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littérature

Une maestria consciente : Ilja Leonard Pfeijffer

Par Lars Bernaerts, traduit par Françoise Antoine
2 décembre 2019 30 min. temps de lecture

L’écrivain Ilja Leonard Pfeijffer, qui adopte volontiers un profil littéraire classique, cherche surtout, à travers une variété de genres, de thèmes et de tons, la façon dont l’homme évoque sa réalité. Ces dernières années, il se manifeste de plus en plus comme faiseur d’opinion, et ce souvent par le biais d’une poésie sophistiquée.

Ilja Leonard Pfeijffer (1968), écrivain néerlandais émigré en Italie, sait comment l’on devient un auteur littéraire important. En 2012, il l’illustre de manière hyperbolique dans un recueil de chroniques sur l’écriture intitulé Hoe word ik een beroemd schrijver? (Comment devenir un écrivain célèbre?) La couverture montre la silhouette reconnaissable de Harry Mulisch (1927-2010), grand écrivain néerlandais d’après-guerre, tandis qu’au dos se trouve la silhouette de Pfeijffer lui-même, accompagnée d’une petite paire de ciseaux comme sur le devant. Le message est clair: cet auteur est l’égal des plus grands et sait parfaitement comment atteindre ce statut. Ce «guide pratique» littéraire est bien entendu ironique de bout en bout, depuis le titre jusqu’à la dernière ligne. Il n’empêche que sa lecture nous apprend toutes sortes de choses fascinantes sur le métier d’écrivain et le champ littéraire néerlandais. Reste aussi qu’Ilja Leonard Pfeijffer est réellement un écrivain célèbre (du moins dans le monde néerlandophone) et qu’il semble en outre, dans la droite ligne du guide pratique, suivre pour cela une recette. Chacun des aspects suivants est à même de dépeindre l’auteur: la maîtrise du jeu littéraire, l’ironie et la parodie, la suggestion que la vie suit un scénario, et le cheminement conscient vers la maestria littéraire.

Aussi prétentieux que puisse paraître le jeu des scénarios, il touche dans l’œuvre de Pfeijffer à des questions fondamentales pour l’homme et le monde actuels. Prenons par exemple le personnage d’Abdul, dans le récent roman à succès Grand Hotel Europa (2018)1. Abdul occupe le poste de groom dans l’hôtel où séjourne le romancier-narrateur Ilja Leonard Pfeijffer. Au cours d’une longue conversation avec l’écrivain, Abdul raconte sa terrible fuite vers l’ «Europe». Ilja retranscrit fidèlement le récit du jeune migrant dans son carnet. Plus loin dans le roman, un inspecteur de police confronte Ilja au fait que l’histoire de la fuite d’Abdul est calquée trait pour trait sur l’Énéide de Virgile et ne peut donc être authentique. Abdul proteste: «Je n’ai pas menti et n’ai pas non plus déformé la vérité. J’ai raconté le plus important de telle manière que quelqu’un qui ne l’a pas vécu puisse malgré tout le comprendre» (pp. 335-336). Afin de présenter son expérience personnelle de façon convaincante, Abdul s’en remet donc aux belles-lettres. Ainsi coulée dans le moule à la fois concret et universel de la littérature, son histoire n’en devient pas moins, mais plus authentique.

Cela nous plonge au cœur de l’œuvre de Pfeijffer. À travers une importante variété de genres, de thèmes et de tons, cette dernière raconte comment l’homme évoque sa réalité. L’homme projette ses fantasmes sur le réel et essaie ainsi de vivre de manière effective dans son imagination. Ces fantasmes empruntent beaucoup à la fiction déjà en circulation, notamment à la littérature. L’œuvre de Pfeijffer fait donc abondamment référence à d’autres œuvres littéraires, à l’instar d’Abdul qui s’appuie sur l’Énéide. Pfeijffer s’emploie en outre constamment à transmettre la tradition littéraire: il compose plusieurs anthologies de poésie ambitieuses, écrit une histoire des lettres classiques, revisite les mythes grecs, traduit et assure préfaces et postfaces d’éditions.

Poésie sophistiquée

À ce profil de spécialiste de la littérature de l’Antiquité, Pfeijffer en allie un second, s’étant fortement manifesté ces dernières années en tant que leader d’opinion, surtout dans la société néerlandaise. En qualité de chroniqueur, il a commenté la politique néerlandaise puis également l’italienne, la question de l’immigration ainsi que, ces dernières années, l’impact du tourisme de masse. Une caractéristique de Pfeijffer est qu’il recourt régulièrement, pour ces contributions au débat journalistique et social, à la poésie. À la suite de l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, il écrit ainsi un poème en alexandrins et compose en 2019 une série de sonnets sur l’actualité pour le quotidien néerlandais NRC. Implicitement, cela suggère de sa part une croyance ferme en l’importance sociale de la poésie, si indirect que puisse être son impact.

