à rude épreuve.

La frontière vers l’est

Les Pays-Bas français sont une projection élaborée dans le passé et dont le département du Nord a relativement bien respecté la délimitation. Mais celui qui aujourd’hui visite Cambrai, Valenciennes ou Avesnes-la-Helpe a-t-il l’impression qu’à un moment donné ces villes ont fait partie des Pays-Bas ? Le citoyen lambda vivant là sait-il qu’autrefois la région appartenait à l’Empire habsbourgeois ? On peut en douter si l’on garde à l’esprit le dévoiement nationaliste de l’enseignement de l’histoire et le fait qu’on consacrait des cours à « nos ancêtres les Gaulois » même dans les colonies françaises. Qui sait encore que la couronne dressée au sommet du beffroi d’Arras représente la couronne impériale des Habsbourg ? Quand je me mets à chercher des similitudes entre le Hainaut français et le Hainaut belge, je les découvre

Le « peuple unique» n’existe pas

davantage dans l’habitat et l’aménagement du territoire des villages traditionnels que dans ceux des villes. Mais il ne faut certainement pas exagérer ! Le « peuple unique», « la race unique» pris dans le sens que leur attribuait encore Gantois il y a un demi-siècle – une conception nostalgique, déphasée par rapport à la réalité, inexacte d’un point de vue anthropologique et dépassée sous l’effet des migrations – n’existent évidemment pas.

Ceci étant, ne peut-on réellement parler des « Pays-Bas français » ? Je pense que si, en nous appuyant sur une conscience historique, en recherchant les liens qui autrefois unissaient le paysage, la culture, l’économie et les gens, liens qui, en dépit d’une mobilité sans cesse croissante, se distendent de plus en plus. Le terme « Pays-Bas français » assure une fonction d’appui, il met en relief un passé et des intérêts communs, mais, à maints égards, il est diamétralement opposé à la réalité du Nord-Pas-de-Calais et de l’entité élargie dont cette région fera bientôt partie.

Les mouvements qui œuvraient en faveur du régionalisme et du soutien à la langue maternelle, se réclamaient de « leur » Flandre, faisant coïncider celle-ci avec le territoire où le flamand avait le statut de langue maternelle, la Flandre maritime, l’arrondissement de Dunkerque. En Flandre wallonne, cette vision s’estompa beaucoup plus tôt, bien que Lille s’appelle toujours « la capitale des Flandres ». Toutefois, aux yeux du grand public, le « Nord » est devenu depuis longtemps la dénomination courante de la région, synonyme, dans le reste de la France, de grisaille et d’industries exsangues.

Pour la petite communauté établie dans l’extrême nord de la France, la francisation, entendue au sens d’intégration dans l’État français, n’a jamais été un gros problème. Émile Coornaert s’étonnait quelque peu que « sa » Flandre se soit fondue « avec une facilité qui déconcerte au premier regard, dans cette famille, la France» – tout en restant elle-même. Ses parents étaient des « Flamands et Français sans problèmes ». En fait, ils avaient une grande patrie, qu’ils admiraient pour le rôle que celle-ci jouait dans le monde, et une petite patrie, « dérisoire devant la grande politique », qu’ils aimaient, parce que saisis d’attendrissement.22

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Ludo Milis

professeur émérite d’histoire médiévale, attaché à l’Université de Gand. Il a été président de l’Institut historique belge de Rome et de la Commission royale d’Histoire et a publié des ouvrages sur la religion et la mentalité médiévales.

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