Dirk van Os, un Anversois à la VOC. Amsterdam à la fin du XVIe siècle
Après la chute d’Anvers en 1585, les habitants de la ville émigrent par milliers vers le Nord. Beaucoup s’établissent à Amsterdam; Dirk van Os est l’un d’entre eux. Cet homme entreprenant jouera un rôle majeur dans la fondation de la Vereenigde Oostindische Compagnie et dans l’assèchement du lac du Beemster, contribuant ainsi au développement d’Amsterdam et à l’expansion de la République au XVIIe siècle.
Dans les derniers mois de 1585, l’Anversois Dirk van Os, alors âgé de vingt-neuf ans, se rend compte qu’il n’a plus rien à attendre de sa ville natale. La métropole, qui s’était soulevée contre la domination du souverain espagnol Philippe II, a dû finalement s’avouer vaincue. Membre influent de l’opposition, Van Os est l’une des treize personnalités à avoir signé le traité de reddition en août 1585. Avec le retour des Espagnols au pouvoir, Dirk constate que son rôle à Anvers est terminé, d’autant qu’il est de confession calviniste dans une ville à nouveau majoritairement catholique.
Portrait de Dirk van Os par Cornelis de Visscher, 1583 © Hoogheemraadschap Hollands Noorderkwartier, Heerhugowaard / Stedelijk Museum, Alkmaar
D’Anvers à Amsterdam
Dirk van Os fait donc un choix radical. Son père, actif dans l’industrie de la tapisserie, gagnait sa vie en vendant des matières premières et des ouvrages prisés tels que des coussins, tapis de foyer, etc. Comme bon nombre de membres de sa famille (par alliance), Dirk travaillait probablement pour l’entreprise paternelle. Mais son rôle dans l’opposition lui a ouvert les portes d’autres cercles, lui donnant notamment accès à d’importantes maisons de commerce. Or, ces marchands se réfugient désormais en masse à Amsterdam.
Idéalement située sur le Zuiderzee (l’actuel IJsselmeer), la ville offre une liaison maritime avec la Baltique, permettant même de naviguer jusqu’en Russie. Plusieurs commerçants anversois ont déjà effectué la traversée avec succès. Le négoce d’étoffes de luxe, d’épices exotiques et de pierres précieuses se révèle très rentable dans ces contrées, où de tels produits sont rares et très prisés par l’élite locale. Qui plus est, les navires peuvent revenir chargés d’une multitude de fourrures diverses et de potasse, un ingrédient entrant dans la fabrication du savon.
Après un bref séjour à Middelbourg, Dirk déménage à Amsterdam, où il se marie en 1588. Il s’installe avec sa femme anversoise, Margriete van der Piet, dans une maison de la rue Nes, qui prolonge la Warmoesstraat, l’artère la plus huppée de la ville. Non loin de là se trouve le port d’Amsterdam, avec les entrepôts de marchands. Très vite, Dirk remarque les différences entre sa ville natale et son nouveau lieu de résidence. Une aile de l’ancien hôpital Saint-Pierre, dans le voisinage immédiat, a été convertie en halle aux viandes. Les commerçants déploient leurs étals à même la rue. Le contraste ne saurait être plus grand avec la Vleeshuis d’Anvers, un édifice de sept étages aux allures d’église gothique.
À Amsterdam, Dirk est frappé par l'absence de de Bourse et d’établissements spécialement prévus pour loger les marchands étrangers
Dirk est aussi frappé par l’absence de Bourse et d’établissements spécialement prévus pour loger les marchands étrangers. Rien d’étonnant en soi, car Amsterdam est une ville beaucoup plus modeste qu’Anvers; elle compte un peu plus de trente mille habitants, tandis qu’Anvers dépasse déjà les cent mille. Les marchands y font principalement le négoce de produits en vrac, tels que les céréales, qu’ils achètent dans les pays baltes et exportent vers les pays d’Europe méridionale. D’autres s’adonnent au commerce du hareng, importent du bois, brassent de la bière, etc.
Nouveaux débouchés
Si les marchands d’Amsterdam redoutent la concurrence des Anversois, ils n’ont pourtant rien à craindre de Dirk Van Os, qui rêve d’horizons plus lointains: la Russie et l’Italie. Ce dernier pays manque cruellement de céréales, mais de nombreux Amstellodamois jugent le voyage par le détroit de Gibraltar trop risqué. Dirk devient affréteur pour la Russie et l’Italie et conclut bientôt un partenariat avec un autre Anversois, Isaac Le Maire, qui appartenait aussi à l’opposition. Dirk décèle chez celui-ci la volonté de faire fortune et, surtout, la détermination à ne reculer devant aucun obstacle pour y parvenir. Qui plus est, les deux hommes s’intéressent à la manière de faire fructifier leur argent. Avec quelques autres Anversois, Isaac se lance dans les assurances maritimes avec paiement de primes, un procédé encore peu usuel à Amsterdam. Pour rédiger les polices, ils utilisent –comment pourrait-il en être autrement?– un modèle anversois. Mais un autre commerce encore plus lucratif aiguise leur appétit: celui des épices. Car celles-ci se font rares depuis que le roi espagnol Philippe II s’empare régulièrement des navires de la République.