Pfeijffer débute toutefois avec une poésie qui est tout sauf à la mode ou accessible: van de vierkante man (de l’homme carré, 1998) se situe plutôt dans la lignée du poète néerlandais Lucebert (1924-1994) qu’il admire. Les poèmes de Pfeijffer sont baroques, ludiques, abscons et pleins de métaphores inventives. Dans l’agilité et l’érudition des premiers recueils transparaît aussi quelque chose de Pindare, auquel Pfeijffer a consacré plusieurs années de recherche, sa thèse de doctorat à l’Université de Leyde portant sur trois odes du poète grec.

Par cette poésie sophistiquée, Pfeijffer s’oppose à la poésie accessible en vogue à l’époque et qu’il combat d’ailleurs dans ses critiques poétiques. Het geheim van het vermoorde geneuzel (Le Secret du verbiage assassiné, 2003) rassemble une série de critiques, d’où ressort nettement son attitude polémique. Ses prises de position donnent aussi régulièrement lieu à des controverses dans le milieu littéraire néerlandais. Sa sélection toute personnelle de poésies néerlandaises, publiée en 2016 dans une anthologie faisant figure d’autorité, suscite notamment de nombreuses réactions et discussions.

Ces dernières années pourtant, la poésie de Pfeijffer devient plus accessible et plus urgente, le poète se distanciant visiblement de son ancienne poétique. Comme le suggère le sujet lyrique d’Idyllen (2015): «Mal inspiré jadis, je me suis fourvoyé, / petit déracineur mû par sa vanité. / L’illusion de devoir remuer de plus belle / un sol déjà mouvant et saper à la pelle / des tas de certitudes n’aura rien arrangé.» Ses poèmes frappent encore par la maîtrise du style et de la forme. Pfeijffer écrit selon les exigences formelles les plus strictes, comme en témoignent le cycle de sonnets Giro giro tondo (2015) ou les alexandrins d’Idyllen et de Van oorlog en liefde (De la guerre et de l’amour, 2016).

Métafiction et ironie

Si Pfeijffer débute avec une poésie démodée, l’on peut dire que sa prose s’inscrit dans un style dont la mode vient de passer. Il excelle en effet dans le style truffé de métafiction, de parodie et d’intertextualité si caractéristique du postmodernisme. C’est dans un style narratif nabokovien que le narrateur de son premier roman, Rupert. Een bekentenis (Rupert, une confession, 2003) se défend devant un jury pour une affaire de viol. Sa rhétorique douteuse conduit le jury et le lecteur en différents endroits de Steppoli, la ville inventée où tout se passe. Dans Rupert, la rhétorique se développe par analogie avec une errance urbaine. Pfeijffer développe également cette analogie dans Het grote baggerboek (Le Grand Livre vaseux, 2004) et son roman très acclamé La Superba (2013). Mais cette écriture postmoderne – avec des narrateurs peu fiables et des personnages équivoques qui imitent explicitement la fiction – culminera d’abord dans Het ware leven, een roman (La Vraie Vie, un roman, 2006). Ce roman, ou plus exactement cette parodie de roman, se compose de 92 chapitres et alterne avec esprit et vivacité les nombreux narrateurs, les niveaux narratifs, les styles et les genres. Ce qui unit les chapitres, c’est un procédé parodique et métafictionnel très poussé: l’illusion de la fiction romanesque est sabordée dès le départ.

Malgré l’annonce d’un changement de cap, la métafiction et l’ironie sont encore présentes dans les romans engagés et empreints de critique socioculturelle La Superba et Grand Hotel Europa. Le premier propose une analyse pointue de la crise migratoire en confrontant différentes perspectives: le migrant de luxe venu du Nord, le réfugié du Sud ou encore l’émigration historique de l’Europe vers l’Amérique. Toutes ces perspectives convergent dans la ville de Gênes et sont réunies par l’écrivain néerlandais Ilja qui y a planté ses pénates. Le narrateur lui-même ne perd pas une occasion de commenter la construction et la thématique du roman en devenir. La Superba trouve en outre son pendant dans le roman épistolaire Brieven uit Genua (Lettres de Gênes), une construction non moins littéraire de longues lettres que Pfeijffer adresse à son amie Gelya, à sa mère, à son éditeur et à lui-même quand il était plus jeune. Les lettres se transforment en essais à part entière, où l’intellectuel critique socioculturel revient en force sur le devant de la scène.

Dans Grand Hotel Europa (2018), la critique socioculturelle se concentre sur les thèmes du tourisme et de l’identité européenne. Une fois de plus, le personnage principal est l’écrivain Ilja, qui se plaît à soupeser quelle structure donner à son roman. Le roman doit se dévoiler peu à peu en tant que roman pour montrer qu’il est lui-même soumis à ce jeu de la réalité et de l’imagination qui tient la vie dans son poing. De la même façon, le touriste est fasciné par une authenticité toute fictive et l’Europe tire son identité de la représentation nostalgique qu’il se fait de la tradition et de l’histoire.

Cette thématique de la fiction et de la réalité a été déclinée par Pfeijffer en une multitude de sujets (immigration, tourisme, amour, etc.) et de genres. Cette diversité des genres est caractéristique de l’auteur. En prose, il couvre une diversité de genres allant de la critique à l’essai, en passant par la chronique, le récit de voyage, les nouvelles ultra-courtes et les romans. Il a aussi écrit des paroles de chansons, une pièce radiophonique, un documentaire télévisé et nombre de pièces de théâtre. Avec sa sprezzatura, son audace poétique, la portée de son œuvre et son profil de polémiste et d’intellectuel, Pfeijffer incarne avec brio le scénario de l’écrivain célèbre.

