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histoire

Bet van Beeren, tenancière d’un sanctuaire. Amsterdam au XXe siècle

Par Tijmen van Voorthuizen, traduit par Sophie Hennuy
24 octobre 2025 10 min. temps de lecture Éternelle Amsterdam

Refuge pour les âmes artistiques et gay capital of the world: telle est la réputation qu’Amsterdam s’est forgée dans la seconde moitié du XXe siècle. Bet van Beeren a été l’une des illustres précurseuses de cette évolution. Dans les années les plus tumultueuses du siècle dernier, elle a fait du café ‘t Mandje une petite capitale queer, un café ouvert à tout le monde, y compris aux personnalités en marge de la société.

Si vous poussez la porte du café amstellodamois ‘t Mandje aujourd’hui, vous aurez l’impression d’entrer dans un véritable musée. Et jusqu’à il y a peu, vous pouviez découvrir l’intérieur du Mandje –ou du moins, une réplique de celui-ci– au cœur même du musée d’Amsterdam. Ces dernières années, le bistrot de la Zeedijk a acquis un statut important en tant que patrimoine d’Amsterdam. Ce statut a en outre été officialisé par l’intégration du café ‘t Mandje dans le canon d’Amsterdam, liant ainsi inextricablement le bistrot à la mémoire collective et au récit historique de la ville.

La façon dont le Mandje a bâti sa réputation est un récit qui débute en 1927, année où Bet van Beeren (1902-1967) reprend le café de son oncle.

Festif et subversif

Bet van Beeren est une enfant de la classe ouvrière. Son père est paveur et sa mère gère une pension appelée De Rode Lantaarn (la Lanterne rouge) dans la Boomstraat. Sa famille habite le célèbre quartier du Jordaan qui, au début du XXe siècle, est encore en grande partie un bidonville. Dans la pension de sa mère, Bet aide à l’embouteillage de la bière. C’est probablement là que Bet fait ses premières armes dans la gestion d’un lieu de restauration. Elle s’y familiarise en tout cas à la bière, un avant-goût de ce que sera sa vie future.

À l’âge de vingt-cinq ans, elle reprend le café de son oncle, de Amstelstroom, et le rebaptise ‘t Mandje. Le bistrot est installé sur la Zeedijk, célèbre lieu de divertissement pour les personnes en quête d’expériences généralement désapprouvées par la bourgeoisie «respectable». Dès le XVIIe siècle, la Zeedijk est déjà un endroit malfamé où l’on croise marins, prostituées, criminels et autres marginaux. On y danse, on y fait la fête, on y détrousse les visiteurs de province… et à l’occasion de la célèbre fête ancestrale du Hartjesdag (Journée des cœurs) en plein mois d’août, hommes et femmes se travestissent.

Au début du XXe siècle, de nombreux émigrés arrivent aussi dans cette partie de la ville. Juste à côté de la Zeedijk, dans la Binnen Bantammestraat, se développe le tout premier quartier chinois d’Europe où s’installent de nombreux dockers chinois, qui trouvent ensuite un lieu de divertissement sur la Zeedijk. C’est aussi là que s’installent quelques-uns des premiers clubs de jazz dans les années 1920. On peut y écouter des artistes, souvent originaires du Surinam, s’adressant à un public varié.

La clientèle de Bet est en grande partie composée de personnes homosexuelles; le Mandje leur permet d’y faire des rencontres dans un cadre relativement ouvert, sans répression directe

C’est dans ce bastion de la subversion et de la mixité culturelle que Bet exerce sa profession. Le caractère subversif de la Zeedijk convient bien à la jeune tenancière. On dit d’elle qu’elle s’exprime avec aisance dans le dialecte jordanien et qu’elle peut en découdre vigoureusement lorsque les esprits de la Zeedijk s’échauffent. Elle aime aussi taquiner ses clients. Ainsi, elle a l’habitude de trancher d’un coup de couteau de boucher la cravate des messieurs distingués qui visitent son bistrot. Trophées qui finissent ensuite accrochés au plafond.

C’est aussi sa clientèle qui fait du Mandje un lieu d’exception.  À une époque où celles et ceux qui ne se conforment pas à la morale sexuelle dominante se voient interdire l’accès à la plupart des établissements par crainte de nuire à leur réputation, Bet, lesbienne notoire, leur ouvre ses portes. La clientèle de Bet est en grande partie (mais pas exclusivement) homosexuelle, hommes ou femmes. Le Mandje leur permet d’y rencontrer d’autres personnes de leur orientation sexuelle, dans un cadre relativement ouvert, sans répression directe.

