«The Ex» : plus de quarante ans de renouvellement et de résistance
Le légendaire groupe underground néerlandais The Ex vient de fêter son quarantième anniversaire. Comme il convient à ce groupe capricieux et en constante métamorphose, il l’a célébré avec les deux pieds bien ancrés dans le présent. Toujours contestataire, fidèle à son principe du DIY et posant un regard musical sur le vaste monde.
The Ex: le nom le dit déjà. Nous nous sommes défaits d’un passé et maintenant un nouvel avenir nous attend, dans d’autres environnements, avec d’autres gens. Le groupe qui porte le nom The Ex en 2019 est donc, sous de nombreux aspects, totalement différent du groupe The Ex de 1979. Tout d’abord, des quatre membres du groupe actuel, seul le guitariste Terrie Ex (pseudonyme de Terrie Hessels) était déjà là lors de la première apparition du groupe à un festival punk à Castricum (Hollande-Septentrionale), alors qu’à l’époque ils n’avaient encore qu’un nom de groupe, mais aucun instrument, ni même la moindre idée de la manière d’en jouer.
Quelque quarante ans plus tard, les choses ont évidemment changé. Cependant, sur leur dernier album 27 Passports de 2018, les musiciens semblent toujours inventer sur place leur son anguleux et plein de fraîcheur: la batterie hoquète, les guitares atonales se déchaînent, et les mélodies accrocheuses du guitariste et chanteur Arnold de Boer ont la même simplicité efficace que celles des musiciens éthiopiens et ghanéens avec lesquels ils jouent et partent très régulièrement en tournée. Même si au cours de ces quarante ans, ils ont créé une œuvre phénoménale, aux festivals qu’ils organisent en cette année anniversaire ils ne jouent, cohérents avec eux-mêmes, que des morceaux de 27 Passports. The Ex ne joue pas son ancien répertoire; les musiciens avouent même qu’ils auraient du mal à se souvenir des mélodies.
Transformations
Il est étonnant de constater à quel point les mélodies de De Boer sur 27 Passports sont déterminantes, vu qu’il n’a rejoint le groupe qu’en 2009, pour remplacer G.W. Sok (pseudonyme de Jos Kleij) qui avait été pendant trente ans le visage du groupe, avec son chant parlé corrosif, ses textes fortement engagés et ses jeux de mots dadaïstes. Alors que la plupart des groupes ne vivent une telle transformation stupéfiante qu’une seule fois au plus dans leur existence, pour The Ex, c’était du gâteau. Pendant quarante ans, les membres du groupe sont allés et venus, en partie parce que leur calendrier de tournées a toujours été intense et plus porté par l’enthousiasme que par la sécurité financière, en partie pour rester frais sur le plan artistique. Ce n’est pas pour rien que leur album le plus célèbre et le plus vendu, Scrabbling at the Lock de 1991, est une collaboration avec le celliste avant-gardiste américain Tom Cora, dans laquelle les mélodies folk aux accents est-européens se heurtent à un post-punk grinçant. Tout autant aimés sont les deux albums réalisés par le groupe avec le saxophoniste éthiopien Getatchew Mekuria, Moa Anbessa
et Y’Anbessaw Tezeta, cocktails de riffs sauvages et de jazz exotique.
Faire tout soi-même
Les musiciens invités courent comme un fil rouge dans l’œuvre du groupe. Au début, ce sont surtout des amis de l’univers du squat et du punk, mais plus tard le groupe se découvre des âmes sœurs dans l’improvisation jazz. Sur l’ambitieux double-album Joggers & Smoggers de 1989, le tromboniste Ab Baars et Wolter Wierbos font déjà partie du groupe, aux côtés de Thurston Moore et Lee Ranaldo, les guitaristes de Sonic Youth. Ensuite, l’album expérimental
Instant de 1995 se compose uniquement de brèves improvisations libres avec Baars, Wierbos, le batteur de musique improvisée Han Bennink et le percussionniste Michael Vatcher. Pour les guitaristes Terrie et Andy Moor, l’intérêt pour l’improvisation jazz va encore plus loin. Ils se sont mis à jouer toujours plus librement et se meuvent aussi très régulièrement dans le circuit du free jazz, notamment avec leur projet parallèle Lean Left, avec le batteur de free jazz Paal Nilssen-Love et le saxophoniste Ken Vandermark.
Si quelque chose réunit l’univers punk des années 1980 et l’improvisation jazz, c’est bien le DIY: Do It Yourself. Une éthique qui imprègne tout ce que fait The Ex. Hessels, Kleij et la batteure Kat Ex (Katrin Bornefeld) se sont rencontrés dans le milieu squat d’Amsterdam au début des années 1980, et Hessels habite toujours dans une villa squattée à Wormerveer (Hollande-Septentrionale). La production des albums, le design des pochettes, l’organisation des concerts, The Ex fait tout lui-même de bout en bout . Le grand nombre de musiciens invités s’explique aussi par ce principe : qui veut opérer hors des institutions a besoin d’amis.
Une œuvre faite d’anomalies
La méthode de travail DIY et les constantes transformations expliquent aussi que, malgré ses remarquables états de service, une grande partie de l’œuvre de The Ex soit presque tombée dans l’oubli. Le groupe n’a aucun chef-d’œuvre incontesté et les journalistes qui listent les classiques oublient constamment ses albums. L’un des rares articles de fond sur The Ex est un essai de 2015 concernant l’album Mudbird Shivers qui se trouve sur le weblog Popmatters de Chicago. Mudbird Shivers de 1995 est l’un des nombreux albums oubliés du groupe, un chef-d’œuvre expérimental bizarre, datant de la brève époque où Hans Buhrs avait rejoint le groupe en tant que deuxième chanteur et tiré le son vers le blues beefheartien.
Un tel élargissement de groupe, qui secoue la hiérarchie, ne peut venir à l’idée que d’une formation telle que The Ex. L’album est une anomalie au sein d’une œuvre qui, après examen plus approfondi, se compose presque uniquement d’anomalies et qui, dans ce sens, peut être tout autant considéré comme le Grand Chef-d’Œuvre du groupe que n’importe quel autre de ses albums.
Jouer pour des connaisseurs
En 2019, la musique tourne autour des débutants et des mythes: les jeunes groupes reçoivent toute l’attention et sont délaissés dès leur deuxième ou troisième album. De plus, le terrain de jeu est aux musiciens qui, au moins à partir des années 1990, jouent et exploitent soigneusement leur propre histoire. Presque tous les groupes ayant plus de dix ans d’existence ont déjà fait une fois une tournée où ils jouaient l’un de leurs albums classiques du début à la fin, souvent accompagnée d’une réédition de luxe avec bonus tracks et d’une réplique du premier plectre du guitariste. Mais jusqu’à présent The Ex évite soigneusement sa propre canonisation – même au cours d’une année anniversaire comme celle-ci – car cela va diamétralement à l’encontre de sa philosophie artistique. C’est cet entêtement qui fait que le groupe continuera toujours à jouer pour un public de connaisseurs qu’il a dû découvrir lui-même, un public attiré justement par cet entêtement. Reste à voir s’il entrera un jour dans les livres d’histoire, mais au fond peu importe. The Ex joue en ce moment. Allez le voir.