Grand Hotel Europa

Traduit du néerlandais par l’atelier de traduction littéraire du Nouveau centre néerlandais à Paris animé par Isabelle Rosselin.

CHAPITRE PREMIER

La mission

La première personne à qui j’adressai quelques mots depuis longtemps – en dehors des propos laconiques échangés avec mon chauffeur de taxi bourru au début et à la fin de la course – fut un jeune noir, maigre, vêtu de la nostalgique livrée rouge d’un groom. Je l’avais vu de loin, assis sur les marches de marbre du perron, devant l’entrée flanquée de colonnes corinthiennes, sous les caractères dorés de l’inscription «Grand Hotel Europa», tandis que le taxi atteignait lentement, dans un crissement de gravier, le bout de la longue allée de platanes. Il était en train de fumer, mais s’était levé dans l’intention de s’occuper de mes bagages. Tandis que la voiture s’éloignait sur le gravier, je lui dis, parce que c’était vrai et que j’étais désolé d’avoir perturbé sa pause cigarette en arrivant, que j’avais fait un long voyage et que, moi aussi, je fumerais bien une cigarette. Je lui tendis mon paquet bleu ciel de Gauloises brunes sans filtre et lui présentai du feu avec mon Zippo solid brass. Sur le calot du broom était brodé «Grand Hotel Europa» en lettres dorées. Nous nous assîmes. Nous fumions en silence côte à côte depuis quelques minutes, sur les marches de la somptueuse entrée de cet hôtel jadis grandiose où j’avais l’intention de m’installer provisoirement, lorsqu’il prit la parole.

«Pardonnez-moi de ne pouvoir réprimer ma curiosité, dit-il, mais puis-je vous demander d’où vous venez?»

Je soufflai ma fumée en direction du nuage de poussière que le taxi avait laissé en souvenir au loin, au bout de l’allée, à la lisière de la forêt.

«Il y a plusieurs réponses possibles à cette question, dis-je.

– Je serais ravi de toutes les entendre, mais si cela prend trop de votre temps, vous pourriez peut-être me donner la plus belle.

– La raison principale qui m’a amené ici, c’est que j’espère trouver du temps pour des réponses.

– Je vous prie de m’excuser de vous avoir dérangé dans cette mission d’importance. Je ne dois pas oublier que ma curiosité peut embarrasser nos hôtes, comme le répète toujours monsieur Montebello.

– Qui est ce monsieur Montebello? lui demandai-je.

– Mon patron.

– Le concierge?

– Il a horreur de ce mot, même s’il en apprécie l’étymologie. Il m’a appris que cela vient de «comte des cierges». Pratiquement tout ce que je sais, je le tiens de monsieur Montebello. Il est comme un père pour moi.

– Comment veut-il qu’on l’appelle alors?

– Il est maître d’hôtel, mais il préfère le titre de majordome qui contient le mot latin «maison» parce que, selon lui, notre tâche principale est de veiller à ce que nos hôtes oublient l’endroit qu’ils appelaient leur «maison» avant de venir ici.

– Venise.», dis-je.

La cendre de ma cigarette tomba sur mon pantalon au moment où je prononçai le nom de cette ville. Il s’en aperçut et, avant même que j’aie pu protester, il avait déjà retiré l’un de ses gants blancs pour épousseter avec le plus grand soin la jambe de mon pantalon. Ses mains noires étaient maigres.

«Merci beaucoup, dis-je.

– C’est quoi Venise?, demanda-t-il.

– L’endroit que j’appelais ma maison avant de venir ici et la plus belle réponse à votre précédente question.

– C’est comment Venise?

– Vous n’êtes jamais allé à Venise?

– Je ne suis jamais allé nulle part. Seulement ici. C’est pour cela que, au grand dam de monsieur Montebello, j’ai pris la mauvaise habitude d’importuner nos hôtes avec ma curiosité. Je tente d’entrevoir le monde à travers leurs histoires.

– Quel endroit appeliez-vous votre maison avant de venir ici?

– Le désert, dit-il. Mais monsieur Montebello m’a fait oublier le désert. Je lui en suis reconnaissant.»

Je laissais mon regard vagabonder sur le domaine qui ceinturait l’hôtel. La colonnade était envahie de lierre. Un des grands vases en terre cuite d’où jaillissait un bougainvillier ondoyant était fissuré. De la mauvaise herbe poussait dans le gravier. Sensation de paix – mais ce n’était pas le mot – de résignation. Autant accepter le passage du temps, la perte de toute chose.

«Venise, c’est du passé et j’espère que monsieur Montebello m’aidera, moi aussi, à l’oublier.»

J’écrasai ma cigarette dans le pot de fleurs qui nous avait servi de cendrier. Il en fit de même et se leva d’un bond pour s’occuper de mes bagages.

«Merci de m’avoir tenu compagnie, dis-je, puis-je vous demander votre nom?

– Abdul.

– Enchanté d’avoir fait votre connaissance, Abdul.» Je lui dis mon nom. «Entrons. Que l’aventure commence!»

