Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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À la découverte de l’essayiste Menno ter Braak pour qui «la rancune est l’un des phénomènes majeurs de notre culture»
Littérature

À la découverte de l’essayiste Menno ter Braak pour qui «la rancune est l’un des phénomènes majeurs de notre culture»

Bien qu’il ait été contemporain et ami d’Eddy Du Perron, le Néerlandais Menno ter Braak (1902-1940) reste beaucoup moins connu que son confrère dans le monde francophone. Jusqu’à il y a peu, ter Braak n’avait encore jamais été traduit en français. Son essai de 1937 Le national-socialisme, doctrine de la rancune a récemment paru en français, il permet au public francophone de découvrir un polémiste dont les idées restent, près d’un siècle plus tard, pertinentes à l’analyse de notre société.

Dans l’histoire de la littérature néerlandaise, le 14 mai 1940 est une date à marquer d’une pierre noire. En effet, dans les toutes dernières heures de cette journée qui a vu la capitulation des Pays-Bas devant l’envahisseur nazi à la suite du bombardement ayant pour ainsi dire détruit toute la vieille ville de Rotterdam, deux figures majeures des lettres ont disparu. À La Haye, l’essayiste Menno ter Braak a mis fin à ses jours et, pratiquement au même moment, à Bergen, en Hollande septentrionale, le poète et prosateur Eddy du Perron, auteur du roman Le Pays d’origine (dans lequel l’alter ego de Ter Braak figure sous le nom de Wijdenes) succombait à une angine de poitrine.

Dans leur patrie, ces deux amis ont laissé une profonde empreinte sur la culture des années trente en tant que critiques, éveilleurs de conscience, hommes de revues, relais de grands écrivains et intellectuels étrangers. Ter Braak se focalisait en premier lieu sur ceux d’expression allemande (Nietzsche, Max Stirner, Karl Marx, Freud, Heidegger, Kafka, Joseph Roth ou encore son ami Thomas Mann…). Du Perron –dont la toute première œuvre, Manuscrit trouvé dans une poche, un pastiche de la poésie de Cendrars, Salmon, Max Jacob, etc., a été composée dans la langue de ces derniers–, sur ceux d’expression française (Stendhal, Malraux, Larbaud, Franz Hellens, Pascal Pia…). Si Eddy du Perron a fait l’objet d’un certain nombre de publications au sein de l’aire francophone, notamment dans le cadre des études malruciennes, Menno ter Braak demeure pour sa part un grand inconnu chez nous. Aussi convient-il de saluer la toute première édition de l’un de ses essais en traduction: Le national-socialisme, doctrine de la rancune.

Suicide annoncé

Issu d’une famille de médecins (côté paternel) et de pasteurs (des deux côtés), Menno ter Braak naît dans la Gueldre en 1902. Le nom et le prénom de cet homme méritent une petite parenthèse. Le patronyme Braak renvoie à l’origine à une jachère, autrement dit à la fois une terre qu’on laisse au repos avant qu’elle ne donne de nouveaux fruits et une terre laissée à l’abandon, en voie de perdition pourrait-on dire; quant à Menno –qui a donné le terme «mennonite» en raison du rôle joué par Menno Simon dans la secte anabaptiste éponyme–, il provient du frison meine qui renvoie à l’idée de force, et que certains se risquent même à associer au terme archaïque minne (amour). Pour l’essentiel, la préposition ter qui relie les deux mots apparaît dans la langue dans des tournures figées (ter informatie = pour information); on la rend le plus souvent en français par «en». Autrement dit, Menno ter Braak pourrait vouloir dire: Force en Jachère.

À l’instar de son grand-oncle Johan Huizinga, le célèbre auteur de L’Automne du Moyen Âge et d’Homo Ludens, dont il ne partageait pas forcément l’approche quant à la recherche historique, le jeune Ter Braak fait le choix de suivre des études d’Histoire plutôt que d’explorer les arcanes de la théologie. À 24 ans, il sait qu’il fera une carrière d’écrivain. En attendant, une fois soutenue sa thèse consacrée à l’empereur Otton III, il ne tarde pas à enseigner dans quelques lycées classiques. Mais ce n’est pas là sa vocation. Dès qu’il le pourra, il se consacrera entièrement à l’écriture, en particulier grâce aux revenus qu’il va tirer de sa collaboration comme critique (littéraire et théâtral) à l’un des grands quotidiens nationaux, Het Vaderland. Il avait fait ses armes dans Propria Cures, le réputé hebdomadaire estudiantin d’Amsterdam. Parmi les périodiques auxquels il donnera des essais, mentionnons l’avant-gardiste Internationale Revue i10 (1927-1929) et Forum (1932-1935), revue qu’il a cofondée avec Eddy du Perron et à laquelle les historiens de la littérature confèrent une importance de premier plan.

