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Lucky Luke, un cow-boy de renommée internationale né en Flandre

Par Gert Meesters, traduit par Alice Mevis
29 novembre 2023 11 min. temps de lecture

Pour un dessinateur flamand, s’adonner au western n’est pas une évidence. Et pourtant, Maurice De Bevere, qui aurait eu cent ans cette année, a créé Lucky Luke. Le plus belge des cow-boys de bande dessinée connaît depuis ses débuts en 1946 un succès international, en attestent les quelque millions d’albums vendus. Ce succès se poursuit jusqu’à aujourd’hui, un quart de siècle après la mort de son créateur.

En 1923, qui aurait pu croire que le benjamin de la famille courtraisienne De Bevere, qui venait tout juste de naitre, deviendrait un jour célèbre grâce à un western de bande dessinée à caractère humoristique? Les parents du jeune Maurice possèdent une usine de pipes. L’avantage pour les enfants de vivre au sein d’une famille aisée est un accès facile à du divertissement coûteux. La maison des De Bevere est ainsi munie d’un projecteur grâce auquel sont projetés les films d’animation de Félix le chat. Maurice, tout comme le reste du monde occidental à cette époque, découvre le premier long-métrage de Disney, Blanche-Neige et les sept nains, et apprécie plus encore les dessins animés de Popeye de Max Fleischer, d’après les personnages de bande dessinée d’Elzie Segar.

De nombreux magazines pour enfants voient également le jour durant l’enfance de Maurice. Il les lit en plusieurs langues. La première aventure de Tintin, Tintin au pays des Soviets, parue en 1929, a sur lui une influence décisive, comme il le racontera plus tard. Peut-être cette histoire d’Hergé a-t-elle planté la première graine de sa future carrière. Maurice est aussi un lecteur de la première heure du Mickey Mouse Weekly, qu’il dévore en anglais. Walt Disney et Floyd Gottfredson, ce dernier étant le dessinateur des bandes dessinées Mickey Mouse, influenceront graphiquement les premières aventures de Lucky Luke.

Du dessin animé…

Pendant la guerre, Maurice s’inscrit à la faculté de droit de l’Université Catholique de Louvain, mais en réalité, son rêve est de devenir dessinateur. Il prend alors des cours par correspondance, puis trouve du travail chez CBA, un modeste studio de dessins animés liégeois qui doit dans une certaine mesure son existence à l’interdiction des productions américaines imposée par l’occupant allemand. De Bevere, qui travaillera désormais sous le pseudonyme de Morris, y fait la connaissance d’André Franquin, un jeune homme de son âge qui imaginera plus tard les aventures de Spirou et Fantasio et inventera les personnages de Gaston Lagaffe et Marsupilami.

Lorsque leur studio de dessins animés ferme ses portes en 1946, Morris, jeune dandy plein d’assurance, prend son ami Franquin, peu sûr de lui, sous son aile. Les deux jeunes gens se tournent vers la bande dessinée, qui est alors tout simplement bien plus facile à produire que des dessins animés, et se font engager chez Dupuis, pour travailler au sein du magazine bilingue Spirou/Robbedoes, qui a repris sa parution hebdomadaire depuis la fin de la guerre.

Morris avait déjà collaboré avec Dupuis pour le journal hebdomadaire Le Moustique
et son équivalent néerlandophone flamand Humoradio, qui faisaient toujours bon accueil aux dessins humoristiques. Il s’agit là du seul engagement à long terme dans sa carrière qui n’ait rien à voir avec Lucky Luke. Morris continuera à produire des illustrations pour les revues générales des éditions Dupuis jusqu’en 1956.

… à la bande dessinée

Son projet de bande dessinée prend forme en 1945. Morris a toujours été féru de westerns, un genre important du cinéma des années 1930 et 1940. Son idée est de créer un western comique, un genre qui n’existe pas encore chez Spirou. Selon sa future épouse Francine, la présence de chevaux dans les westerns a aussi contribué à l’élaboration du projet, car Morris aimait les dessiner. La première histoire de Lucky Luke, Arizona 1880, est publiée fin 1946. Il s’agit d’un western burlesque avec de nombreuses scènes d’action, dont la rondeur du style évoque encore l’expérience de Morris dans l’animation, tout comme les mains de ses personnages, munies de quatre doigts.

Son héros de bande dessinée acquiert rapidement plus de caractère. Son look dégingandé est inspiré de Gary Cooper. Le film de ce dernier, Along Came Jones (1947) fournit d’ailleurs de nombreuses idées à Morris. Bien que son éditeur souhaite faire de Lucky Luke un héros exemplaire, Morris le laisse fumer comme une cheminée. Le chant traditionnel «Poor Lonesome Cowboy» que chante Melody, le personnage de Cooper, Lucky Luke le reprendra à son compte. Les cow-boys chanteurs étaient par ailleurs assez courants dans le cinéma de cette époque. L’acteur Gene Autry, par exemple, a eu tellement de succès avec ses chansons de cow-boy qu’il est devenu incroyablement riche.

