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histoire

Comment les Pays-Bas ont relaté la Première Guerre mondiale

Par Pieter Trogh, traduit par Alice Mevis
7 novembre 2025 12 min. temps de lecture

Quelle a été la réponse de la presse et des lettres néerlandaises face à la Première Guerre mondiale, dans le contexte de neutralité de leur pays? Pour le savoir, Paul Moeyes s’est plongé dans des journaux, revues et diverses formes de littérature publiés entre 1914 et 1918. Dans son ouvrage Strijdtonelen (Théâtres de guerre), il nous livre une analyse plurielle, solidement documentée et d’une grande finesse.

Plus de cent dix ans après son déclenchement, des ouvrages sur la Première Guerre mondiale continuent de paraître, apportant de nouveaux éclairages sur cette période sombre de l’histoire. Et c’est une bonne chose, car ce conflit demeure une ligne de rupture cruciale pour comprendre l’histoire du XXe siècle et du monde actuel. Le spécialiste néerlandais de la Première Guerre mondiale, Paul Moeyes, a récemment publié à ce sujet un ouvrage passionnant.

Après plusieurs travaux antérieurs, notamment sur la neutralité des Pays-Bas pendant la guerre, Moeyes explore dans Strijdtonelen la manière dont ce conflit majeur a été perçu par la presse néerlandaise, et comment il est entré dans la littérature des Pays-Bas publiée entre 1914 et 1918. Cette délimitation temporelle a été soigneusement établie: Moeyes s’est exclusivement concentré sur les textes qui ont paru à un moment où leurs auteurs ignoraient encore l’issue de la guerre, garantissant ainsi que la teneur des écrits ne puisse être influencée par son dénouement.

Au fil de son ouvrage, Moeyes entremêle avec fluidité son analyse de la presse et de la littérature. Il s’appuie sur ses vastes connaissances historiques qui lui permettent d’intégrer ces deux aspects dans un double cadre, à la fois néerlandais et international. Moeyes tend en outre un miroir au lecteur d’aujourd’hui, en posant des questions qui ne manqueront pas d’interpeller les journalistes et auteurs écrivant sur les conflits en cours en Ukraine ou en Palestine. Comment rendre compte –en tant qu’observateur extérieur issu d’un pays neutre, situé loin du front et plongé dans un brouillard de rumeurs contradictoires– de violences et d’atrocités à peine imaginables, dont on n’a pas été témoin soi-même? Comment distinguer le fait de la fiction? Et comment écrire sur sa propre position de neutralité, alors que l’on se trouve malgré tout affecté par cette guerre, que ce soit à travers l’afflux de réfugiés, l’impact économique ou les dommages collatéraux?

Les journalistes néerlandais de l’époque se considéraient-ils comme le prolongement de la politique de neutralité de leur pays, ou cette neutralité leur offrait-elle justement une plus grande liberté de presse, leur permettant de prendre position dans le conflit selon leur propre jugement? Moeyes applique le même questionnement aux écrivains: comment écrit-on un roman sur une guerre dont l’issue est encore incertaine? Quel est le ton de tels récits? Par quels motifs les auteurs se laissent-ils guider? Font-ils le choix d’une perspective neutre, ou au contraire, utilisent-ils la littérature comme moyen d’exprimer un point de vue personnel ou moral?

À bonne distance des lignes ennemies

En 1914, il n’existait pas de réelle tradition en matière de reportage de guerre aux Pays-Bas. Les journaux néerlandais ne disposaient pas des ressources financières nécessaires pour envoyer leurs propres journalistes couvrir un conflit sur une longue période. Cependant, l’attaque allemande contre la Belgique a changé la donne: la zone de combat était si proche que de nombreux journaux ont envoyé des reporters au Limbourg belge afin de relater l’évolution de la guerre. Peu d’entre eux ont cependant réellement réussi à s’approcher au plus près des combats.

