Antonio Lopes Suasso: migrant, expat et travailleurs du savoir dans une ville-monde. Amsterdam au XVIIe siècle
Cœur de l’économie mondiale, aimant à migrants: au XVIIe siècle, Amsterdam est tout cela. Aussi la cité devient-elle, pour la première fois de son histoire, une ville juive, une «Mère en Israël» pour ses fils dispersés aux quatre vents. Toutes ces réalités convergent dans la vie du marchand portugais Antonio Lopes Suasso.
Un jour d’automne 1653, Antonio Lopes Suasso avait pris rendez-vous, non sans une certaine appréhension, avec Abraham et Isaac de Pinto dans le village de polder Lillo. Il les avait autrefois connus, à Anvers, à l’époque où ceux-ci s’appelaient encore Gil Lopes Pinto et Manuel Alvares Pinto. Six ans s’étaient écoulés depuis que les Pinto s’étaient établis sous leurs nouveaux noms à Rotterdam et Amsterdam. Comme bien des commerçants portugais avant eux, ils avaient profité du climat de tolérance de la République des Provinces-Unies pour revenir au judaïsme de leurs ancêtres.
La fille d’Abraham –ancienne Violante désormais prénommée Rachel– étant devenue veuve, son père lui cherchait un nouvel époux. Antonio était un marchand anversois à la réputation solide, lui aussi d’origine juive. Après avoir mené une vie aventureuse, il cherchait à fonder une famille à l’approche de ses quarante ans. Rachel, femme encore jeune et mère de deux enfants –sa fécondité était donc assurée– appartenait à une lignée éminente et fortunée. Antonio faisait face à un choix: allait-il lui aussi partir pour le Nord et embrasser la foi juive de ses ancêtres portugais?
Antonio Lopes Suasso, né le 9 avril 1614 à Bordeaux, avait été baptisé catholique. Il appartenait à une famille renommée et instruite qui comptait dans ses rangs plusieurs professeurs en médecine (son père et certains de ses frères) ainsi qu’un frère prêtre catholique. Les lignées Lopes et Pinto appartenaient toutes les deux au groupe des nuevos cristianos, autrement dit des descendants des juifs portugais devenus chrétiens en 1497 sur ordre du roi du Portugal. Exilés à Bordeaux, les Lopes n’avaient, comme les Pinto, nullement oublié leur judéité. Après s’être installés dans le Nord, un des frères d’Antonio –marchand comme lui– et quelques-unes de ses sœurs étaient revenus à la foi de leurs ancêtres.
Buste d’Antonio Lopes Suasso par Rombout Verhuilst © Amsterdam Museum
Quoi qu’il en soit, à Lillo, la décision est tombée et un contrat de mariage a été conclu – la généreuse dot de cent trente mille florins prévue dans cet acte avait fort probablement joué un rôle crucial dans la décision de l’Anversois qui, comme tous les marchands, possédait un grand sens pratique. Six mois plus tard –sans doute fin mars 1654–, Antonio épousait Rachel après avoir rejoint la République, s’être fait circoncire et avoir pris un nom juif: au sein de la communauté, il s’appellerait désormais Isaac Israël Suasso. C’est sous ce même nom qu’il a acquis le 1er mai 1654 à Amsterdam le Grand et le Petit Hercule, deux immeubles situés presque en face de la Zuiderkerk, juste à l’angle du Raamgracht et du Groenburgwal. Il y a vécu pendant vingt ans avec Rachel, ses enfants du premier lit, et les deux garçons et quatre filles que celle-ci lui donnera.
Une ville de migrants
Leur quartier était relativement neuf; il n’avait été rattaché à la ville que depuis un demi-siècle et abritait un grand nombre de nouveaux arrivants. Les beaux-frères d’Antonio habitaient près de chez lui, dans la Sint-Antoniebreestraat, où ils étaient loin d’être les seuls marchands portugais. Comme de nombreux immigrants d’hier et d’aujourd’hui, les membres de la nação –la «nation» lusitanienne– préféraient vivre à proximité les uns des autres. Et ils n’étaient pas seuls. Dans les rues du voisinage, Antonio a sûrement dû entendre d’autres langues que son portugais natal: le français et l’espagnol –qu’il maîtrisait–, le néerlandais sous toutes ses formes, sans oublier l’allemand, le norvégien, l’anglais, l’italien, l’arménien, et sans doute aussi des langues africaines. Amsterdam avait en effet vu se développer une petite communauté africaine, dont certains membres avaient été esclaves tandis que d’autres étaient arrivés comme domestiques de maîtres portugais. Antonio ne partageait pas seulement la langue, mais aussi la foi hébraïque d’un grand nombre de ses compatriotes. Cela n’allait pas de soi: en parcourant son quartier, il pouvait apercevoir les églises de diverses communautés protestantes, mais aussi trouver des lieux de culte domestiques catholiques et arméniens.