CHAPITRE PREMIER

La mission

Dans la suite, il y avait des objets qui semblaient échoués – de vieux livres, une clochette en cuivre, un grand cendrier en forme de demi-globe qu’Atlas coltinait sur ses épaules, un crâne de souris, divers articles d’écriture, un monocle dans un étui, une chouette effraie empaillée, un coupe-cigare, une boussole, une guimbarde, une marionnette wayang, des plumes de paon dans un vase en laiton, un siphon d’eau de Seltz et un moine en bois servant apparemment de casse-noix – et on ne savait pas précisément s’ils étaient censés s’intégrer à un concept de décoration, ou s’ils découlaient d’une mise en œuvre inaboutie de plusieurs idées divergentes d’aménagement au cours de l’histoire, sans qu’on ait pris la peine d’éliminer les résultats des précédentes tentatives du même ordre, ou encore s’il s’agissait d’objets oubliés par d’anciens voyageurs, dont les femmes de chambre s’étaient jusqu’à ce jour refusé à effacer les traces, partant de la conviction philosophique que le passé façonnait le présent par le dépôt épars de sédiments aléatoires au cours d’un processus irréversible.

CHAPITRE QUATRE

Fille de la mémoire

L’amour vrai de ma vie vit dans mon souvenir. Cette phrase est, malgré l’allitération, terrible à écrire.

CHAPITRE CINQ

Un cygne en mode disco

À peine avais-je écrit cette phrase que j’entendis frapper à la porte de ma chambre. J’enfilai ma veste et ouvris. C’était Louisa, une des femmes de chambre. Je la remerciai de s’être déplacée, en lui précisant toutefois qu’à mon grand regret, je n’avais rien commandé, mais je me déclarai bien sûr tout disposé à réparer cette omission, pour peu que je puisse lui être utile d’une quelconque façon.

«Je suis vraiment désolée de vous déranger, maestro Leonard, dit Louisa, mais on m’a chargée de vous inviter à la cérémonie.

– J’apprécie cette invitation à sa juste valeur, répliquai-je, mais pour l’heure je n’ai pas la moindre idée du genre de cérémonie dont il pourrait s’agir.

– Le nouveau propriétaire m’a demandé de convier tous les fidèles clients dans le hall d’accueil. Aucun d’entre nous ne connaît ses intentions. Monsieur Wang aime les surprises. Si vous le souhaitez, je vous excuserai auprès de lui.

– Non, non, pas question, dis-je. Je suis très honoré de compter déjà parmi les fidèles clients et le hasard veut que j’adore les cérémonies. Je descends tout de suite.»

Jambes écartées, vêtu de son costume noir, monsieur Wang attendait dans le hall, l’interprète à ses côtés. Il se balançait d’avant en arrière pour faire comprendre qu’il était patient de nature et ne voyait aucun inconvénient à attendre un peu que tout le monde soit là. L’interprète prenait sa tâche très à cœur, au point de s’interdire de laisser paraître la moindre expression sur son visage tant que son ventriloque restait muet. Autour d’eux s’étaient regroupées quelques personnes qui paraissaient gênées de former un véritable groupe. La plupart d’entre elles faisaient mine de se trouver là par hasard et de s’être attardées. Je reconnus toutes celles que j’avais déjà rencontrées, à l’exception de Patelski.

Je constatai que le mobilier avait changé. À la place des canapés usés tapissés de velours vieux rose, d’imposants chesterfields en cuir trônaient devant la cheminée sous le portrait de Paganini. C’était incontestablement une amélioration. Le velours avait pris l’aspect d’un gazon pelé et les meubles n’avaient rien de particulier qui justifie un nouvel habillage. Et ce hall, qui se voulait l’entrée majestueuse d’un hôtel de luxe, s’accommodait bien des dimensions pompeuses des chesterfields au cuir foncé et luisant.

Mais qu’était-il arrivé au lustre? Même si je distinguais mal dans l’obscurité, selon toute apparence, il avait aussi été remplacé. J’en étais presque certain. Mais cela aurait été choquant. Bien que l’ancien lustre fût défectueux et abîmé, c’était une antiquité, un chef d’œuvre d’artisanat copieusement décoré dans un style rococo somptueux. Je me rappelais très bien que, le jour de mon arrivée au Grand Hotel Europa, Montebello me l’avait montré en le qualifiant à juste titre de pièce maîtresse.

Monsieur Wang prit la parole. Curieusement, son discours, que nous servait l’interprète par portions digestes, était un éloge de la vieille Europe. Monsieur Wang déclara que beaucoup de ses compatriotes considéraient l’Europe comme une curiosité historique qu’ils visitaient afin de se faire une idée de la façon dont vivaient leurs ancêtres avant le progrès, mais que lui n’était pas comme eux. Il respectait la culture européenne qui, selon lui, avait produit un certain nombre de choses de valeur, en particulier dans le domaine de l’art et d’autres métiers anciens. Il affirmait que sa philosophie était de miser sur les forces et non sur les faiblesses. S’il voulait faire du Grand Hotel Europa une entreprise prospère, et nous pouvions être sûrs que c’est ce qu’il voulait, il devait rassembler ici dans cet hôtel ce que la tradition européenne avait de meilleur. Alors, les touristes chinois afflueraient tout naturellement, nous pouvions le croire sur parole. Il avait également une deuxième philosophie, c’était que les premières impressions sont déterminantes. De son point de vue, le hall était la carte de visite de l’hôtel. Il n’avait donc pas ménagé ses dépenses ni sa peine pour accorder une place, ici-même dans ce hall, à un chef-d’œuvre de l’art européen, qu’il avait fait spécialement réaliser en Autriche par la célèbre maison Swarovski, dans le respect des meilleures traditions du vieux continent.