Diverses photographies de Ter Braak qui nous sont parvenues nous montrent un intellectuel à la physionomie restée un rien juvénile; sous le haut front se détachent les cercles de l’indissociable pince-nez derrière lequel la paire d’yeux à la myopie marquée vous perce; la lèvre inférieure un peu charnue offre un support à une cigarette, plus souvent encore à un fin cigare. Quant à la personnalité elle-même de l’auteur, se laisse-t-elle réellement cerner? L’historien féru de philosophie était habité par une sorte de clivage du moi révélant un être pétri de paradoxes –lui-même considérait d’ailleurs le paradoxe comme le moteur de sa pensée.

Désireux de s’extirper de ses origines bourgeoises, Ter Braak ne défend pas moins, pendant longtemps, une vision élitiste de la société en s’opposant au suffrage universel et au dogme de l’égalitarisme, lequel mine à ses yeux les bases de la démocratie. Individualiste pur sang, il répugne à écrire sur la politique, mais va refuser de se tenir à l’écart lorsque la menace collectiviste du nazisme va prendre forme. Celui qui n’hésite pas à rechercher l’affrontement dans le débat des idées esthétiques, celui qui a opéré un choix radical en coupant les ponts avec la religion réformée de sa famille, se double d’un homme qui esquive le face-à-face avec la gent féminine même s’il finira par se marier après quelques fiançailles rompues.

Il a semble-t-il compensé un grand déficit de sensualité par une tendance à tout «cérébraliser». Les périodes de dépression et de crises de conscience qui en ont résulté (et dont témoigne par exemple le roman existentialiste Hampton Court de 1931) trahissent un tempérament autodestructeur qui le conduira au suicide (thématique qui apparaît elle aussi dans plusieurs des œuvres), comme son grand-père avant lui et son père après lui. Il convient de préciser que, dès 1933, avant même de se marier, l’essayiste avait confié à sa future épouse qu’il mettrait fin à ses jours si jamais le national-socialisme venait à se rendre maître des Pays-Bas.

Intellectuel engagé

Sur le terrain de l’art et de l’esthétique, l’engagement de l’écrivain s’est manifesté dès les années vingt du siècle passé, en particulier à travers le rôle qu’il a joué dans la Filmliga, collectif qu’il a cofondé en 1927 avec, entre autres, Joris Ivens, et dont il a dirigé la publication éponyme. Il s’est alors profilé comme l’un des principaux théoriciens du cinéma à travers des conférences et surtout l’essai Cinema Militans (1929), défendant un art cinématographique dynamique et exigeant à l’opposé de bien des productions américaines visant essentiellement à divertir les foules. Raison de plus, pour Menno ter Braak, de donner alors libre cours à un antiaméricanisme quasi viscéral. Son livre nihiliste Het carnaval der burgers (Le Carnaval des bourgeois, 1930), dans lequel il expose l’antithèse entre le bourgeois et le poète, finit d’établir sa réputation d’essayiste.

Si sa critique de la société s’est jusque-là fondée sur des arguments esthétiques et philosophiques – en exposant par exemple ses conceptions de la beauté dans Démasqué der schoonheid (1932) –, la montée du national-socialisme va l’amener, à son corps défendant et sans qu’il se fasse beaucoup d’illusions sur la capacité de l’intellectuel à changer les choses, à s’exprimer peu à peu sur les questions politiques. Malgré son titre, l’ouvrage Politicus zonder partij (Politicien sans parti) de 1934 n’était pas encore un recueil d’essais sur la politique ou le politique à proprement parler; l’auteur y analyse l’être humain à travers la place qu’il occupe dans la hiérarchie de la nature: l’homme comme dégénérescence de l’animal et la vie comme dégénérescence de la matière. Ce qu’il cherche à démasquer, ce sont les prétentions des artistes à se revendiquer d’une métaphysique et d’une forme supérieure de culture. Ter Braak livre un combat contre lui-même en essayant de se libérer de l’intellectualisme et du sentiment de supériorité que l’on en tire.