Arthur Tervooren, reporter-photographe pour l’hebdomadaire illustré amstellodamois Het Leven, ainsi que Jean-Louis Pisuisse et Johan Luger, tous deux journalistes pour De Telegraaf, ont été parmi les rares à parvenir, ne serait-ce que temporairement –à savoir durant les premières semaines de la guerre– «jusqu’au cœur même du conflit». Luger est passé par Berneau le 6 août 1914, au lendemain de la répression qui a frappé le village, accusé d’abriter des francs-tireurs (des civils armés s’opposant à l’armée d’invasion allemande). Il a écrit à ce sujet:

Partout dans les vergers, des vaches mortes gisent aux côtés de chevaux morts, de porcs morts, avec ici et là des cadavres humains atrocement criblés de balles. Un souffle de mort a balayé cette terre autrefois florissante, et parmi ces visages bleuâtres et cireux marqués par l’agonie, civils et soldats reposent pêle-mêle. La vue de ces victimes est terrible: certains fixent calmement le ciel, d’autres ont le visage tordu en un rictus effroyable, mais tous inspirent l’horreur. Ainsi gisent-ils, chevaux mêlés aux hommes, aux vaches et aux porcs. Les poules déambulent parmi eux, mais tout est figé dans un silence de mort, tandis qu’une odeur pestilentielle se répand sur le paysage.

Toutefois, la grande majorité des journalistes néerlandais écrivaient de loin, à bonne distance des lignes ennemies, en s’appuyant sur des rumeurs ou des témoignages de seconde ou troisième main, ce qui rendait leur couverture du conflit lacunaire, approximative et pas toujours fiable. Dans le même temps, ils cherchaient à maintenir un certain équilibre entre leurs propres télégrammes et les informations qu’ils reprenaient de la presse des pays belligérants, une approche qui s’est maintenue environ jusqu’à la fin de la guerre.

La plupart des organes de presse néerlandais s’efforçaient ainsi de publier des rapports aussi complets et neutres possibles, et ils y parvenaient relativement bien. Ils avaient de plus carte blanche, car il n’existait ni contrôle ni directives de la part des autorités. Cela ne s’est pas révélé nécessaire: à quelques exceptions près, la presse néerlandaise s’était spontanément imposé une forme d’autocensure par souci de responsabilité, afin de préserver la neutralité du pays. Fin décembre 1914, le rédacteur aux affaires étrangères du NRC, H.J. Noordewier, l’exprimait ainsi:

Voilà pourquoi rien ne sert de vociférer contre le viol de la neutralité belge. Puisque nous avons adopté cette attitude, il convient de nous taire. À quoi bon les mots, puisque nous avons déjà décidé à l’avance de ne pas agir en conséquence? Par ces mots, nous pourrions d’ailleurs finir par provoquer ce que nous cherchions à tout prix à éviter [à savoir l’entrée des Pays-Bas dans la guerre, NDLR], parce que nous nous sentons trop faibles pour l’affronter.

De manière générale, les journalistes néerlandais se bornaient donc à écrire de façon factuelle et prudente, voire timide, malgré les tentatives d’influence constantes de la part des pays belligérants, notamment via des pots-de-vin ou l’octroi de «privilèges sur le front». À cet égard, les articles d’Antonie Jan Prins, général-major à la retraite brièvement reconverti en correspondant de guerre, ont provoqué un véritable tollé. Prins avait en effet été convié par l’état-major allemand à un «voyage journalistique» à l’arrière du front, en Belgique et dans le nord de la France. Ses contributions dans le journal Het Haagse Dagblad étaient à ce point pro-allemandes que d’autres rédactions de journaux ont crié au scandale.

Ce n’est qu’au cours de la dernière année de guerre que la presse néerlandaise, jusque-là encline à l’autocensure et à une certaine forme de complaisance, a commencé à évoluer, à mesure que l’impact du conflit devenait de plus en plus tangible aux Pays-Bas (crise économique, pénuries alimentaires, navires néerlandais torpillés par des sous-marins allemands). La perception de la neutralité a commencé à être sérieusement remise en question: elle n’était désormais plus considérée comme une position éthique allant de soi, mais plutôt comme une forme de lâcheté politique, une inertie humiliante qui avait fini par porter atteinte à l’honneur national. À partir de fin 1917, et surtout en 1918, alors que se profilait la défaite allemande, la plume de la presse néerlandaise s’est faite plus acérée. En juillet 1917, l’Eindhovensch Dagblad dénonçait les torpillages de bateaux de pêche néerlandais par les sous-marins allemands en ces termes: «Combien de temps encore le bourreau pourra-t-il poursuivre son œuvre?», avant d’appeler à la riposte: «N’est-il pas grand temps de punir ces actes vils et lâches et de nous venger?» Un tel discours aurait été impensable quelques années auparavant.