Il fit signe à son interprète d’actionner l’interrupteur mural pour inaugurer cérémonieusement cette précieuse acquisition. Des centaines de lampes LED se mirent à briller dans des milliers de gouttes de cristal taillé. Au centre était triomphalement éclairé le logo du cygne, ne laissant planer aucun doute quant à l’authenticité de ce cristal Swarovski. Monsieur Wang se mit à s’applaudir. Nous suivîmes son exemple.

Mais les festivités inaugurales n’étaient pas terminées. Le meilleur était encore à venir. L’interprète tourna l’interrupteur et les LED changèrent de couleur. Le lustre s’illumina en rose. Au cran suivant, la lumière se fit bleue, puis rouge, puis verte. Finalement, l’interprète le mit en mode disco et toutes les couleurs se fondirent automatiquement les unes dans les autres. Au claquement de doigts de monsieur Wang, des coupes de champagne apparurent sur des plateaux. Quand chacun fut servi, il porta un toast à l’Europe.

CHAPITRE SIX

La ville qui sombre

Seule rue de Venise qui ressemblât un tant soit peu à une rue passante, avec une direction claire, des magasins franchisés et un véritable McDonald, la Strada Nova était quasi impraticable. Il y avait une manifestation. Une quarantaine de protestataires avaient déroulé des banderoles et le passage était obstrué par une horde de touristes affairés à photographier cette authentique comédie à l’Italienne. Apparemment, on avait affaire à des groupuscules de sympathisants d’extrême droite qui revendiquaient plus d’autonomie pour la Vénétie.

J’ai toujours trouvé surprenant que les gens imaginent pouvoir résoudre automatiquement tous les problèmes existants en se faisant entendre davantage. On recherche la solution dans la procédure de prise de décision, alors que la vraie question est d’envisager quelles seraient les décisions souhaitables. Cela étant, la tendance qu’ont les gens à reporter leurs problèmes sur d’autres est psychologiquement compréhensible. La solution semble à moitié trouvée lorsqu’on peut blâmer quelqu’un pour ses désagréments.

Sur les banderoles et sur le tract distribué, les boucs émissaires habituels étaient identifiés: le gouvernement de Rome, les technocrates européens de Bruxelles et le tsunami d’étrangers, dont ces politiciens qui s’en mettaient plein les poches étaient jugés personnellement responsables. Par étrangers on ne désignait pas les touristes qui photographiaient la manifestation et constituaient, en tant que représentants d’une invasion croissante et incontrôlable, un véritable tsunami engloutissant la ville et la faisant sombrer dans la lagune. Ils étaient nantis, ils ne pouvaient donc en aucun cas être mauvais. Celui qui pense être dans la misère en attribue généralement la faute à celui qui l’est encore plus. Les faibles en veulent le plus souvent aux plus faibles. Et le fait qu’à Venise il n’y ait guère de réfugiés venus par voie de mer ou autres immigrants africains n’empêche pas de les identifier comme source de tous les maux. Chacun sait qu’ils envahissent le vieux continent avec leur religion effrayante qui engendre le terrorisme, leur paresse qui siphonne les aides sociales et leurs énormes organes génitaux d’où la testosterone, sans aucun respect pour nos normes ou nos valeurs, gicle en votre présence. Ils ne sont pas dupes. Le fait que les noirs soient presque invisibles dans la ville est une autre conspiration typique des médias de gauche, qui refusent de mettre un nom sur les problèmes. Il ne faut pas leur en conter.

J’envisageais de discuter avec les manifestants et de défendre la thèse selon laquelle les immigrants d’Afrique, loin d’être un problème, seraient au contraire la solution. Si seulement il y en avait un peu plus. Cela apporterait à la vieille ville, dépeuplée et morte, un sang neuf et chaud. Avec une importante population africaine dans ses calle, la ville aurait besoin de boulangers, de marchands de légumes et de magasins vendant aussi d’autres articles que des gondoles en plastique clignotantes et d’authentiques masques de carnaval made in China. Il leur faudrait des vêtements, des meubles et des ustensiles de cuisine et, de temps en temps, ils voudraient aller chez le coiffeur. Ils feraient de nouveau résonner le bruit des scies, des machines à coudre et des marteaux dans les ruelles silencieuses. Ce serait une manière de rompre la monoculture touristique et de rétablir la diversité économique. Peut-être même que le soir il y aurait des gens dans la rue.