Baisers interdits

L’importance de ces endroits ne doit pas être sous-estimée. Durant la période qui précède la Seconde Guerre mondiale, les bistrots sont massivement contrôlés par la police des mœurs, lorsque celle-ci suspecte des lieux de rencontres homosexuelles. La commune et la police disposent de nombreuses méthodes pour mener la vie dure à ces cafés. Les permis pour jouer de la musique ou servir des alcools forts sont par exemple rejetés. En cas d’inspection, s’il s’avère que l’on y joue quand même de la musique ou que l’on y sert du genièvre, la police a le pouvoir de fermer l’établissement sur-le-champ.

Les conséquences sont encore plus lourdes si la police surprend des hommes en train de se livrer à des actes intimes. Elle a alors le pouvoir de fermer l’établissement pour incitation à la débauche. La police mène ainsi des descentes régulières dans les cafés et bistrots fréquentés par des homosexuels. Face à la menace policière et au fait que non seulement les homosexuels, mais aussi les prostituées et leurs clients potentiels fréquentent son établissement, Bet est contrainte d’adopter une politique morale très stricte. De plus, Bet n’apprécie pas non plus les «démonstrations d’affection» ostentatoires. Baisers et autres gestes intimes sont donc interdits.

Durant les années 1920, la quasi absence d’intimité dans les logements, combinée à un contrôle social renforcé de l’homosexualité, force les personnes homosexuelles des quartiers ouvriers à se tourner vers les espaces publics, comme les bars

Le bistrot est plutôt un café brun typique, semblable à ceux que l’on trouve dans le quartier ouvrier dont est originaire sa propriétaire. Le fait qu’il soit ouvert aux classes populaires est un élément crucial. Amsterdam traverse une période difficile pendant les années 1920, marquées par une gigantesque pénurie de logements. Ce problème frappe particulièrement les ouvriers. Avec leurs familles nombreuses, ils vivent dans des maisons souvent mal construites, éloignées des commodités. S’ajoute à cela une absence quasi totale d’intimité, devenue la norme pour cette tranche de la société. Cette précarité combinée à un contrôle social renforcé et à la stigmatisation omniprésente de l’homosexualité rend extrêmement difficile pour les personnes homosexuelles de ces quartiers de nouer des contacts ou des relations. Elles sont donc contraintes de se tourner vers les espaces publics, comme les bars.

Cependant, nombre des bars fréquentés par une clientèle homosexuelle affichent un caractère très exclusif. Souvent très chics, ces établissements imposent un droit d’entrée élevé ou nécessitent d’y être introduit par quelqu’un. Ces cafés sont par ailleurs en grande partie réservés aux hommes. À cette époque, Amsterdam ne peut certainement pas être qualifiée de «capitale des homos». Ce titre revient plutôt à Berlin sur le plan international. Cependant, Amsterdam abrite des lieux ouverts aux personnes de tous horizons, indépendamment de leurs préférences sexuelles ou de leur statut social, comme c’est le cas du Mandje. Tout le monde y est le bienvenu.

Bet van Beeren est une fervente monarchiste. Les murs de son café regorgent de photos de la famille royale d’Orange. La Koninginnedag (fête de la Reine) y est donc célébrée en grande pompe. L’établissement tout entier est garni de guirlandes orange. Les gens dansent. À l’époque, les hommes qui dansent avec des femmes ne sont pas bien vus. Au Mandje, on va un pas plus loin. À l’occasion de la fête de la Reine, les hommes peuvent danser entre eux, tout comme les femmes.  Il ne fait aucun doute que le fait que Bet aimait elle-même charmer les jolies femmes a contribué à l’ambiance tolérante de son bistrot.

Les années de guerre

La capitulation des Pays-Bas en 1940 et leur occupation par l’Allemagne nazie provoquent une onde de choc au sein de la communauté homosexuelle néerlandaise. Les récits de persécutions des personnes homosexuelles en Allemagne et de la destruction de l’Institut de sexologie à Berlin se répandent. Les associations de défense des droits des homosexuels sont dissoutes et les magazines, démantelés. S’ensuit la destruction de toute documentation relative aux membres et aux abonnés. En 1941, le commissaire de la police d’Amsterdam remet au Sicherheitsdienst une liste des homosexuels connus des autorités.

Pendant ces heures sombres, curieusement, de plus en plus de bars queer voient le jour à Amsterdam. Pourquoi? Il est difficile de l’expliquer avec certitude. Il est probable que certains bars prospèrent en raison des visiteurs allemands curieux. Toutefois, par crainte des contrôles de ces mêmes soldats allemands, de nombreux homosexuels, hommes et femmes, hésitent à franchir la porte de ces établissements publics. Sur la Zeedijk, c’est une tout autre histoire. En raison de sa réputation subversive, les soldats allemands ont l’interdiction de s’y rendre pendant leur temps libre. Cela offre des opportunités à la propriétaire du Mandje, qui parvient à maintenir la réputation de son café en tant que lieu de refuge durant les années de guerre.