Partie est d’Amsterdam, où s’installaient de nombreux nouveaux arrivants. La flèche de la Zuiderkerk domine la maison d’Antonio Lopes Suasso. Carte de Joan Blaeu de 1649 © Biblioteca Nacional de España
Les voisins d’Antonio étaient négociants comme lui, ou exerçaient des professions liées d’une façon ou d’une autre à la participation de la Vermaerde Koopstadt –l’illustre cité marchande– au commerce mondial: navigateurs, constructeurs navals ou encore dockers. Depuis le Grand et le Petit Hercule, Antonio pouvait facilement faire le tour des entrepôts et des chantiers navals: le trajet pour aller de chez lui à la Bourse, construite en 1609, prenait à peine dix minutes et l’Oost-Indisch Huis, siège de la chambre amstellodamoise de la Compagnie des Indes orientales, se trouvait à deux pas.
Dans les rues du voisinage, Antonio a sûrement dû entendre d’autres langues que son portugais natal: le français, l’espagnol, le néerlandais sous toutes ses formes, mais aussi l’allemand, le norvégien, l’anglais, l’italien, l’arménien, et sans doute des langues africaines
Amsterdam était aux environ de 1654 au sommet de son influence et de sa prospérité. Lors de la conclusion de la paix de Münster, la puissante cité marchande des bords de l’IJ avait obtenu le maintien de la fermeture de l’Escaut. Anvers avait ainsi perdu une grande part de son attrait pour les marchands portugais tels qu’Antonio et la famille Pinto. Pendant tout le XVIIe siècle, les Portugais ont continué à affluer à Amsterdam, à la grande satisfaction des autorités de la ville.
Antonio et ses compatriotes portugais étaient en effet des travailleurs du savoir dotés d’un important capital: ils n’emportaient pas seulement vers la Venise du Nord un patrimoine souvent considérable, mais aussi leurs connaissances des marchandises africaines, américaines et asiatiques ainsi que le vaste réseau commercial qu’ils avaient tissé au Portugal, en Espagne et dans les colonies de ces puissances mondiales d’Europe du Sud. Antonio représentait un exemple parfait de ces entrepreneurs: il avait passé sa jeunesse à sillonner l’Espagne comme marchand lainier, puis il s’était lancé à Amsterdam dans l’importation à grande échelle de laines espagnoles de qualité supérieure, dont la demande était très forte auprès de la florissante industrie drapière hollandaise de l’époque.
En plus d'un patrimoine souvent considérable, Antonio et ses compatriotes emportaient à Amsterdam leurs connaissances des marchandises africaines, américaines et asiatiques et leur vaste réseau commercial
Comme de nombreux Portugais, il a également commercé avec Cadix, plaque tournante de l’empire commercial espagnol, et a pris part à la vaste contrebande entre la République et les colonies espagnoles. Il importait d’Inde des diamants et des pierres précieuses tout en investissant dans les actions des deux Compagnies des Indes: en 1674, il était le plus grand actionnaire juif de la Compagnie des Indes occidentales où son investissement se montait à 107 667 florins; à sa mort, son fils héritera de 129 000 florins d’actions de la Compagnie des Indes orientales. De nombreux Portugais étaient, comme lui, profondément impliqués dans le commerce mondial –et aussi, par conséquent, dans l’exploitation qui l’accompagnait fréquemment.