Parallèlement, au cours de cette même année 1934, dans l’article «Renaissance van het fatsoen» (Renaissance du savoir-vivre), il s’exprime sans aucune ambiguïté sur une question politique brûlante: il ne veut plus compter parmi ses amis quiconque accorderait un millimètre de considération au fascisme. Par la suite, il va prendre la défense des intellectuels émigrés qui ont fui le régime nazi, non sans critiquer fermement les choix esthétiques de la plupart qui, à son goût, restent des écrivains manquant de personnalité dans la défense de la culture européenne. Cela ne l’empêche pas d’aider matériellement certains d’entre eux. De même, le polémiste reste fidèle à lui-même en dénonçant sans ambivalence l’antisémitisme –ceci même si ses écrits sur des auteurs juifs et leurs contributions à la culture européenne ont pu susciter diverses interprétations.

Fin juin 1935, bien que très sceptique vis-à-vis des communistes, Menno ter Braak est à Paris où, placé entre Ilya Ehrenburg et Malraux, il prend la parole lors du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Il lit alors son «Discours sur la liberté» – seul texte en français figurant dans les 7 volumes de ses œuvres complètes (1949-1951), que reproduit d’ailleurs la publication récente des éditions La Barque – devant une salle qui se vide toujours plus, «sous les applaudissements ininterrompus des fauteuils pliants», devait témoigner Eddy du Perron. Sans doute les communistes ont-ils senti que le Néerlandais ne les portait pas dans son cœur.

Le «Discours sur la liberté» prône «une reconsidération et défense des notions libérales du XIXe siècle» de manière à faire face au concept de liberté tel que l’entendent les dictatures de droite et de gauche. À la même époque, dans divers textes (dont son unique pièce de théâtre), le polémiste dénonce le militarisme en même temps que l’idéalisme des pacifistes. Au début de l’été 1936, malgré son indécrottable scepticisme, il fait partie des premiers membres du Comité van Waakzaamheid van anti-nationaal-socialistische intellectueelen (Comité de vigilance des intellectuels antinational-socialistes). Dans Van oude en nieuwe Christenen (Des anciens et des nouveaux chrétiens) publié en 1937, son dernier grand livre, il cherche à définir «la position de l’intellectuel» dans un monde qui subit de grosses évolutions, se prononçant en faveur de ce qu’il appelle l’honnête homme tout en exposant que «le fascisme et le national-socialisme sont les deux variantes les plus dangereuses d’un nouveau christianisme sans Dieu».

Le national-socialisme, rejeton de la démocratie

L’intérêt de l’essai Le national-socialisme, doctrine de la rancune, paru en néerlandais en 1937, réside dans l’acuité d’un raisonnement sans concession. Ainsi que le relève Bas Heijne dans son introduction à la récente réédition néerlandaise de ce texte, l’une des idées majeures que Ter Braak développe, c’est que le national-socialisme n’est «pas une idéologie surgie de nulle part qui menacerait soudain l’ordre démocratique […]. Fascisme et national-socialisme découlent de la démocratie elle-même. Cette difficile prise de conscience, qu’il n’est pas aisé de digérer, complique le combat qu’il convient de livrer aux nazis, étant donné que l’on ne peut se contenter de chercher le mal en dehors de nous-mêmes ».

L’intérêt de cet essai réside dans l’acuité d’un raisonnement sans concession

Ter Braak expose en ces termes les rapports qu’il discerne entre démocratie et rancune: «On ne saurait dès lors considérer la rancune comme un phénomène exceptionnel dans une culture qui, comme la nôtre, tend à conférer à tous les êtres humains l’égalité des droits. C’est l’égalité en tant qu’idéal qui, parce qu’elle est impossible à atteindre sur le plan biologique comme sur le plan sociologique, promeut la rancune au rang de force de premier ordre; car dans cette société, non seulement celui qui n’est pas l’égal de l’autre, tout en aspirant à le devenir, n’est pas débouté en raison de son appartenance à un état ou à une caste, mais il bénéficie d’une prime! Sa lutte pour l’égalité est –en théorie– jugée légitime, y compris par ceux-là mêmes qui, dans la pratique, ne songeraient pas un instant à œuvrer en faveur d’une égalité qui se ferait à leurs dépens! C’est là le grand paradoxe des sociétés démocratiques, dans lesquelles la rancune est non seulement présente, mais où elle est aussi encouragée au nom des droits de l’homme!»

Le véritable ennemi réside en réalité dans la médiocrité des masses, dans la facilité que l’individu montre à traduire son ressentiment pur dans les urnes ou dans la rue. Argumentant avec verve, l’essayiste envisage dès lors la rancune, l’envie comme l’un des ressorts majeurs de la vie politique. Tant la démocratie que le christianisme, en se réclamant d’une égalité qui n’est en réalité qu’un leurre, favorisent désillusions, mécontentements et haine au sein des populations. Malgré tout, la démocratie reste l’un des rares remparts pour combattre ces néfastes inclinations, du moins tant que la rancune n’est pas devenue un but en soi. Or, dans le régime hitlérien, celle-ci est un système dans lequel le juif bouc émissaire concentre toutes les haines.

