Dans la fabrique créative de Brecht Evens
Ce génie du dessin est à l’honneur dans une première grande exposition monographique à l’occasion de la 12ᵉ Biennale du 9ᵉ Art à Cherbourg-en-Cotentin, en France, avec en tête de cortège Le Roi Méduse, dont il prépare doucement mais sûrement le deuxième tome, et son amour pour l’estampe et la lithographie. Rencontre.
Un entretien avec Brecht Evens, c’est comme une plongée réflexive dans un monde fantasmagorique. À l’image de son œuvre donc, foisonnante, libre, infinie. Ce créateur de bandes dessinées, ou dirons-nous plus volontiers de joyaux de la littérature illustrée, ne cesse de réinventer l’art du dessin narratif, expérimentant les frontières entre les thèmes et les styles, les couleurs et les matériaux. Installé à Paris depuis douze ans, l’artiste flamand entreprend ici sans doute son œuvre la plus complexe, sa trilogie Le Roi Méduse. L’exposition monographique au musée Thomas Henry pour la 12e biennale du 9e art à Cherbourg-en-Cotentin, en Normandie, est de cette trempe. Estampe, lithographie, dessins originaux, esquisses, agrandissements monumentaux, sources d’inspiration… C’est à un voyage polyphonique sur près de 350 m² que nous convie l’espace muséal au cœur des fulgurances de son processus créatif à la fois chromatique, sensoriel, étourdissant.
Explosion de couleurs
Sur quinze ans de carrière, entre Les Noceurs, Panthère, Les Amateurs ou encore Les Rigoles, Brecht Evens n’a cessé de repousser les limites de la création visuelle, graphique et picturale. Le Roi Méduse, dont le premier tome a paru en 2024, se hisse aujourd’hui en porte-étendard. Le récit se concentre sur Arthur, dix ans, qui voit le monde à travers les yeux de son père, à la fois hostile, menaçant, conspirationniste, délirant. Cet homme aimant a perdu l’envie de vivre après le décès de son épouse. Un dessin de son fils, qu’il surnomme Puer universalis (l’enfant qui sait tout faire), va l’aider à se relever. Au cœur de leur maison transformée en citadelle, Arthur va dès lors devoir s’entraîner à combattre les forces du mal, avant la disparition mystérieuse de son père…

© Le Roi Méduse, Brecht Evens - Courtesy of Actes Sud
Œuvre hybride fantasmagorique à plusieurs niveaux de lecture, entre suspense et poésie, angoisse et espoir, rêve et réalité, enfance et passage à l’âge adulte, complotisme et vérité, traumatisme et échappatoire… Sa fresque narrative s’est vite donné des airs autobiographiques. Mais il n’en est rien. Brecht Evens se plaît à bouleverser les perceptions et les perspectives, à réinventer constamment son langage pictural, surinterprétant ici le réel entre crayon, gouache, aquarelle et encre de Chine.
«Ma première inspiration est venue de mon propre délire d’interprétation, supposant que des messages étaient envoyés secrètement», explique-t-il. «À l’époque, je me croyais la personne la plus importante au monde, comme une sorte de mégalomanie, et j’avais envie d’imaginer des complots. Moi en tant que héros. Mais le livre a pris un tout autre chemin dans cette approche à la fois pseudo-scientifique, ésotérique, métaphysique, historique, magique, de survie et du monde animalier, sans lien avec ma psychose originelle. Arthur n’est pas pensé comme un fou, peut-être le père, mais les personnages que j’ai finis par écrire sont éloignés de moi.»

© Clemence Demesme
Les trois cents pages du Roi Méduse sont une explosion de couleurs, de formats, de compositions, ouvrant toujours des portes vers d’autres mondes et univers. «J’aime troubler le lecteur avec des personnages qui sont tout autant troublés», confie l’artiste qui sublime l’erreur et l’accident. «La bande dessinée encourage à la paranoïa, car on choisit où placer notre regard. Ce qui n’est pas toujours le cas dans un roman ou un film, vagabondant plus librement. Le dessin a une marge d’erreur acceptée d’avance. Je fais plus attention ici, car le sujet est plus exotique que dans mes précédents livres, la visibilité est très contrôlée. La lecture du texte est moins complexe que dans Les Rigoles. J’offre en revanche plus de récompenses aux lecteurs qui s’attardent sur les dessins.»

© Le Roi Méduse, Brecht Evens - Courtesy of Actes Sud
Beauté du rendu
C’est en 2016, dans le cadre de la parution de Paris, Travel Book, ouvrage édité par Louis Vuitton, qu’il se passionne pour la lithographie et l’estampe dans l’atelier de l’Américain Michael Woolworth, lieu d’impression d’art à Bastille. «Humainement, c’est chouette de travailler dans cet atelier. J’ai pratiqué plusieurs techniques, comme la gravure sur bois, mais la lithographie a été révélatrice.»

© Paris Travel Book, Brecht Evens - Courtesy of Louis Vuitton
Dans sa pratique, il part ainsi de calques transparents qui lui permettent de caler les passages couleurs et de construire une image. «Tout ce que je veux en bleu doit être dessiné en même temps. Je pose ensuite un transparent pour m’occuper du rose ou du rouge. Cela n’a rien à voir avec la peinture, où je peux commencer avec deux couleurs. La technique me pousse à penser différemment, à faire d’autres choix qui donnent d’autres ambiances, renvoient à d’autres effets ou émotions. En lithographie, je peux également peindre sur du plastique, que je peux malmener, gratter, frotter. C’est impossible sur papier.»
Depuis lors, il travaille en collaboration avec Michael Woolworth dans cet espace parisien, s’amusant à le baptiser «le repaire», recréé spécialement pour l‘exposition à Cherbourg. «Il fait partie des rares personnes qui aiment véritablement leur métier. S’il est malade, même s’il titube, il vient travailler. J’aime sa salle de jeux. À l’époque, je préparais déjà le projet du Roi Méduse. Le “repaire” est devenu une blague pendant le confinement. Michael me signait des attestations d’employeur pour sortir. C’était une ambiance très speakeasy, quasi clandestine», se remémore-t-il avec humour.