Mère en Israël
Malgré le bon accueil qu’il avait réservé aux Portugais, le Vroedschap, le «Sage» conseil municipal de la cité, s’est montré initialement très réticent quand un grand nombre d’entre eux ont voulu revenir à la foi de leurs ancêtres. Amsterdam n’avait hébergé aucune communauté juive dans le passé et les Néerlandais avait traditionnellement, comme beaucoup d’autres, des préjugés contre les juifs. Pourtant, un mélange de tolérance amstellodamoise et de reconnaissance –les protestants hollandais n’avaient-ils pas eux-mêmes été persécutés par le roi d’Espagne?– et, plus encore, la conscience que la ville avait tout intérêt à conserver ces travailleurs du savoir fortunés et détenteurs de précieux réseaux, ont emporté la décision des édiles. Quand Antonio s’était installé à Amsterdam en 1654, trois mille six cents juifs y vivaient déjà. La communauté Kahal Kados Talmud Torah, toujours active de nos jours, était depuis 1639 le point de ralliement des immigrés portugais. Elle était dirigée par de riches marchands qui avaient fait venir des rabbins capables d’inculquer la foi aux nouveaux juifs dont eux-mêmes faisaient partie.
Intérieur de la Esnoga (ou Synagogue portugaise), tableau peint vers 1680 par Emmanuel de Witte, probablement sur commande d’un client juif.© Rijksmuseum, Amsterdam
Dès son arrivée, Antonio est devenu naturellement vehid, autrement dit membre de Talmud Torah. Il s’est retrouvé sur le champ être aussi l’homme le plus riche de la communauté et a payé la contribution annuelle maximum de soixante-quinze florins. Immédiatement admis dans son consistoire, il a été, entre autres, quatre fois parnas, c’est-à-dire administrateur: pendant son mandat, il a fait partie des parnassim qui ont excommunié le 27 juillet 1656 le jeune marchand Bento de Spinoza. En 1654, il avait encore fait affaire avec Spinoza, qui lui avait payé 1780 florins. Bien que Spinoza ait fait un choix de vie tout à fait différent, il n’était pas le seul Portugais à avoir du mal à respecter les règles de Talmud Torah. Les nuevos cristianos ne revenaient pas tous, tant s’en faut, à la foi de leurs ancêtres et les divergences de vue sur les questions religieuses étaient fréquentes au sein de la nação. Même les rabbins pouvaient avoir de profonds désaccords.
Pourtant, la communauté ne cessait de prospérer et de s’accroître. Un des succès des juifs portugais a été l’inauguration solennelle de leur Esnoga, la synagogue construite entre 1671 et 1675 dont la renommée s’est aussitôt répandue partout. Jusqu’alors, il était impensable d’édifier en Europe une synagogue aussi monumentale, et surtout aussi délibérément visible: le bâtiment a dominé pendant des siècles les constructions environnantes. Aussi l’Esnoga a-t-elle attiré dès le début de son existence une foule de visiteurs étrangers désireux d’admirer l’édifice et d’assister au culte juif.
Le rayonnement du judaïsme amstellodamois était grand. Les Portugais ont commencé à fonder des communautés juives dans d’autres villes, par exemple à Londres, où le frère cadet d’Antonio s’était établi et exerçait comme son aîné la fonction de parnas. La communauté d’Amsterdam faisait figure d’exemple: elle était Em b’Yisrael, une Mère en Israël. La réputation de tolérance de la ville se répandait parmi les autres communautés juives d’Europe. À l’époque où Antonio l’avait rejointe, elle comptait déjà de nombreux juifs d’Europe centrale.
Deux communautés
Les juifs portugais ne voyaient pas tous d’un bon œil l’arrivée de ces migrants qu’ils trouvaient pauvres, incultes et ignorants. Sous leur amicale pression, les juifs d’Europe centrale n’ont donc pas tardé à former un groupe autonome. Deux communautés juives se sont ainsi constituées à Amsterdam: celle des Ashkénazes, originaires d’Ashkenaz, c’est-à dire de l’Europe centrale, et celles des Séfarades, venus de Sefarad, c’est-à-dire de l’Espagne, désignée par son nom hébreu.
Une personne telle qu’Antonio n’avait pas grand-chose de commun avec ses coreligionnaires d’Europe centrale. Portugais éduqué et fortuné, il portait des vêtements d’Europe de l’Ouest et ne comprenait sans doute pas le yiddish des Ashkénazes barbus et habillés à l’orientale. Ces juifs étaient également peu appréciés des chrétiens d’Amsterdam Pourtant, leur nombre augmentait régulièrement à cause des persécutions dont ils étaient victimes dans leurs pays d’origine, mais aussi en raison de l’attractivité de l’opulente Amsterdam.
