Rineke Dijkstra vidéaste: l’art de regarder
La photographe néerlandaise Rineke Dijkstra présente pour la première fois à Paris, à la Maison européenne de la photographie (MEP), quatre de ses installations vidéo qui explorent toujours plus l’identité et les phases de transition de l’enfance et de l’adolescence. Des portraits en mouvement qui réinterrogent la manière de regarder l’autre et notre place d’observateur, redéfinissant ainsi les nouvelles frontières dans l’art.
© Koos Breukel
Regarder, observer, déplacer les points de vue, tels sont les maîtres-mots de Rineke Dijkstra, l’une des portraitistes néerlandaises les plus novatrices de sa génération. Cette native de Sittard, installée à Amsterdam, explore depuis plus de trente ans les questions de l’identité, de l’intimité, de la vulnérabilité et du passage du temps. Ses portraits photographiques, frontaux et épurés, lui ont valu de multiples récompenses. Influencée par les maîtres de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, comme Vermeer et Verspronck, elle crée des tensions avec ses modèles, entre ce qu’ils sont et leur représentation.
Sa série Beach Portraits, sur des adolescents posant sur des plages en Caroline du Sud, en Pologne et en Ukraine, a réussi une percée remarquable sur la scène contemporaine dans les années 1990. Depuis lors, Rineke Dijkstra en fait son leitmotiv, déployant ses thématiques sur des femmes qui viennent d’accoucher ou encore des soldat·es israélien·nes après leur enrôlement. Son intérêt croissant sur ces phases de transition émotionnelles l’a vite amenée à explorer l’image filmique et à réaliser ses premières vidéos.
De la fixité au mouvement
C’est au mitan des années 2000 qu’elle s’y consacre véritablement, en parallèle de son parcours photographique. Sur le même modus operandi (caméra fixe, sujets isolés, fond blanc ou minimaliste), ses œuvres repensent «le regard que nous portons sur nous-mêmes, la façon dont nous nous présentons au monde et ce qui résiste à notre contrôle». C’est ce que nous invite à découvrir la Maison européenne de la photographie (MEP) à Paris, avec quatre de ses installations, présentées pour la première fois dans une institution parisienne.
© Rineke Dijkstra - Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York
L’exposition intitulée I See You incite à nous concentrer sur cette relation entre le regardeur et le regardé. Sur deux d’entre elles, la vidéaste multiplie les points de vue, utilisant à la fois trois écrans et trois caméras. Car comme de coutume chez Rineke Dijkstra, il ne s’agit pas seulement «de voir mais aussi d’aller à la rencontre de l’autre». La MEP choisit de mettre en exergue sa pratique vidéo dans deux ensembles, filmés en 2009 et en 2014. Le premier se focalise sur des élèves à la Tate Liverpool, le second examine la création artistique avec des jeunes prodiges russes en danse classique et en gymnastique.
Du médium photographique à l’art filmique, entre fixité et mouvement, immobilité et permanence, cette «reine du portrait» de 64 ans ouvre ici le champ des perspectives sur l’acte de regarder et notre rôle d’observateur dans la société contemporaine.
De l’uniformité à l’individualité
La visite démarre au deuxième étage avec Ruth Drawing Picasso, qui nous invite à suivre pendant six minutes une écolière anglaise en uniforme. Assise sur le sol, armée d’un crayon et d’un carnet, elle tente de reproduire La Femme qui pleure (1937) de Picasso. Le frottement de la mine sur le papier, généré par le geste, finit par bercer spectateurs et spectatrices, observant cette jeune fille concentrée, de corps et d’esprit, sans bouger, imperturbable.
© Rineke Dijkstra - Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York
Pour I Can See a Woman Crying, Dijkstra utilise le triptyque avec trois caméras centrées cette fois sur un groupe d’écoliers. À la question «Pourquoi pleure-t-elle?», chacun donne son ressenti à la fois drôle, perplexe et triste sur cette œuvre représentant Dora Maar en larmes, située toujours hors-champ. La combinaison des points de vue et des voix, qui se succèdent ou se chevauchent, révèle peu à peu leurs individualités.
© Rineke Dijkstra - Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York
Avec Marianna (The Fairy Doll), la vidéaste nous plonge pendant dix-neuf minutes en pleine répétition auprès d’une ballerine de dix ans au sein de l’école de ballet pour enfants d’Ilya Kuznetsov à Moscou. Salle rose et tutu sont au rendez-vous pour ce rêve de jeunes filles. Entre plan fixe et trois caméras, l’artiste capte les mouvements de la petite danseuse, ses regards, ses sourires, ses émotions au rythme du flot d’indications de sa professeure qu’on ne voit pas. Le martèlement de mots, mêlé à la musique La fée des poupées (Die Puppenfee) de Josef Bayer, souligne la rigueur de cette discipline pour atteindre grâce, coordination et perfection.
© Rineke Dijkstra - Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York
The Gymschool conclut la visite. Elle décompose ici, sur trois écrans et pendant quinze minutes, l’évolution des corps laxes et délicats de gymnastes de 8 à 12 ans en plein exercice. De la maladresse des premières à la virtuosité des dernières vient se confronter le son de leurs corps-pieds-mains qui frappent le sol, marquant ainsi la difficulté de l’apprentissage.
© Rineke Dijkstra - Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York
C’est tout l’art filmique de Rineke Dijkstra, en quatre installations. Ses mises en scène sommaires s’extraient du cadre préétabli, marquées par la vérité et la spontanéité des enfants, quand codes vestimentaires et disciplines artistiques s’extirpent de l’uniformité au profit de leur individualité. Un processus passionnant dans lequel la durée du regard joue un rôle important, renforcée par le son, élargissant ainsi les dimensions du médium photographique.