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arts

Une boulimie fébrile : le paysage des polyphonistes

Par Rudy Tambuyser, traduit par Jean-Philippe Riby
31 mai 2019 5 min. temps de lecture

Ce
livre du musicologue Paul Van Nevel et du photographe Luk Van
Eeckhout est un ouvrage précieux, prestigieux, aussi intéressant à
lire qu’à regarder. Une déclaration d’amour tant attendue et
préparée avec soin à l’adresse des chanteurs et compositeurs des
XVe
et XVIe
siècles, illustres en leur temps, originaires de la région
aujourd’hui frontalière entre la France et la Belgique, tels que
Josquin des Prés, Guillaume Dufay ou Roland de Lassus
.

Comme c’est le cas lorsque la bouche parle de l’abondance du cœur, l’ensemble est plein de contradictions: observation irréprochable et logique contestable, intime connaissance et interprétation subjective, étude pointue et rêve qui se veut réalité.

Notez que l’ouvrage se défend explicitement d’être une étude scientifique. Entreprise d’ailleurs sans doute impossible, concernant une théorie de la représentation telle que Van Nevel veut nous l’exposer, et dans laquelle il voit des aspects du monde extérieurs à la musique se refléter (trop) concrètement dans la technique de composition.

Plus
encore, nous pouvons fort bien imaginer qu’un homme comme Van
Nevel, qui a consacré sa vie à la recherche, se soit senti soulagé
en s’abandonnant pleinement, à une spéculation poétique.
Laquelle peut être aussi riche d’enseignements.

Si
vous appréciez tant soit peu l’esthétique et la métaphore, vous
connaissez cette impression: à l’occasion d’une promenade dans
la nature, votre regard tombe sur une belle église dominant la
campagne ou les replis d’une vallée, et vous vous rendez compte
alors que plus rien ne fait référence à la modernité dans votre
champ de vision, hormis peut-être le smartphone avec lequel vous
tentez d’immortaliser cet instant vierge. Vous comprenez soudain
que votre impression devant ce spectacle ne pouvait être plus proche
de celle qu’éprouvèrent les contemporains de l’époque.

Il
semble aller de soi que cette sorte d’identification anachronique
devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que la période
considérée est ancienne. N’est-il pas plus aisé de sentir
l’atmosphère d’un salon Art nouveau dans lequel Debussy a joué
Pelléas,
que de rechercher le chœur d’église qui a créé la nouvelle
messe de Josquin des Prés?

Certainement
pas. Ce n’est qu’une illusion. Le paramètre acoustique rend les
choses plus difficiles. Notre oreille a bien plus de mal avec
l’histoire que notre œil.

Les
nombreuses photographies, de toute beauté, réalisées pour
l’ouvrage par Luk Van Eeckhout, reflètent toutes cette expérience,
étant entendu qu’aucun filtre n’a été utilisé ni aucune
retouche effectuée afin de créer une atmosphère ou de supprimer un
détail moderne. Il faut le dire: le mal que le photographe et Van
Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec
élégance et calme de charmant à mélancolique, est vraiment
stupéfiant.

Le
but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus
loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et
demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par
les «Franco-Flamands», des chanteurs et compositeurs issus d’une
très petite région frontalière chevauchant partiellement la
Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu
que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait.

Bien
entendu, la prémisse est double. D’une part elle est triviale: il
n’y a rien d’étonnant à ce que l’environnement d’un artiste
contribue à la formation de son horizon expressif et esthétique.
Reste à savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point ce
mécanisme est conscient ou retraçable? D’autre part, et c’est
ce qui intéresse Van Nevel, la question est plutôt délicate: qu’en
est-il lorsque nous associons les vallonnements du paysage à ceux de
la mélodie d’une composition? Qu’en est-il lorsque nous
associons la mélancolie brumeuse d’un vallon humide à
l’expression psychologique de l’intervalle auquel a recours le
compositeur? Et si, rétrospectivement, nous voulons mesurer le
silence si caractéristique de l’époque médiévale (le fond
sonore des polyphonistes doit avoir été une sorte de calme
inimaginable pour nous), pour nous prononcer sur la dynamique vocale?
Nul doute que nous nous engageons là sur un terrain glissant comme
une patinoire.

Mais
le plaisir évident avec lequel Van Nevel chausse ses patins pour
s’aventurer sur cette glace est, curieusement, une qualité
remarquable de ce livre. Sauf que Van Nevel ne parvient jamais à
emporter l’adhésion en dépit de ce qu’il a laissé entendre en
introduction à son ouvrage.

Sa
volonté de démonstration, malgré sa prolixité, évolue
subrepticement mais ne dépasse guère le stade d’une ode riche et
luxueuse.

Parfois, dans un enthousiasme presque fanatique. Van Nevel chante les louanges d’un style et d’une période, d’un art emblématique et très élaboré, dont il nous assure cependant implicitement que nous pouvons le déchiffrer si nous savons écouter et regarder autour de nous.

Cette
boulimie quelque peu fébrile de l’auteur est renforcée par le
plaisir et la malice avec lesquels il utilise des archaïsmes, mais
il le fait toujours à bon escient. Ce style archaïsant est encore
plus évocateur, grâce à un effet quelque peu synesthésique qui
correspond bien à l’argumentation centrale de l’ouvrage.

Enfin,
dans son besoin de communiquer avec générosité, Van Nevel sait
aussi se montrer critique: par exemple envers la barbarie et
l’acharnement qui ont abouti à la destruction de la cathédrale de
Cambrai – édifice fabuleux, selon la tradition. Envers le bruit si
caractéristique de notre époque, à l’inverse du silence d’antan,
et qui met à mal notre ouverture à la musique des siècles passés.
Ou encore envers la saturation des sens qui prive l’homme moderne
de tant de choses. Het
landschap van de polyfonisten

(Le Paysage des polyphonistes) est un beau livre de salon, d’un
luxe incroyable, magnifiquement illustré, une mine d’informations,
un rêve phénoménologique et, par moments, une belle source de
réflexion.

PAUL VAN NEVEL & LUK VAN EECKHOUT (photos), Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands1400-1600 (Le Paysage des polyphonistes. Le monde des Franco-Flamands), Lannoo, Tielt, 2018, 288 p. (ISBN 978 94 014 5399 8).

Rudy Tambuyser

critique de musique

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