Menno ter Braak précise: «Le national-socialisme possède donc bel et bien sa logique et même son objectivité: elles sont la logique et l’objectivité du ressentiment émancipé ‘'à l’état pur’’. Cette logique se manifeste toutefois non sous sa forme ancienne, par le débat, mais par l’ordre et la propagande, et cette objectivité ne réside pas dans l’argumentation fondée et la responsabilité assumée des faits mais dans le mensonge et la construction simpliste de l’actualité mondiale, si nécessaire en totale contradiction avec les faits communément admis. Certes, l’ordre, la propagande, le mensonge et la construction se retrouvent aussi dans la société démocratique, mais toujours dans le cadre de la critique, du débat, de la vérité et de la ‘'contre-enquête’’.»

Le national-socialisme, doctrine de la rancune s’inscrit donc dans une ligne que Ter Braak n’a jamais cessé de suivre, à cette nuance près qu’il en est venu à voir la démocratie, après l’avoir dénigrée, comme le dernier refuge contre la barbarie. Au cours des années vingt, il ne s’est pas laissé séduire par le fascisme italien qui a attiré nombre d’écrivains et d’artistes. Certains ont reproché à sa critique du fascisme de ne pas tenir compte des aspects économiques de cette doctrine et de la considérer comme une résultante de la démocratie et non pas comme phénomène autonome.

Après avoir dénigré la démocratie, Ter Braak en est venu à la voir comme le dernier refuge contre la barbarie

Par la suite, le Néerlandais a relevé le danger que représentaient les évolutions auxquelles on assistait en Allemagne. Il a vu clair avant beaucoup d’autres: «J’estime que les nazis sont capables de tout, y compris de fumiger l’Europe», écrit-il par exemple en mars 1936 à Du Perron. Malgré sa mise en garde, certains de ses confrères –ainsi que l’expose par exemple Bertram Mourits dans un ouvrage récent – n’ont pas su s’extirper de la gangue d’idées venues d’outre-Rhin. À la différence de beaucoup d’autres aussi, Menno ter Braak ne s’est pas pour autant laissé attirer par les sirènes soviétiques; il n’a d’ailleurs jamais été non plus convaincu par les thèses socialistes.

Une pensée encore pertinente

À l’heure actuelle, à la lumière de son essai, il serait sans doute pertinent d’adopter le critère de la rancune pour analyser les évolutions en cours dans nos sociétés plutôt que de qualifier un peu tout –différentes formes de populisme et de complotisme en particulier– de fascisme. La lucidité du Néerlandais, on peut s’en douter, lui a valu bien des inimitiés. En contrepartie, son biographe relève l’influence qu’il a pu avoir sur certains étudiants dans leur choix d’entrer, au péril de leur vie, dans la Résistance. C’est d’ailleurs à l’initiative d’étudiants en lettres de l’université d’Amsterdam que fut organisée, au printemps 1965, une exposition intitulée «Menno ter Braak et le fascisme». L’influence de l’écrivain s’est quant à elle essentiellement traduite sur le terrain purement littéraire dans l’après-guerre.

On regrettera que l’édition française ne reprenne pas le poème haineux de George Kettmann (1898-1970), homme de lettres et éditeur, l’une des figures majeures du national-socialisme batave, qui a poussé Menno ter Braak à écrire l’essai transposé en français par Pierre-Marie Finkelstein. Remercions-le tout de même de nous donner à découvrir, par l’intermédiaire des éditions La Barque, quelques dizaines de pages marquantes de Menno ter Braak –un petit échantillon, certes, des 5 000 qu’a laissées cet homme qui tenait son stylographe à mi-hauteur et non pas près de la plume, comme pour garder une certaine élévation par rapport à ce qu’il couchait sur le papier, par rapport à ses multiples contradictions. Pourquoi écrire, au fond, dès lors qu’on considère la vie comme un plagiat?

Menno ter Braak, Le national-socialisme, doctrine de la rancune suivi de «Discours sur la liberté», traduction et annotations de Pierre-Marie Finkelstein, postface d’Olivier Gallon, Rennes, La Barque, 2022.

Un magnifique site (en néerlandais) est consacré à Menno ter Braak et à son œuvre (toutes les œuvres, la correspondance et les autres documents).
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