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arts

Poétique de la tentative: la «Compagnie de KOE»

Par Evelyne Coussens, traduit par Thomas Lecloux
27 août 2019 4 min. temps de lecture

La Compagnie de KOE fête ses 30 ans. Plusieurs paradoxes définissent de KOE. Trop souvent, cette compagnie est présentée comme une troupe qui prône l’art pour l’art par-dessus tout.

L’histoire de la Compagnie de KOE commence en 1989 avec la pièce De gebiologeerden (Les Fascinés), un dialogue absurde signé Peter Van den Eede et Bas Teeken, condisciples au Conservatoire d’Anvers. Les auteurs jouent deux ornithologues qui ne peuvent exprimer leur amour mutuel qu’en termes voilés, en parlant d’oiseaux. Quoique «jouer» ne soit peut-être pas le terme idoine: Van den Eede et Teeken n’entrent pas dans la peau de leurs «personnages», mais ne se livrent pas non plus eux-mêmes sur scène.

Ils y évoluent en tant qu’acteurs et observent avec compassion, depuis cette position distante, l’être tourmenté qu’est l’humain.

C’est le premier paradoxe, et peut-être le plus important, qui définit encore et toujours de KOE trente ans plus tard: celui, cher à Diderot, selon lequel le comédien ne peut être crédible que s’il entre le moins
possible dans son rôle. Créer une identification en prenant de la distance, toucher une vérité en se servant du mensonge: voilà le parti pris inattendu qui vaut à de KOE, mais aussi à d’autres compagnies apparentées comme tg STAN, leur popularité à l’étranger. En terres francophones, surtout, où le jeu d’acteur par l’incarnation prévaut encore, le public voit dans l’approche des Flamands un vent de fraîcheur.

Les pièces My Dinner with André (1998) et Vandeneedevandeschrijvervandekoningendiderot (2001), dans lesquelles Peter Van den Eede, Damiaan De Schrijver (tg STAN) et Matthias de Koning (Maatschappij Discordia) expliquent sur un ton badin ce qu’est le métier de comédien, sont jouées de brillante manière. Les deux pièces connaissent un succès éclatant à Paris dans le cadre du Festival d’automne. Entre-temps, un changement a eu lieu: Bas Teeken a quitté de KOE et Peter Van den Eede a été rejoint par l’actrice Natali Broods, avec qui il montera De man die zijn haar kort liet knippen (L’Homme au crâne rasé) en 2004 et Who’s Afraid of Virginia Woolf en 2005.

Ces deux dernières pièces sont des adaptations d’œuvres du répertoire, tandis que les précédentes étaient principalement des créations originales de la compagnie (ou de l’auteur Stefaan Van Brabandt), et que les suivantes seraient totalement dénuées de mots. Se pose par conséquent la question de savoir comment de KOE fait du théâtre, et sur quels thèmes. La réponse est à nouveau un paradoxe, à la fois simple et complexe: chez de KOE, le comment est le quoi. La tentative de faire quelque chose, de dire quelque chose, d’entamer quelque chose de «vrai» – loin de l’authentique ou du vraisemblable – est le véritable sujet de chaque représentation. Tout comme l’échec de ce qui doit être fait, dit, entamé. Pièce après pièce, de KOE prend ainsi pour thème sans cesse renouvelé le travail de l’artiste et sa tentative de dévoiler une vérité.

En 2010, de KOE se renforce en accueillant dans ses rangs l’écrivain et acteur néerlandais Willem de Wolf. À trois (Van den Eede, Broods et De Wolf), ils créent la trilogie De Wederopbouw van het Westen (La Reconstruction de l’Occident, 2010-2012), une tentative monumentale de mettre en images l’histoire (de l’art) de l’Occident.

L’arrivée de De Wolf semble aiguiser la conscience politique de de KOE. Dans Krenz, de gedoodverfde opvolger (Krenz, le successeur désigné, 2011), De Wolf établit un lien entre l’histoire du dernier dirigeant de la RDA, Egon Krenz, et son propre cheminement idéologique et personnel. Ce monologue est une œuvre didactique prenante qui reconstruit le passé de l’auteur et celui de l’Allemagne, mais qui pose en même temps un regard critique sur cette reconstruction en montrant son caractère illusoire. Ce paradoxe aussi est inscrit dans l’ADN de de KOE: la déconstruction de vérités supposées et l’assemblage simultané des morceaux pour construire une autre vérité – plus fondamentale.

Il peut paraître étonnant de prêter un potentiel politique à de KOE, mais la compagnie est trop souvent présentée comme une troupe qui prône l’art pour l’art par-dessus tout, un club qui se livre à des exercices de forme et à des figures de style mais ne dit rien de substantiel sur la société d’aujourd’hui. Certes, Van den Eede & co sont allergiques à la littéralité de la déclaration politique – il est rare qu’ils expriment une position sur une question de société – mais c’est précisément là le fondement de leur poétique, cette constante tentative de commencement qui confère à leur travail un élan politique utopique et profond.

Le simple fait que la plupart des pièces de de KOE se terminent par un début illustre bien ce propos. La philosophe juive allemande Hannah Arendt (1906-1975) définissait l’être humain comme un commencement et faisait de cette qualité la condition du changement social. En d’autres termes, le potentiel politique de de KOE réside dans le choix de prendre pour fondement le concept de «commencement». L’espoir que renferme cette approche permet à de KOE de se soustraire au stéréotype de la compagnie postmoderne. Car si l’ironie pleine de superbe, le doute et la déconstruction sont ses principaux outils, elle se garde bien du cynisme et du nihilisme qui caractérisent souvent une vision postmoderne du monde.

Peut-être la Compagnie de KOE
est-elle même, dans l’essence, une compagnie romantique. Car dans son monde, chaque fin marque – ultime paradoxe – un nouveau début.

Evelyne-coussens-c-Johan-Martens

Evelyne Coussens

critique de théâtre

photo © J. Martens

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