(…)

Le séparatisme naît de la nostalgie de temps meilleurs, réels ou fantasmés. Il est tentant de penser que la solution aux problèmes d’aujourd’hui consiste à reculer les horloges jusqu’à un jour où ces problèmes n’existaient pas encore. L’appel du populisme de droite est fondamentalement nostalgique. On crée du mécontentement et des peurs, on l’attise et on l’amplifie, pour ensuite présenter comme solution un passé idyllique et idéalisé. Nous devrions de nouveau fermer nos frontières, réintroduire notre bonne vieille monnaie, faire sonner les cloches de nos églises et fermer les mosquées, remettre le service militaire à l’honneur, chanter l’hymne national, ressortir nos anciennes valeurs du grenier et les faire briller comme un phare dans l’obscurité de la nuit.

Il est de mauvais augure que ce message nostalgique soit repris en masse dans toute l’Europe. Si une partie grandissante et significative de la population est prête à croire que tout était mieux avant, nous pouvons à juste titre parler d’un continent usé et fatigué, qui comme une personne âgée regarde devant elle sans rien attendre du lendemain et songe à des temps meilleurs, quand les hivers étaient de vrais hivers et les étés étaient interminables. Il n’existe pas de meilleure preuve que l’Europe est devenue prisonnière de son propre passé. Mais quand l’Occident sombre dans la mélancolie en pensant au soleil qui l’éclairait à son zénith, la nostalgie ne peut être en aucun cas le remède.

Extraits de Grand Hotel Europa, De Arbeiderspers, Amsterdam-Anvers, 2018.
La traduction française de Grand Hotel Europa, signée Françoise Antoine, paraîtra dans la série Feux croisés des éditions Plon de Paris.
Le sixième atelier de traduction littéraire du Nouveau centre néerlandais s’est tenu le 15 et 16 juillet 2019. Les participants étaient Alexia Dessain, Benoît Robert, Francine Melka, Heidi Persoon, Hervé Giard, Ingrid Sauvenée-De Man, Marcel Harmignies, Noëlle Michel, Patricia Bronchain et Sofiane Boussahel.

discours aux citoyens de la ville

allez dormir tranquilles citoyens je suis votre poète
probablement je vous dénierai ce qui est
doit être recréé ce qui porte des noms
pour vous je le nommerai
je porterai remède à votre limpidité

appelez-moi contradicteur pas-homme extincteur
ou porteur d’apparence appelez-moi le membranailé
taon votre fléau lubrique le curieux
appelez-moi prince des ténèbres extérieures
qui règne en géhenne dieumerde touillant dans la mare
appelez-moi ange chu en diable fricoteur d’âme
appelez-moi à la rigueur l’enragé jappeur
gratteur de chien et clebs de l’ordre des griffes charognardes
de furieux frétillant c’est bien le noyau même
du caniche appelez-moi le pilonneur à point rabattant
l’aile barbe à nodules avec museau de dragon libyen
appelez-moi feu follet ou confondeur concitoyens
j’espère que vous saisirez mes noms

mais ce qui vous turlupine c’est la nature de mon jeu
l’aspiration je l’étouffe d’une salubre violence créatrice
quoi d’autre eussé-je voulu commencer moi prodigieux
fils de chaos? Omniscient ne suis guère
mais de beaucoup je deviens conscient

vous voudriez me suivre concitoyens que je vous plongerais
dans l’extase mes ruses et embûches vos rires et les miens
la pire des compagnies vous fait sentir qu’homme
vous êtes parmi des hommes le plaisir est entièrement
de mon côté que tout soit phrases

vous êtes conformes à moi
nous prend donc paisiblement le sommeil
pour vous concitoyens
je m’occulterai

Traduit du néerlandais par Frans De Haes.

rede tot de burgers van de stad

ga rustig slapen stadsgenoten ik ben uw dichter
ik zal u licht ontkennen wat is
dient herschapen wat namen draagt
zal ik voor u benoemen
ik zal uw helderheid verhelpen

noem mij tegenspreker nietman dover
of drager van schijn noem mij de vliesvleugelige
daas uw gesel liederlijk de nieuwsgierige
noem mij de prins van de buitenste duisternis
die heerst in gehenna drekgod die roert in de poel
noem mij te droes gevallen engel zielsmikkelaar
noem mij de hondsdolle keffer desnoods
hondenkrabber en joekel uit de orde der krengklauwen
van kwade kwispel wat de kern is
van de poedel noem mij de vleugelzinkende
rijpstamper klittebaard met libysche draaksnuit
noem mij dwaallicht of verwarrer stadsgenoten
ik hoop dat u mijn namen krijgt

maar wat u puzzelt is de natuur van mijn spel
streven blus ik smaakvol met heilzaam scheppend geweld
wat anders zoek ik te beginnen ik wonderlijke
zoon van chaos? alwetend ben ik niet
maar veel is mij bewust

of u mij maar wilt volgen stadsgenoten ik zal u diep
vervoeren mijn listen en lagen uw en mijn lachen
het slechtste gezelschap laat u voelen dat u mens
onder mensen bent het genoegen is geheel
mijnerzijds laat alles zinnen zijn

u bent naar mij conform
ons pakt dus slaap rustig
stadsgenoten ik zal voor u
verduisteren

Uit Het glimpen van de welkwiek, 2001.

