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arts

Philippe Vandenberg, un «artiste intranquille»

5 octobre 2020 7 min. temps de lecture

Le palais des Beaux-Arts (Bozar) de Bruxelles présente jusqu’au 3 janvier 2021 Molenbeek, une exposition inédite de 250 dessins de l’artiste flamand Philippe Vandenberg créés les trois dernières années de sa vie (2006-2009) – sous le commissariat du New-Yorkais Barry Rosen, assisté par Helene Vandenberg (la fille du regretté artiste) et en partenariat avec la Fondation Philippe Vandenberg.

Philippe Vandenberg était peintre, dessinateur et écrivain. Troublé, drôle, inquiet, empathique, lucide, sarcastique, sombre, l’homme de cinquante-sept ans se suicide chez lui en 2009. Souffrant d’une sévère dépression et après de nombreux séjours passés à l’hôpital, l’artiste belge déclare forfait. À Helene, Guillaume et Mo, le père laisse une dernière lettre. Il est écrit: «Mes enfants, je vous aime tellement. Je n’en peux plus de solitude. Pardonnez-moi».

Oui, Philippe Vandenberg adorait ses enfants. Il leur donnait ses œuvres, leur dédiait nombre de ses livres, de ses poèmes. Une famille unie et complice. Après avoir longtemps vécu à Gand, il s’installe en 2005 à Bruxelles afin de s’entourer de ces trois-là, les êtres qu’il aimait le plus au monde. C’est à Molenbeek qu’il décide d’acheter un appartement dans lequel il vivra et travaillera les dernières années de sa vie.

Dessiner la condition humaine

Philippe Vandenberg découvre alors ce quartier populaire où il passe ses journées à se promener, à explorer chaque recoin, à rencontrer ses habitants ou à faire une pause-café tout en observant l’agitation extérieure, tel «un témoin à charge» disait-il.

Cet «extérieur» dont il est l’observateur assidu, il le ramène ensuite dans l’intérieur de son atelier. Il se met à dessiner «la condition humaine représente le véritable fil rouge de son œuvre» explique sa fille. Il évacue ses émotions: sa colère, son sarcasme, ce sentiment d’injustice qui règne dans nos sociétés. Il dessine en continu, tel un acharné, sur des papiers, des cartons à même le sol. «En 2009 mon père dessinait le monde en feu. Nous sommes onze ans plus tard et les choses ne se sont pas améliorées avec la montée des extrêmes, de la pensée unique, du fanatisme» raconte Helene Vandenberg.

Son déménagement semble donc marquer un tournant décisif. Lui qui était déjà si révolté, si sensibilisé par tous les affrontements tels que la guerre du Golfe, la situation entre la Russie et la Géorgie mais aussi entre la Chine et le Tibet, le conflit Israélo-palestinien, la Fatwa lancée par l’Iran menaçant de mort l’écrivain Salman Rushdie pour la publication de ses Versets sataniques, passe à un cran au-dessus et devient véritablement engagé. D’ailleurs ne dira-t-il-pas qu’ «un artiste se doit de montrer la réalité»? De cette commune bruxelloise où les tensions se cristallisent, Philippe Vandenberg va faire une sorte de microcosme pour dénoncer non pas son quartier, mais la société entière. «Mon père se servait de Molenbeek comme une plateforme afin de créer avec férocité et cynisme ce monde fou dans lequel nous vivons», précise la jeune femme.

Aucune œuvre n’est innocente

En pénétrant dans la première salle de l’exposition Molenbeek , on voit de loin, accrochés sur les murs, soixante dessins de grand format, à la tonalité gaie et aux formes enfantines. On s’imagine un monde ludique. Mais de près, la réalité est tout autre. C’est un clash en pleine figure. Un modus operandi typique des trois dernières années de l’artiste: dans un premier temps, pour nous séduire Philippe Vandenberg choisit des couleurs joyeuses aux formes brutes rappelant l’enfance puis, dans un deuxième temps, il nous fige par des mots, des phrases chocs qui nous obligent à nous confronter au monde.

On retiendra la série Kill The Man inspirée des slogans écrits sur les panneaux lors des manifestations dans le Moyen-Orient, appelant à tuer Salman Rushdie. On la retrouve déclinée en plusieurs couleurs, divers motifs et parfois dans un rouge sang terrifiant. Dans le confort de son atelier, l’artiste transmet des messages empreints à la fois de légèreté Let’s drink the sea and dance et de noirceur intérieure «Il me faut tout oublier absolument tout». Ces dualités «intérieur-extérieur», «individualité-collectif» sont un leitmotiv dans sa création. Pourtant on ne peut s’empêcher de ressentir à quel point «le dehors» semble l’accaparer, l’étouffer. Ces sont les masses hystériques qu’il dénonce sans cesse.