À gauche, la grande synagogue ashkénaze, à droite la Esnoga dont le profil domine les bâtiments environnants. À l’arrière-plan, le quartier juif, toile de Gerrit Adriaenszoon Berckheyde, vers 1675-1680 © Joods Historisch Museum, Amsterdam
Pendant la vie d’Antonio, le groupe dominant est demeuré celui des Séfarades, qui comprenait entre quatre et six mille individus aux alentours de 1700. Les Ashkénazes formaient alors une population d’environ trois mille deux cents individus, mais celle-ci a crû jusqu’à atteindre quinze mille habitants au XVIIIe siècle. Le nombre des Séfarades s’est en revanche stabilisé autour de cinq mille. Vers l’année 1800, le chiffre de la population juive de la ville s’élevait à plus de vingt mille, soit environ dix pour cent de la population amstellodamoise totale. Malgré l’augmentation de cette dernière, ce pourcentage n’a pas varié jusqu’à la Shoah. Pour les Ashkénazes, Amsterdam était aussi devenue ’iyr-ve-em b’Yisraël, une ville et mère en Israël.
Les Séfarades gardaient leurs distances vis-à-vis des Ashkénazes bien que ceux-ci aient été nombreux à travailler au service des riches Portugais. Le monde extérieur ne faisait pas toujours la différence entre les deux communautés. Les juifs se sentaient généralement en sécurité à Amsterdam en dépit des tensions existant entre les différentes composantes de sa population. Il arrivait souvent que des juifs se fassent insulter ou agresser, même si ce n’était jamais par les habitants de leur propre quartier. N’oublions pas non plus les rixes qui opposaient les jeunes garçons juifs et chrétiens sur le Blauwbrug, le pont enjambant l’Amstel près de la maison d’Antonio. Ces affrontements pour le contrôle des ponts avaient lieu dans toute la ville et pouvaient durer des heures. Il n’était pas rare que ces heurts fassent des blessés, et parfois même des morts.
Un expat au XVIIe siècle
On ne sait pas si Antonio a lui aussi été victime de vexations. Le portrait plein d’assurance qu’il a fait peindre donne à penser qu’il n’était pas le genre de personne à se laisser importuner. Certainement pas dans ses années de maturité où, devenu baron, il jouissait d’un entregent considérable. En 1674, Antonio était le juif le plus riche d’Amsterdam; sa fortune était évaluée à 231 000 florins, suivie par celle de sa belle-mère et de son beau-frère Isaac, dont les patrimoines respectifs atteignaient 130 000 et 125 000 florins –estimations très certainement en dessous de la réalité.
Portrait officiel anonyme du baron Antonio Lopes Suasso, très conscient de sa valeur, vers 1675 © Amsterdam Museum
Antonio n’est pas resté à Amsterdam –comme beaucoup de Portugais, sa personnalité d’expat le rendait capable de se refaire une place ailleurs avec une égale facilité. À partir du 15 février 1674, il représente la couronne espagnole et devient, selon ses propres termes, un marchand-banquier qui consent d’énormes prêts au roi d’Espagne et au stadhouder Guillaume III, alliés dans le long conflit qui les oppose à la France. Cette activité explique probablement son déménagement à La Haye, où résidait la cour du stadhouder. Ne pouvant honorer ses dettes, le roi d’Espagne anoblit Antonio en 1676. Celui-ci a pu acheter la baronnie d’Avernas-le-Gras, un village situé à la frontière du Brabant et de la principauté de Liège.
Il ne fait aucun doute qu’Antonio accordait un grand prix à sa nouvelle dignité: en 1677, juste après avoir rédigé son testament, il s’est rendu dans sa baronnie. Par la suite, il a voyagé sans relâche entre Amsterdam, Anvers et La Haye, ce qui l’a conduit à demander à être enterré au lieu de son décès. Celui-ci s’est produit à La Haye le 9 mars 1685. Malgré ses instructions, son fils l’a fait inhumer à Ouderkerk-sur-l’Amstel, dans le cimetière Beth Haim des juifs portugais d’Amsterdam. C’est aussi là que lui-même a été enterré: bien que la plupart des barons Suasso aient résidé ailleurs qu’à Amsterdam, ils sont demeuré fidèles à leur ville et mère en Israël. Ainsi n’ont-ils pas mis en vente la maison de leur ancêtre le long du Raamgracht qu’en 1800.






Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.