Les rumeurs les plus folles circulent sur les activités de Bet van Beeren pendant la guerre. Ainsi, elle aurait caché dans son grenier des armes destinées au groupe de la résistance de Gerrit van der Veen. Ces armes auraient failli être découvertes par une patrouille allemande si Bet van Beeren n’avait pas usé de son bagout pour montrer la sortie aux soldats. Elle est également parvenue à cacher plusieurs Juifs traqués au Mandje.

En parallèle, des soldats allemands, homosexuels ou non, bravent l’interdiction pour venir prendre une bière chez Van Beeren. Une des nombreuses anecdotes entourant Bet et son café raconte comment un de ces soldats s’est étonné de la quantité de photos de la reine et de la famille royale affichée dans le bistrot. De telles démonstrations de loyauté envers la souveraine néerlandaise sont bien entendu interdites. Ces actes de résistance contribuent grandement à la mémoire de Bet: courageuse, combative et obstinée.

Reconnaissance posthume

Après la guerre, le Mandje est plus populaire que jamais parmi la communauté homosexuelle. Avec la montée en puissance du COC (organisation de défense des intérêts des personnes LGBT) dans les années 1950, Amsterdam se positionne peu à peu comme la capitale queer de l’Europe (du moins pour les hommes gays). Par ailleurs, de nombreux bars queer voient le jour, survivent plus longtemps et s’affirment davantage. La réputation de Bet van Beeren est telle que certains la surnomment «la Reine de la Zeedijk». Côtoyant à la fois la pègre et la police, elle reste en bons termes avec les deux bords. Elle entretient de bonnes relations avec de grands noms du quartier rouge tels que le major Bosshardt, qui a été à la tête de l’Armée du Salut dans ce secteur. Bet van Beeren se déplace à moto, vêtue de cuir, souvent accompagnée d’une jolie femme à l’arrière.

Pourtant, la réputation du Mandje demeure trop vulgaire aux yeux de beaucoup, notamment parce que l’homosexualité n’est toujours pas acceptée à cette époque. En 1962, Bet van Beeren n’obtient pas une décoration lorsque le pasteur de l’église Saint-Nicolas et le major Bosshardt refusent de la nominer en raison de son «mode de vie». En 1965, lors d’une visite du quartier rouge offerte par le major Bosshardt à la princesse Beatrix, le Mandje est délibérément ignoré. Cela ne manque pas de provoquer la colère de Bet van Beeren, dont le vœu le plus cher est d’accueillir un membre de la famille royale.

À la fin de sa vie, Bet boit trop. Certains racontent qu’elle ingère jusqu’à quarante bières par jour. En 1967, elle décède à l’âge de 65 ans. Son corps reste exposé sur la table de billard du café pendant deux jours. Sa sœur Greet prend la relève du bistrot, mais est contrainte de mettre la clé sous la porte en 1983 en raison des nuisances causées par l’épidémie d’héroïne sur la Zeedijk.

Havre de tolérance

La reconnaissance que Bet n’a pas eue de son vivant, elle l’a toutefois reçue à titre posthume. En 1999, une réplique de l’intérieur du Mandje est installée au musée d’Amsterdam.  En 2008, le bistrot rouvre ses portes. Son intérieur est fidèlement reproduit, tel qu’il l’était à l’époque de Bet. Cette même année, le Mandje est intégré dans le canon d’Amsterdam.

Bien que Bet van Beeren n’ait pas pris part aux grands progrès de l’émancipation homosexuelle à partir des années 1970, tel que le couronnement d’Amsterdam en tant que gay capital of the world, elle a créé sa propre petite capitale queer sur la Zeedijk. Le Mandje a été un sanctuaire pour celles et ceux qui n’avaient nulle part où aller durant les années les plus troublées d’Amsterdam:  la crise des années 1930, l’Occupation et la reconstruction. Bet van Beeren a gardé un aplomb à toute épreuve et a su maintenir le cap.

Depuis que Bet a repris le café en 1927, Amsterdam a énormément changé. Aujourd’hui, le visage de la ville fait l’objet de débats animés. Est-elle encore le havre qu’elle a été autrefois? Si Bet revenait aujourd’hui, reconnaîtrait-elle sa ville natale? Malgré tout, son vieux bistrot trône toujours sur la Zeedijk. Et peut-être est-ce cette intemporalité apparente du Mandje qui lui confère son immortalité en tant que patrimoine. Il demeure un rappel physique pour tous les habitants d’Amsterdam qui craignent de voir leur ville disparaître: bien que la ville continue de se transformer, certains lieux ont su préserver l’esprit de la ville libre qu’est Amsterdam.

Tijmen van Voorthuizen

doctorant à l’université d’Utrecht, où il mène un projet sur l’histoire des bars queer dans les Plats Pays

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