50

Rhétorique, mon authentique, ma magnifique
secouriste du générique, du pathologique
qui bouillonne taiseux sous les couvercles du puits,
aux jours qui s’encroûtent de plaisant en utile
avec des oreilles qui taraudent des mots indus
dans une gueule qui ne se laisse pas brider non plus,
aux jours sur les réseaux sociaux exigeant de nous
que pour liker on s’affuble d’un frac de clown
avec nez rouge authentique ayant pour objectif
de donner de la crédibilité à notre pif
afin de nous authentifier aux yeux des amis,
d’eux nous méritions un petit pouce levé chic
en donnant délicieusement forme authentic et tic
à ce qu’on présente volontiers comme vraie vie,
pour vous, Rhétorique, je déroule le tapis
la vraie vérité devant laquelle je me plie,
suffisante qu’elle est pour lever le couvercle épais
me permettant de versidensifier mon moi si vrai,
vous, vous soutirez des mots aux lèvres serrées,
lesquelles sirotent béates à une raison avérée,
vous soufflez des paroles vraies à des oreilles bouchées
qui ne perçoivent rien mais se doivent d’écouter,
et je vous embrasse, même si les gens vous méprisent,
flétrissent, haïssent, déconseillent et satirisent
dans des séminaires, un jour au vert, pouces levés,
collées à leurs flipboards sont leurs tronches de toqués.
Déjà je devine le feedback des critiques.
Ils écriront que mes grands actes héroïques
grâce à vous, Rhétorique, deviennent transparents,
que jamais ne fut lu plus vrai que l’écrit présent.
Le vieux monsieur Mounin portant des godasses HEMA
d’une éponge frotte des tableaux remplis de fatras.
Comme un caniche plaqué sur sa tête est sa crinière,
dès lors nul ne remarque les poches du cache-poussière.
Il glisse le long des corridors, esprit serein
qui toujours nie et qui lit frottoir en main.
Ce sera bientôt l’hiver car ça ne va
pas quand ça va. Les gens veulent du blabla.
Ça ne marchera pas comme ça a toujours marché.
Une chose enfle. La lune est tourmentée par les marées.
Les gars costauds arrivent avec leurs voix dures
en vue de s’approprier tout le soir pour sûr.
La nuit est notifiée. La houle des heures s’empire.
Maintenant à tout moment mes anges peuvent surgir,
celle ayant des formes sur lesquelles la carène se fend
et celle manquant de formes, qui est maîtresse des temps.
Ce fut une vague, je pensais lui donner mes noms
comme si avec une proue je fendais la mer d’un bond
cap sur la vie. Je vis pleurer de tristes filets
et des capitaines comme moi de tempêtes s’abriter
à quai dans de fades tabatières ou des chiques à mâcher.
Un homme au sec est à sa manière une calamité.

Rhétorique, mon art et ma seule véritable foi,
vous êtes les branches quand le feuillage choit,
le rythme du ressac dans la mer enragée,
le meuglant frappant du sabot parmi le bétail affolé,
la cause des choses, leur structure et leur sens,
et l’ouvreuse des chambres dans lesquelles je sens
ce que réellement je sens. Sans toi l’humain est guenon.
Par toi les pyramides, le clonage d’un mouton
et quatre bottes sur la lune devinrent réalité.
De l’entière vérité vous m’avez à jamais affecté
quand tu as mis ses trucs sous les feux de la rampe
afin que je tourne la face vers cette forte lampe.
Je puis prédire ce que la critique écrira:
tout ce qui est rhétorique est vrai et subsistera.
Grâce au vieux monsieur Mounin le corridor luit.
Le sang noir est sur ses godasses en skaï gris.
Une fille? On dit qu’un jour il l’embrassa.
De beaucoup il est conscient, omniscient il n’est pas.
Le long hiver est à nos portes, je me répète.
Parmi les vagues on a dragué une petite tête.
Les pêcheurs prétendaient qu’elle chantait. Son refrain?
Que le vieux monde est tordu comme un essuie-main
et que des gouttes rouges suintaient sur la criée
et que jamais la mer n’a vu tant de marées.
Nous ne virons pas de bord. Avenue des Caveaux
les roses séchées auront les pieds dans l’eau.
J’aperçois la fumée du feu mis au quartier des villas,
les balcons de verre de la banque d’or sont la proie
de pillards ayant une barbe de plusieurs jours.
L’hiver en tempête de neige rasera les labours
jusqu’à ce qu’à des kalashnikovs des mains on chauffera
et en colère cassera la brique avec de faibles bras.
Les bougres rasés à contre-poil raflent mes amies
avec de grossiers paquets de six et des sens trop abrutis.
L’ange qui suinte sur bâbord, gonfle des voiles de dentellier.
Jusqu’après le temps brun l’autre me laisse rester.
Ce fut une vague, à laquelle nous donnions des noms crades,
et qui venant et allant secoua les vaisseaux en rade
et qui n’était pas différente de nous. Car la marée
est vraie. Seule vraie. Ce que j’ai écrit ou exprimé
est gentiment effacé par les vagues de la mer.
Et tout à la fin bruit le bruissement de la mer.

Traduit du néerlandais par Frans De Haes.

