Dieric Bouts, à l’intersection de la fantaisie et du réalisme
Introduire des sportifs, des pop stars et La Guerre des étoiles dans une exposition sur un maître ancien? Dans une rétrospective consacrée à Dieric Bouts, le musée M de Louvain confronte le peintre du XVe siècle aux créateurs d’images d’aujourd’hui. Un choix qui a le mérite d’illustrer la force intemporelle émanant de Bouts.
L’œuvre la plus connue de Dieric Bouts (vers 1410/20-1475) est sans conteste la Cène ou, plus précisément, le Polyptyque du Saint-Sacrement. Celui-ci est habituellement exposé dans une chapelle de l’église Saint-Pierre de Louvain, mais durant l’exposition Dieric Bouts. Créateur d’images, le musée M Leuven le présente sur fond de rideaux rouges. Un cadre surprenant et particulièrement théâtral pour un peintre dont l’œuvre est parfois qualifiée de feutrée et de discrète.
Et pourtant, la magie opère: les rideaux créent une intimité et font ressortir les nombreux accents rouges du polyptyque. En même temps, ils soulignent que nous sommes devant un chef-d’œuvre. Au centre, la Cène; sur les panneaux latéraux, quatre scènes de l’Ancien Testament. Nous voyons une composition claire, des personnages intrigants, des couleurs fraîches, un travail de perspective réussi, des paysages qui nous invitent à voyager avec nos yeux et des détails qui nous ramènent à la réalité.
© M Leuven / Ralph Vankrinkelveldt
Il est également remarquable que le contrat entre le commanditaire –la confrérie du Saint-Sacrement de Louvain– et Bouts soit toujours connu. Il stipulait notamment quelles représentations devaient figurer sur le polyptyque, que deux professeurs en théologie conseilleraient le peintre pour la réalisation concrète et que Bouts ne devait pas accepter d’autres commandes dans l’intervalle.
Le polyptyque est le point d’orgue spectaculaire de l’exposition, qui rassemble près de vingt œuvres de Bouts, complétées par des œuvres de son fils Albrecht et d’autres disciples. Le parcours illustre bien la polyvalence de Bouts et de la force intemporelle de son œuvre. En même temps, il subsiste des non-dits et de nombreuses questions restent sans réponse.
© M Leuven / Useful Art Services
Divin et humain
On ne sait pas grand-chose sur le peintre de la ville de Louvain. La première salle n’est donc pas consacrée à des hypothèses sur la vie, les maîtres et les contacts de Bouts, mais au contexte dans lequel il se retrouve lorsqu’il s’installe à Louvain vers 1448. À l’époque, la ville se remet des ravages causés par la peste et les guerres. Sur le plan intellectuel, elle est marquée par la jeune université (fondée en 1425) et les Prémontrés de l’abbaye de Parc. Leur bibliothèque abbatiale est progressiste, avec des ouvrages d’auteurs humanistes. La ville ne manque pas non plus de riches mécènes.
L’exposition explore ensuite deux voies très différentes. La première aborde les tableaux dans leur contexte historique en mettant en exergue cinq thèmes. Que voulait faire Bouts avec ses portraits du Christ ou ses représentations de Marie? Qu’est-ce qui fait la particularité de ses paysages et de son utilisation de la perspective à point de fuite? Et pourquoi ses tableaux contiennent-ils tant de détails?
Avec ses panneaux du Christ ou de Marie, Bouts répond à la demande pour de petites œuvres destinées à la dévotion privée émanant du public de l’époque. Selon les conventions, le Christ est représenté avec de longs cheveux bruns, des yeux sombres et un regard sévère, à la fois divin et humain. Son tableau de la Vierge à l’Enfant, Bouts l’a modelé sur l’influent panneau connu sous le nom de la Vierge de Cambrai, un portrait de Marie attribué à l’époque à saint Luc.
Bien qu’à première vue, Bouts ne soit pas un peintre paysagiste, l’exposition attire à juste titre notre attention sur les paysages habilement construits dans les tableaux. Les repoussoirs –figures ou objets au premier plan– créent de la profondeur, tout comme l’utilisation de la couleur. De même, une rivière conduit l’œil du premier plan à la vue à l’arrière-plan.
Bouts occupe également une position clé dans les Pays-Bas en ce qui concerne l’application de la perspective à point de fuite, une technique apparue en Italie vers 1420. Avec son contemporain Petrus Christus, il est l’un des premiers à recourir dans ses tableaux à un point de fuite vers lequel toutes les lignes de perspective convergent. L’exposition suggère qu’ils entendaient ainsi renforcer leur crédibilité.
L’exposition attire à juste titre notre attention sur les paysages habilement construits dans les tableaux de Bouts
La banalité est un cinquième thème, plus provocateur. Les nombreux détails, certains apparemment superflus, n’auraient d’autre but que de contribuer au réalisme, à une représentation de la vie quotidienne qui est, après tout, pleine d’éléments banals. Le raisonnement est un peu court et d’ailleurs contradictoire avec les paysages, qui ne sont pas forcément réalistes, mais soigneusement construits. Il semble également peu probable que Bouts ait bénéficié des conseils de deux théologiens pour son travail sur la Cène, si les détails n’ajoutaient pas aussi au sens.