Les matériaux, Philippe Vandenberg les chine lors de ses promenades quotidiennes à Molenbeek. Pour l’artiste «tout objet, tout support peut se transformer en toile». Cartons et autres déchets se voient adouber d’une seconde vie. Ici par exemple, un placard d’une chambre d’hôtel sur lequel on peut lire Kill Them. Plus loin, posés sur une table ronde, des cartons remplis de phrases personnelles écrites en lettres capitales blanches, intimes ou poétiques: «Un amour suffit», «Un homme ça dit rien ça peine à penser puis un homme ça peint un homme ça peine à peindre ça ne dit rien…». Quand on voit le choix de ses matériaux et la combinaison entre la poésie et la politique, la comparaison avec L’Arte povera nous semble pertinente. Un mouvement artistique italien, contestataire et poétique des années soixante qui n’utilisait que des matériaux «pauvres». Le choix de créer à l’aide de ces objets trouvés dans la rue peut être une façon détournée pour l’artiste de faire rentrer la communauté de Molenbeek dans son atelier. Quartier dont il croquera dans son carnet (qu’il gardera toujours sur lui) l’ambiance, la misère, les événements du quotidien, les clivages entre religieux modérés et fanatiques, mais aussi les habitants, l’architecture ou les scènes dont il a été le témoin; comme une bagarre ou un cambriolage qu’il dessine et écrit en quelques lignes. Un écho à une réalité sociale dépassant le cadre d’une simple commune (The Molenbeek Drawings).

Les œuvres font de la résistance

Et puis l’on découvre des œuvres plus politisées, plus effrayantes comme Reviens Adolphe on t’aime! Dessiné avec des feutres de couleurs joyeuses, c’est un Hitler perdu dans Molenbeek que l’on voit représenté, avec un chien en laisse et une valise sur laquelle est inscrite cette phrase historique et glaçante «la solution finale»…

Encore une fois Philippe Vandenberg joue avec nos nerfs, nous confronte avec cynisme à la haine, à la peur, à cette inquiétude qui le hante. Les sujets tels que le racisme, le culte des héros, l’hystérie de masse et cette humanité en déclin sonnent comme une ritournelle dans le travail de cet artiste tourmenté. En marchant en rond dans cette salle circulaire, où se trouvent aussi d’autres thèmes liés conflits mondiaux, il y a cette étrange impression de tourner en boucle, comme un poisson rouge dans son bocal, comme si l’homme lui-même n’arrivait pas à stopper toutes ces angoisses, qu’il recevait en pleine figure, lui le sensible, l’ultra-sensible…

Enfin cette œuvre marquante sur laquelle on lit «Les Preuves fatiguent la Vérité», une phrase empruntée au peintre français, Georges Braque, une formulation – malheureusement – très contemporaine dans ce monde où personne ne sait plus la vérité sur rien…

Dans cette exposition très ciblée sur les trois dernières années, on voit la détresse absolue d’un être humain qui aimerait agir, qui nous met sous le nez les maux de notre société afin que nous ne fermions pas les yeux. Attentif et concerné, Philippe Vandenberg était un très grand artiste dont la vie fut remplie de succès, de grandes expositions, d’échecs et de déceptions avec des critiques parfois virulentes à son égard. Mais c’est sans doute cette inquiétude permanente sur les dérives de notre monde qui semble l’avoir consumé, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le supporter et qu’il trouve la paix, en mettant un terme à sa vie. Peut-être comme ce fut le cas d’un autre grand sensible, l’écrivain Stefan Zweig, qui, pressentant ce qui allait arriver, décida de se donner la mort. Une exposition édifiante que l’on regarde les yeux grands ouverts.

Biographie

Né en 1952 près de Gand, Philippe Vandenberg, qui dessine depuis sa plus tendre enfance, étudie la littérature et l’histoire de l’art à l’université de Gand tout en faisant une formation de peinture. Sous l’influence du mouvement allemand «Les nouveaux Fauves» il produit, au début des années 1990, des peintures épaisses aux couleurs sombres avec comme motif de prédilection : des crucifix, le tout dans une atmosphère angoissante (Crucifixions). Le jeune homme gagne le prix de la Jeune Peinture Belge et se lance – suite à la découverte du travail de Jackson Pollock – dans des œuvres expressionnistes abstraites, avec notamment ses Peintures Éclats aux figures humaines déconstruites. C’est à peine à trente ans qu’il connaît la reconnaissance internationale avec des expositions à Madrid, Vienne et Washington. Le Guggenheim lui achète même une œuvre en 1986. En Belgique, côté galerie, c’est le célèbre Albert Baronian qui le présente en 1987 pour la première fois, et côté institutionnel, une rétrospective d’envergure lui est consacrée en 2000 au musée d’Art contemporain d’Anvers (M HKA). Après sa mort en 2009, ses trois enfants créent pour la succession de leur père une fondation dans le but de faire connaître son travail à l’international.

Mélanie Huchet c Haleh Chinikar

Mélanie Huchet

journaliste - critique d'art

photo © Haleh Chinikar

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