50

Retorica, mijn authentieke, magnifieke
ontzetster van het generieke, steeds meer zieke
dat zwijgend borrelt onder deksels van de put,
in dagen die zijn dichtgekoekt van lust naar nut
met oren die om niet te horen woorden boren
in smoelwerk dat zich evenmin laat ringeloren,
in dagen die van ons op social networks eisen
dat wij ons voor de likes in pipopakjes hijsen
met authentieke rode neuzen voor een doel
dat credibility moet geven aan ons smoel
om echt te worden in de ogen van de vrienden,
aan wie we blauwe duimpjes op van leuk verdienden
door lekker authentiekerig dat vorm te geven
wat wij graag presenteren als ons echte leven,
leg ik de loper voor u uit, retorica,
de ware waarheid waarvoor ik op knieën ga
en die genoeg is om het putdeksel te lichten
en mij in staat stelt om mijn echte zelf te dichten,
zoals u woorden trekt uit strakgetrokken lippen
die zelfgenoegzaam aan gelijk zitten te nippen
en ware woorden blaast in volgegroeide oren
die niets meer voelen en maar weer eens moeten horen,
en ik omhels u, hoewel mensen u versmaden,
verguizen, haten, hekelen en af gaan raden
in workshops op een heidag met hun duimen op
ten overstaan van flipboards met hun brakke kop.
Ik kan de feedback van recensies al wel raden.
Ze zullen schrijven dat mijn grote heldendaden
met dank aan u, retorica, juist zijn belicht
en dat men nooit iets waarders las dan dit gedicht.
De oude meneer Moenen loopt op HEMA-schoenen
de volgeschreven borden met een spons te boenen.
Zijn haar zit als een poedel op zijn hoofd geplet
waardoor geen mens op zakken in zijn stofjas let.
Hij schuift door lange gangen als een stille geest
die steeds ontkent en met een bordenwisser leest.
Het zal nu spoedig winter worden want het gaat
niet als het gaat. De mensen praten gekkenpraat.
Het zal niet gaan zoals het altijd is gegaan.
Er zwelt iets aan. Getijden rukken aan de maan.
De grote jongens komen met hun harde stemmen
om heel de avond voor zichzelf te gaan bestemmen.
De nacht is aangezegd. De warre uren deinen.
Mijn engelen kunnen nu elk moment verschijnen,
zij die de vormen heeft om schipbreuk op de leiden
en zij die vormen mist en baas is van de tijden.
Het was een golf die ik mijn namen dacht te geven
alsof ik zee doorkliefde met een scherpe steven
op koers op leven. Ik zag trieste netten huilen
en kapiteins van mijn formaat voor stormen schuilen
in sneue snuifdoosjes of pruimtabak aan wal.
Een droog mens is op zijn manier een ongeval.

Retorica, mijn kunst en enig waar geloof,
u bent de takken na het bruin gevallen loof,
het ritme van de golfslag in de boze zee,
de brul die hoefslag slaat in dol geworden vee,
de oorzaak van de dingen, hun structuur en doel
en de ontsluitster van de kamers waar ik voel
wat ik echt voel. Want zonder u was mensheid aap.
De bouw van piramides, klonen van een schaap,
vier laarzen op de maan, is dankzij u gedaan.
U heeft me heel de waarheid blijvend aangedaan
toen u haar fijne kneepjes streng aan mij doceerde
opdat ik mijn gezicht de felle lamp toekeerde.
Ik kan voorspellen wat recensies zullen schrijven:
al wat retorisch is, is echt en zal beklijven.
De oude meneer Moenen loopt de gang te boenen.
Het zwarte bloed staat op zijn grijs skaileren schoenen.
Ze zeggen dat hij ooit een meisje heeft gekust.
Alwetend is hij niet, maar veel is hem bewust.
De lange winter komt, ik heb het al gezegd.
Er is een hoofdje uit de golven opgedregd.
De vissers zeiden dat het zong. En wat het zong
was dat de oude wereld als een handdoek wrong
en rode druppels lekten op de visafslag
en dat de zee nog nooit zo veel getijden zag.
We gaan niet overstag en op de Kerkhoflaan
zullen de dorre rozen onder water staan.
Ik zie de rook van vuren in de villawijken
en glazen puien van de gouden bank bezwijken
voor plunderaars die baarden hebben laten staan.
De winter zal als sneeuwstorm over velden gaan
totdat men handen aan kalashnikovs gaat warmen
en woedend baksteen breekt met machteloze armen.
De opgeschoren gozers snaaien mijn vriendinnen
met botte sixpacks en hun veel te zatte zinnen.
De engel die op bakboord lekt, bolt kanten zeilen.
De ander laat mij tot na bruine tijd verwijlen.
Het was een golf, die wij verwarde namen gaven,
die kwam en ging en schepen schudde in de haven
en die niet anders was dan wij. Want het getij
is waar. Als enige. En wat ik schreef of zei,
wordt minzaam uitgewist door golven van de zee.
En aan het einde ruist het ruisen van de zee.

Uit Idyllen, 2015.
Lars Bernaerts c U Gent

Lars Bernaerts

Professeur de littérature néerlandaise à l’ «Universiteit Gent».

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