Bouts publicitaire
La seconde voie explorée est transhistorique, confrontant des peintures de la fin du Moyen Âge à des images contemporaines de photographes, de cinéastes, de développeurs de jeux et de graphistes. L’approche est rafraîchissante, mais les rapports entre les œuvres de Bouts et leurs pendants contemporains sont parfois recherchés ou peu probants. La valeur ajoutée de la comparaison n’est pas toujours évidente. De plus, la combinaison de l’approche transhistorique avec des thèmes historiques est trop peu développée pour être convaincante.
Le postulat est que notre regard est radicalement différent de celui des contemporains de Bouts. La signification de l’image n’est plus du côté du créateur, mais du spectateur. En outre, Dieric Bouts n’était pas un artiste au sens romantique du terme, mais un artisan, un «créateur d’images», selon le sous-titre de l’exposition. Bouts, qui a exécuté le contrat de sa Cène, s’apparente ainsi à un publicitaire d’aujourd’hui, qui crée une image répondant au mieux aux souhaits du client.
Pourtant, le degré de liberté dont disposent le dessinateur Lectrr, la graphiste Amira Daoudi et le publicitaire Luc Shih par rapport à leurs clients semble très variable. Les raisons qui justifient le choix d’une œuvre de ces trois artistes-là pour apporter un éclairage différent sur Bouts ne sont pas très claires. Et peut-on vraiment comparer les œuvres d’un peintre qui travaille quatre ans sur un tableau avec des œuvres contemporaines qui, bien que fortes, ont été réalisées beaucoup plus rapidement?
Bouts s’apparente à un publicitaire d’aujourd’hui, qui crée une image répondant au mieux aux souhaits du client
Cette absence d’engagement se retrouve également dans la présentation des textes de la salle. La piste transhistorique est clairement séparée des autres informations par une ligne. Elle semble ainsi accessoire, alors que les images elles-mêmes occupent une place prépondérante dans les salles.
Ainsi, des portraits du Christ sont montrés en compagnie de photos d’athlètes de haut niveau, tels que Nafi Thiam et Eddy Merckx. Le format est similaire, mais le lien est ténu: comme le Christ, les athlètes souffrent, mais c’est précisément pour cela qu’ils sont idolâtrés. La Vierge à l’Enfant Jésus est accrochée comme une «pop star du quinzième siècle» à côté de photos de stars de la pop et du cinéma avec leurs jeunes enfants ou entourées de fans ou de paparazzis. Dans le dialogue, la dimension spirituelle passe au second plan.
© M Leuven / Tom Herbots
Plus loin, certains tableaux représentant de vastes paysages sont mis en parallèle avec des images de La Guerre des étoiles. Le raisonnement est le suivant: aucun des deux genres ne représente des paysages réels, ce sont au contraire des mondes différents créés de toute pièce. L’exposition surestime ainsi le cadre de référence de certains groupes de visiteurs. Quoi qu’en pensent les fans du genre, tous ceux qui s’intéressent à Bouts ne connaissent pas nécessairement La Guerre des étoiles.
Dans la salle suivante, on découvre dans un coin sombre une vidéo intéressante dans laquelle un professeur d’informatique explique comment l’application de la perspective dans les jeux a évolué au fil des ans. Mais encore: de la perspective à point de vue de Bouts au monde virtuel des jeux, il y a un grand pas.
À la recherche d’informations
L’objectif des organisateurs de l’exposition est clairement de laisser les images parler d’elles-mêmes et de ne pas tout expliquer en détail: une volonté défendable et même louable. Des textes de salle présentent les différents thèmes et, pour quelques œuvres, l’audioguide offre des informations supplémentaires. Ceux qui veulent en savoir plus peuvent consulter le catalogue magnifiquement conçu. Il comprend des essais de fond détaillés et des gros plans de détails des peintures de Bouts.
© M Leuven / Dominique Provost
Certains semblent manquer encore d’informations pendant leur visite. Après avoir lu un panneau à côté d’un tableau, une dame demande aux personnes qui l’accompagnent: «Quelle est la différence entre Dieric et Albrecht Bouts?» La réponse: «Ce n’est pas expliqué». En effet, l’exposition n’accorde que peu ou pas d’attention à la question de l’attribution (un panneau est-il de Bouts ou de son atelier?) et n’évoque pas la manière dont Albrecht a suivi les traces de son père.
Dès l’entrée de l’expo, l’œuvre de Bouts y est qualifiée d’étrange. Le parcours propose quelques pistes pour poser un regard différent sur cette œuvre, mais le caractère étrange demeure. Peut-être est-ce voulu?
Dieric Bouts. Créateur d’images. M Leuven. Jusqu’au 14 janvier 2024.