Romans de guerre

Au cours des années de guerre, les revues et journaux néerlandais publiaient également des critiques littéraires de «romans de guerre». Ces derniers constituent le deuxième objet d’analyse de Strijdtonelen. Moeyes n’a pas pris cette tâche à la légère: avec une rigueur frôlant l’exhaustivité, il a minutieusement identifié tous les textes littéraires et poétiques ayant un rapport plus ou moins direct avec la guerre. S’appuyant sur plusieurs décennies de recherche sur divers aspects de la Première Guerre mondiale –en particulier la littérature– Moeyes passe au peigne fin une impressionnante liste de publications.

Il apparait clairement que les années de guerre n’ont pas engendré une littérature de la plus haute qualité aux Pays-Bas. Le manque de connaissances sur la guerre et sur la manière dont elle était réellement menée a donné lieu à des scènes absurdes et des retournements de situation invraisemblables chez presque tous les auteurs qu’il passe en revue. Les intrigues abondent en coïncidences improbables et en hasards accumulés. Dans Zonen der Kerels (Fils des Gars, 1915, de Minne van der Staal), les protagonistes se retrouvent dans un monde où des millions de personnes voient leur liberté de mouvement systématiquement entravée, tandis que dans Bange dagen: verhaal uit den tijd van Antwerpens val (Jours d’angoisse: récit du temps de la chute d’Anvers, 1916, Minne van der Staal), un simple soldat devient miraculeusement l’adjoint d’un général. In het Granaatvuur (Sous le feu des grenades , 1916, de Louwrens Penning) présente la guerre comme une punition divine ou un combat de Dieu. Finalement, Vaderland (Patrie, 1917, de Louis Hurrelbrinck) dépeint des scènes où des canons attelés à des chevaux émergent soudainement des tranchées. Un autre aspect frappant consiste en la récupération par les auteurs néerlandais d’éléments de leur propre histoire nationale, en particulier la Guerre de Quatre-Vingts Ans, pour décrire les scènes de combat (Alfons, de kleine Belgische vluchteling, Alphonse, le petit réfugié belge, 1918, Jacob Stamperius).

Moeyes passe au crible cette littérature populaire (lectuur) avec brio et une bonne dose d’humour, sans jamais pour autant perdre de vue le sérieux de l’analyse littéraire. Il met en évidence certains motifs récurrents tels que les francs-tireurs, la perspective pro-allemande ou pro-belge, le microcosme familial, le point de vue féminin, l’intrigue amoureuse ou encore le patriotisme. Il démonte en outre l’invraisemblance de certains événements et scénarios, met en lumière l’intertextualité, démasque la propension de certains auteurs au plagiat et décrit les difficultés que pouvaient rencontrer les écrivains. L’instituteur et auteur Pieter Visser a publié par exemple en 1915 ce qui était censé être un roman destiné à la jeunesse, De slag aan de Marne (La bataille de la Marne), mais qui est en réalité un roman de guerre pour adultes se déroulant à l’arrière du front en France. Moeyes révèle comment ce récit a été presque entièrement basé sur les articles de presse néerlandais des premières semaines du conflit en Belgique, allant jusqu’à démontrer que certains passages ont été pratiquement copiés mot pour mot des reportages du journaliste Jean-Louis Pisuisse mentionné précédemment.

Moeyes analyse à la fois les intrigues et leurs sources d’inspiration historiques, les contextualise et souligne les occasions manquées par les écrivains néerlandais. Faute de connaissances approfondies, ces derniers se sont focalisés exclusivement sur les événements ayant lieu sur les fronts de guerre ainsi que sur le théâtre politique et diplomatique international, négligeant presque entièrement les thèmes qui se déroulaient sous leurs propres yeux: agitation sociale, débats interminables sur la neutralité, incertitudes politiques, autocensure journalistique, prospérité du marché noir et des réseaux d’espionnage, ou encore l’écart grandissant entre une minorité à qui profitait la guerre et la vaste majorité souffrant des pénuries et d’une pauvreté croissante.