L’Amérique

Dupuis décide d’envoyer ses jeunes illustrateurs chez Jijé pour qu’ils apprennent l’art de la bande dessinée. Joseph Gillain de son nom était à l’époque responsable de la BD Spirou et Fantasio ainsi que d’autres séries importantes du journal Spirou comme Les aventures de Jean Valhardi. Prenant son rôle de mentor très au sérieux, Jijé emmène Morris et Franquin en voyage au Mexique et aux États-Unis, accompagnés de Willy Maltaite, un jeune dessinateur qu’il héberge. Lors de leur séjour de l’autre côté de l’Atlantique, les travaux des quatre dessinateurs vont à tel point converger qu’un style particulier caractéristique du journal Spirou finira par émerger, connue sous le nom d’ «école de Marcinelle», d’après la commune proche de Charleroi où sont basées les éditions Dupuis.

À partir de 1949, les quatre dessinateurs
reviennent l’un
après l’autre en Belgique, mais Morris décide quant à lui de rester à
New York jusqu’en 1955. Tout en continuant à envoyer ses planches de Lucky
Luke
vers la Belgique, il y publie un livre pour enfants et y fait la
connaissance d’Harvey Kurtzman, le créateur de la revue de bande dessinée
satirique Mad Magazine. Ce magazine à succès parodie, entre autres, des
films et émissions de télévision, et aura une influence durable sur l’humour de
Lucky Luke. Morris admire également les caricatures du journal, qu’il adopte et
adapte non seulement dans ses bandes dessinées, mais aussi dans les comptes rendus
des étapes du Tour de France qu’il réalise pour le journal Het Laatste
Nieuws
au début des années 1950.

Le scénariste rêvé

Un autre contact new-yorkais aura une influence plus grande encore sur le travail de Morris: un certain René Goscinny, Juif français ayant grandi en Argentine. Morris fait sa connaissance en 1950 et apprécie grandement son humour. Cinq ans plus tard, alors qu’ils séjournent tous deux en Belgique, ils commencent à travailler ensemble sur Lucky Luke. Leur premier album conjoint parait sous le titre Des rails sur la prairie et est inspiré du film Union Pacific de Cecil B. DeMille (1939). Au départ, le nom du scénariste n’était pas mentionné sur les albums, mais cela change lorsque Goscinny devient une star grâce à Astérix.

Le principal bénéfice que Morris tire de leur collaboration est la possibilité d’arrêter toutes ses autres missions et de se concentrer exclusivement sur Lucky Luke. Il parvient certaines années à dessiner jusqu’à trois albums, alors qu’auparavant, il avait du mal à réaliser un Lucky Luke par an. Ensemble, Morris et Goscinny créent un univers étoffé et un ensemble de personnages mémorables, tels Billy the Kid, Calamity Jane, et bien sûr les Dalton, les cousins ​​des frères originels que Morris avait laissés mourir dans Hors-la-loi. Morris s’inspire de plus en plus de récits historiques sur le Far West, mais continue néanmoins à puiser des idées dans les westerns des années 1930 et 1940.

Un style distinctif

Morris développe assez rapidement un style graphique propre qui s’éloigne de l’école de Marcinelle. Il se rend compte que la bande dessinée exige une approche totalement différente de celle des films d’animation et se met à travailler la mise en page et à expérimenter différentes manières de suggérer le mouvement. Il laisse de côté les décors superflus et a recours aux couleurs vives afin d’améliorer la lisibilité de ses histoires.

Vu toute l’énergie investie dans le développement de sa forme d’expression, il n’est guère étonnant qu’il obtienne avec le journaliste Pierre Vankeer une rubrique dans le journal Spirou intitulée Neuvième art, dans laquelle, de 1964 à 1967, ils présentent des classiques de la bande dessinée qui sont à cette époque encore largement inconnus. Bien que l’expression «neuvième art» ne soit pas d’eux, Morris et Vankeer ont contribué à populariser cette appellation honorifique pour la bande dessinée auprès du grand public.

A Long Way from Home

Le succès grandissant de Lucky Luke n’empêche pas son auteur de parfois faire face à des vents contraires. Depuis l’apparition de la loi française de 1949 pour la protection de la jeunesse, un auteur de western est susceptible d’être confronté à la censure. Contrairement à d’autres séries connues comme Blake et Mortimer, Buck Danny ou Alex, jamais aucun album de Lucky Luke n’a fait l’objet d’une interdiction. Cependant, cela est moins dû au hasard qu’à l’attitude prudente de son éditeur, qui a par exemple délibérément omis une page entière de l’album Billy the Kid dans laquelle on voyait le nourrisson Billy en train de téter un revolver.