© Le Roi Méduse, Brecht Evens - Courtesy of Actes Sud
Ce premier tome comporte ainsi cinquante planches en bois gravé, lithographie et eau-forte. Une prouesse dans la bande dessinée. «Tout s’est fait en fonction de l’histoire, sans défi en soi. Ma façon de peindre, entre effets de transparence et harmonie des couleurs, a des correspondances avec la lithographie. C’est naturel pour moi, je me sens libre. Le procédé amène aussi une certaine cérébralité. Le fait de pouvoir créer de manière saccadée, avec ces étapes séparées, me permet d’atteindre des effets voulus pour ce genre de scènes.»
Aventures dessinées
Paris a également un rôle important dans la vie de Brecht Evens. La capitale est devenue non seulement sa terre d’adoption, mais aussi sa raison d’être pour ce natif d’Hasselt, ville néerlandophone de Belgique. Tout a commencé en 2010 avec la traduction en français des Noceurs, œuvre profondément existentialiste, dans la collection Actes Sud BD, dirigée par Thomas Gabison. Cette première traduction résonnait alors pour lui comme une invitation à entrer dans le monde francophone.
«Je suis devenu cet immigré de luxe», confie-t-il en souriant. «Cela m’a encouragé. À cette époque, je vivais une dépression grave. J’étais de retour du Jura et j’avais un changement de train à faire à Paris, mais je ne l’ai pas pris, je l’ai laissé partir. Je le raconte maintenant de manière romantique, mais en réalité, j’ai raté un train et douze ans plus tard, je suis toujours à Paris. Je me suis tout de suite senti mieux ici, comme guéri, tout en basculant dans un épisode maniaque. J’étais dans un excès de bonheur et de confiance, un état de folie et de surexcitation, qui s’est aggravé jusqu’à atteindre un état de psychose. Cela s’est transformé en un délire d’interprétation qui m’a donné l’inspiration du Roi Méduse.»
La valeur de l’ouvrage Paris, Travel book de Louis Vuitton se révèle d’autant plus forte, magnifiant avec son style propre les enseignes, les monuments, les ruelles et la vie diurne et nocturne parisienne. Pour Brecht Evens, il fait office «de joli laboratoire graphiquement décontracté», sans enjeu narratif, qu’il a conçu avec des dessins faits in situ et depuis son appartement sur la base de ses croquis et photographies.
Trilogie d’une décennie
Dans l’évolution de sa carrière, Brecht Evens considère toujours autant la bande dessinée comme son véritable univers, son fil conducteur, explorant de plus en plus profondément les techniques. L’estampe représente ainsi un domaine en soi dont il développe les multiples possibilités. «Je ne vais pas d’un point à un autre, c’est plutôt un élargissement comme une conquête du terrain», précise-t-il.
Aujourd’hui, il se concentre sur le deuxième tome du Roi Méduse. «Ce sera une action continue avec Arthur. Ce chapitre brasse de nombreux thèmes, plus que je ne l’aurais soupçonné, comme si j’étais en train de préparer un jeu vidéo. J’essaie de rendre l’expérience de ce monde complexe plus intense», explique l’artiste dont l’œuvre déborde du cadre et fait fi des cases et des bulles. «Je passe ainsi du temps sur la cohésion de l’espace, car c’est beau. Le plus important, ce sont les personnages et ce qui se passe dans la tête d’Arthur. C’est la grande différence avec mes autres livres, on est dans la vie intérieure du personnage.»
Brecht Evens : J’essaie de créer des livres qui font du bien. J’ai vécu la dépression, c’est l’absence d’idées, l’enfer. Le livre est l’inverse
L’art, la bande dessinée, la peinture, la mode, le cinéma d’animation, la musique… Tous les terrains sont propices à ses pérégrinations créatives. Quand on lui demande ses objectifs à terme, la sagesse de sa réponse domine ses envies: «Vu le contexte planétaire, j’évite de me projeter dans le futur. Quand j’y pense, je me demande ce que l’on construit, hormis de plus jolis débris. J’accorde de l’importance à mon vécu jour après jour. Je pense que l’art devient meilleur dans l’instant présent. J’essaie de créer des livres qui font du bien. J’ai vécu la dépression, c’est l’absence d’idées, l’enfer. Le livre est l’inverse, même si mon métier est solitaire. J’aime créer de la richesse intérieure pour le lecteur, c’est une lutte contre ce vide.»

© Le Roi Méduse, Brecht Evens - Courtesy of Actes Sud
Le projet de sa trilogie se révèle ainsi de plus en plus ambitieux. Le Roi Méduse pourrait lui prendre une décennie. « Je n’avais pas imaginé passer autant de temps avec un personnage. Mais cela me comble. Je suis comme ces artistes qui bâtissent des cathédrales avec des allumettes. Le tout est supérieur à la somme de ses parties. Le tout se situe dans le meilleur de ce que l’on fait plutôt que dans un éventail de choses. Je ne veux pas avoir deux cents livres moyens. Ici, le lecteur a le meilleur de mon travail. Des années d’intense concentration.»
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