Francs-tireurs

L’auteur met également en lumière la forte dépendance des écrivains néerlandais aux informations relayées par la presse: il s’agissait de leur unique fenêtre sur la guerre, ils n’avaient aucun autre moyen de se la représenter depuis l’intérieur. Ceci laisse à son tour entrevoir l’imbrication entre la presse et la littérature. Les auteurs de prose et de poésie jouissaient certes d’une plus grande liberté d’expression que les journalistes, qui veillaient à ne pas compromettre la neutralité néerlandaise, mais écrire sur la guerre en Belgique équivalait néanmoins à pénétrer un véritable champ de mines politique: mentionner les francs-tireurs, c’était être pro-allemand; nier leur existence, c’était être pro-britannique. Ceux qui faisaient l’éloge des Flamands étaient soit anti-belges soit anti-français, tandis que ceux qui encensaient la Belgique étaient anti-flamands. Enfin, les défenseurs de la langue flamande étaient vus comme des flamingants, grand-néerlandais ou pan-germanistes. Dans la littérature de guerre néerlandaise, la neutralité n’existait plus.

Le thème le plus récurrent au sein de cette production littéraire était celui du franc-tireur belge. Les premières semaines suivant l’invasion allemande en 1914 ont été marquées par une extrême violence contre la population civile belge. Profondément marqués par l’expérience de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 –au cours de laquelle des civils français avaient opposé une résistance armée significative contre l’armée prussienne– les soldats allemands ont reçu l’ordre en 1914 de réprimer impitoyablement tout acte de résistance similaire. Lorsque leur avancée à travers la Belgique ne s’est pas déroulée comme prévu en raison de la résistance farouche de l’armée belge, certaines unités allemandes ont déversé leur frustration sur les civils. Entre le 4 août et le 20 octobre 1914, plus de 5 500 civils belges ont été exécutés sommairement. Comme les unités mobiles belges menaient des attaques éclairs avant de se replier, les Allemands ont commencé à croire qu’ils avaient affaire à des civils armés –les fameux francs-tireurs.

Moeyes se penche en profondeur sur ce thème et l’analyse de manière nuancée, pour finalement conclure qu’il n’existe pas de consensus sur la question. Or, cette affirmation est contestable: en 2002, John Horne et Alan Kramer publiaient German Atrocities: a History of Denial (Atrocités allemandes: une histoire de déni), un ouvrage de référence dans lequel, sur la base de recherches récentes, ils rassemblent une série de preuves accablantes de crimes de guerre de la part de l’armée allemande, et démontrent que les francs-tireurs –à quelques exceptions près– relevaient largement du mythe. Curieusement, cet important ouvrage ne figure pas dans la bibliographie de Moeyes. Cela reste cependant une remarque secondaire, car Moeyes s’applique à démontrer de manière convaincante la raison pour laquelle la figure du franc-tireur s’est imposée avec une telle force dans la presse et les lettres néerlandaises de l’époque. Il s’agissait en effet du seul aspect violent de la guerre dont certains journalistes ont été les témoins directs lors des premières semaines du conflit. Ils avaient vu les cadavres et les maisons incendiées, et surtout entendu les récits des survivants et des réfugiés. Cet aperçu du tout début de la guerre allait ainsi nourrir leur perception du conflit jusqu’à la fin de celui-ci.

L’après-guerre

Saluons donc cet ouvrage de Paul Moeyes pour le nouvel éclairage qu’il apporte à un aspect encore méconnu de l’histoire de la Première Guerre mondiale dans les Plats Pays. En un sens, cette œuvre constitue le pendant néerlandais du livre flamand De Geschreven Oorlog (La Guerre écrite, éditions Manteau, 2016) publié par le musée In Flanders Fields d’Ypres. Cette anthologie de textes, qui s’étend jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, rassemble des œuvres littéraires et des témoignages qui ont parfois mis de nombreuses années avant d’être finalement consignés par écrit. Moeyes aborde lui aussi cette période dans son dernier chapitre: la littérature d’après-guerre aux Pays-Bas semblait souffrir des mêmes maux –manque d’ambition, d’inspiration, d’originalité, de développement des idées et de réflexion critique tant sur la neutralité que sur l’expérience collective de la guerre– que la littérature produite durant le conflit lui-même. Ce qui est intéressant, c’est que Moeyes esquisse également quelques comparaisons avec la littérature issue de l’expérience de guerre, radicalement différente, des Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale. Faut-il y voir le prélude à un prochain ouvrage de Paul Moeyes?

Paul Moeyes, Strijdtonelen. De Eerste Wereldoorlog in Nederlandse pers en literatuur 1914-1918, De Arbeiderspers, Amsterdam, 2024.

Pieter trogh

Pieter Trogh

collaborateur scientifique à In Flanders Fields Museum

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