Morris ne voit toutefois pas ces interventions d’un bon œil et déplore également le fait que son éditeur refuse de publier les albums de Lucky Luke avec une couverture cartonnée, comme le sont la plupart des éditions françaises d’autres bandes dessinées issues du journal Spirou. Ces désaccords mènent en 1968 à une rupture: Lucky Luke déménage chez l’éditeur français Dargaud et rejoint le magazine Pilote, dirigé par le scénariste René Goscinny. Les barmaids frivoles dans Dalton City, la première histoire publiée par Dargaud, montrent à elles seules à quel point les auteurs se sentent libérés grâce à ce transfert.

D’un point de vue commercial, le changement d’éditeur est également un coup dans le mille: les années 1970 sont la décennie du grand essor, entre autres grâce aux deux longs-métrages d’animation que Goscinny a écrits et réalisés lui-même, Daisy Town et La Ballade des Dalton. Même l’ancien éditeur Dupuis voit s’écouler dans les années 1970 des dizaines de millions d’albums plus anciens de la série, soit plus qu’au cours de toutes les décennies précédentes réunies.

Poor Lonesome Cowboy

Le décès inopiné de René Goscinny en 1977, lors d’un exercice d’effort chez le cardiologue, est un coup dur pour Morris, qui ne fera désormais plus confiance à un seul et unique scénariste. Pour trouver des remplaçants, Morris ne se tourne pas exclusivement vers le monde francophone: à cette époque, Lucky Luke est aussi publié dans le magazine BD néerlandophone Eppo, et Morris y fait la connaissance des scénaristes Martin Lodewijk et Lo Hartog van Banda. Ensemble, ils publieront certains des albums les plus mémorables depuis la mort de Goscinny, tels que Fingers (1983).

Ce même album marque un tournant dans la série: devant l’insistance du studio nord-américain Hanna-Barbera qui a produit la première série de dessins animés Lucky Luke, le célèbre cow-boy abandonne la cigarette. Les stéréotypes ethniques disparaissent, et avec eux les Chinois avec leurs blanchisseries et les Mexicains assoupis.

À partir de 1990, Morris travaille quelque temps à son compte, grâce à sa propre maison d’édition Lucky Productions, mais la société est à nouveau incorporée à Dargaud neuf ans plus tard. Un spin-off sur le jeune Lucky Luke, Kid Lucky, a vu le jour, mais l’initiative s’est arrêtée après deux albums car la série proposait un ton trop adulte. Rantanplan reste ainsi la seule série parallèle en diffusion, qui se concentre sur le chien niais des Dalton.

Les années 1990 apportent récompenses et reconnaissance. Le premier festival de bande dessinée d’Europe, le festival d’Angoulême, décerne à l’occasion de son vingtième anniversaire un prix spécial à Morris. En Belgique, diverses statues et fresques murales en l’honneur de la série Lucky Luke fleurissent à Bruxelles, Courtrai, Charleroi et Middelkerke.

Le cow-boy vit toujours

Lorsque Morris meurt en
2001, Lucky Luke est une référence dans le monde de la BD. La série est
parue dans le journal Spirou à une époque où celui-ci jouissait d’une
grande influence dans toute l’Europe. D’autres séries à succès telles que les
Schtroumpfs
, Gaston Lagaffe et le Marsupilami y ont également
fait leurs premiers pas en direction du triomphe international. Par la suite, la
production à l’échelle internationale de diverses séries de dessins animés, de
films et de jeux vidéos en live action, ont aidé à renforcer la renommée du
plus belge de tous les cow-boys auprès d’un public toujours plus large. Grâce à
sa traduction dans une trentaine de langues, depuis l’islandais jusqu’au turc, Lucky
Luke
est devenu, aux côtés de Tintin et Astérix, l’une des
bandes dessinées européennes les plus vendues dans le monde.

Près d’un quart de siècle après la mort de Morris, ses 73 albums sont toujours réimprimés. Son ancien assistant Achdé a déjà signé dix albums de Lucky Luke
«d’après Morris», avec divers scénaristes et un même succès. Mais ce sont les réinterprétations de la série selon des auteurs confirmés qui se révèlent les plus intéressantes, dont L’Homme qui tua Lucky Luke et Wanted Lucky Luke, tous deux de la plume de Mathieu Bonhomme, sont les plus captivants. C’est ainsi que le fils d’un fabricant de pipes de Courtrai continue aujourd’hui encore à inspirer auteurs et lecteurs, à travers un art qui était au départ son deuxième choix, mais dont il a contribué à accroitre la popularité.

Expositions
100 jaar Morris – Lucky Luke, 2-3, 9-10 et 16-17 décembre, maison communale de Courtrai
Morris. 100 ans, 100 œuvres, du 1 décembre au 27 janvier inclus, galerie Huberty & Breyne, Bruxelles
Gert meesters

Gert Meesters

maître de conférences de néerlandais à l’université de Lille

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