Flotte de neuf navires partant d’Amsterdam pour les Indes orientales. Estampe attribuée à Robert de Baudous, 1603. En 1594, Dirk van Os a pris une participation dans la Compagnie van Verre, un groupe de jeunes marchands ambitieux qui voulaient gagner les Indes orientales en croisant le cap de Bonne-Espérance, par la force si nécessaire.© Rijksmuseum, Amsterdam
Pour résoudre le problème, une solution s’impose: envoyer soi-même des navires aux Indes. La route des Indes par le cap de Bonne-Espérance appartient officiellement aux Portugais, qui ont été les premiers à l’emprunter. Mais après la conquête du Portugal par Philippe II en 1580, l’Espagne en contrôle à son tour l’accès. Or, la République est en guerre avec ce pays. La question se pose donc de savoir si les Indes sont également accessibles par le nord. Dirk van Os contribue au financement d’une première expédition dirigée par Willem Barentsz, et peut-être aussi d’une deuxième. Mais toutes les tentatives –trois au total– échoueront.
Dirk se rend compte qu’il doit changer de tactique. Il constate depuis un certain temps que les voyages vers la Russie ou l’Italie n’offrent qu’un faible potentiel d’expansion. En 1594, alors même qu’il investit dans les expéditions passant par le pôle Nord, il apporte sa participation financière à la Compagnie van Verre, un groupe de jeunes marchands ambitieux qui veulent gagner les Indes orientales en croisant le cap de Bonne-Espérance, par la force si nécessaire. En effet, comme cette route est aux mains des Espagnols, des combats avec des navires ennemis s’avèrent inévitables. C’est pourquoi il leur faut obtenir la permission des États généraux pour armer les navires. Dirk est bien conscient que les Anversois, à la différence des Amstellodamois, ne disposent pas encore d’un réseau de relations leur donnant accès aux États généraux.
Deux peuples
Portrait de Hendrik, le frère de Dirk Van Os, par Michiel van Mierevelt, 1607. Il a participé financièrement à l’entreprise de Dirk et a été associé aux décisions stratégiques.© Collection privée / photo Joop Elsinga
En rejoignant la Compagnie van Verre, Dirk est le premier immigrant des Pays-Bas du Sud à se détacher en partie du circuit anversois pour traiter avec l’élite économique d’Amsterdam. Il continue toutefois à accorder la préférence aux personnes à qui il fait vraiment confiance, à savoir les gens de son pays natal, et avant tout sa propre famille. Sa vie durant, Dirk gère son entreprise avec son frère Hendrik, qui n’est pourtant pas comme lui un homme d’affaires. Tout en collectionnant les œuvres d’art, Hendrik apporte une participation financière et Dirk l’associe aux décisions stratégiques.
Le mode opératoire de Dirk n’est pas un cas isolé. Les grands entrepreneurs issus des Pays-Bas du Sud collaborent au besoin avec les commerçants d’Amsterdam, mais continuent à former un groupe à part. Leurs fils et leurs filles se marient au sein de ce cercle fermé, en vue de renforcer les liens (commerciaux) mutuels. Les Amstellodamois, quant à eux, éprouvent peu de sympathie pour ces uytheemschen (étrangers). Le mode de vie et les habits luxueux de ces immigrés du Sud suscitent même une certaine aversion chez ces Amstellodamois, qui se vantent volontiers de leur train de vie modeste. En même temps, ils envient ces riches marchands anversois, qui acquièrent les plus belles demeures et les boutiques huppées de la Warmoesstraat.
Les grands entrepreneurs issus des Pays-Bas du Sud collaborent au besoin avec les commerçants d’Amsterdam, mais continuent à former un groupe à part
Les Amstellodamois craignent d’être dominés économiquement par les Anversois, qui les surpassent de loin en matière de techniques commerciales et de transactions financières. C’est pourquoi, jusque dans les années trente du XVIIe siècle, ils refusent aux immigrants l’accès au conseil municipal. Les prédicants issus des Pays-Bas méridionaux éveillent aussi leur suspicion. Ces hommes d’Église sont nécessaires, car le calvinisme n’est apparu que tardivement dans les Pays-Bas du Nord, de sorte que la République ne dispose pas encore d’un nombre suffisant de prédicants «autochtones». Mais là encore, des voix s’élèveront pendant des années pour réclamer une majorité de ineboorne landtsaaten (natifs) au sein des conseils presbytéraux.
La VOC: souscriptions au domicile de Dirk van Os
Lorsque les navires de la Compagnie van Verre reviennent de leur long périple vers les Indes, Dirk van Os est informé de toutes leurs mésaventures. Les deux tiers de l’équipage ont péri, en partie à cause de maladies et par ignorance des modes de conservation des aliments. Lors des escales pour se procurer de la nourriture, tant à l’aller qu’au retour, l’équipage s’est conduit de façon éhontée à l’égard des populations locales. N’ayant pas reçu d’instructions sur la manière de traiter avec les commerçants indiens, les commandants de l’expédition ont acheté du poivre à un prix excessif. Pour comble de malheur, on constate à leur retour que de petits cailloux noirs ont été mêlés au poivre, à l’insu de l’équipage.
Malgré tout, le bilan global du voyage est positif: on sait désormais qu’il est possible d’emprunter la route du sud pour naviguer vers les Indes, avec la perspective de plantureux bénéfices. Il va sans dire que bon nombre de commerçants entendent profiter de cette aubaine. En conséquence, les nouvelles compagnies se multiplient, créant un risque de concurrence acharnée. Sous l’impulsion de Johan van Oldenbarnevelt, le dirigeant le plus influent de La Haye, ces compagnies décident, après d’âpres discussions, de fusionner au sein de la Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC, Compagnie unie des Indes orientales).
Dirk van Os joue un rôle clé dans la création de la VOC; sa maison est d'ailleurs l’endroit à Amsterdam où les gens peuvent souscrire des actions de cette compagnie
Action de la VOC, achetée par Theunis Jansz en 1606, signée par Dirk van Os © Stadsarchief Amsterdam
Dirk van Os joue un rôle clé dans la création de la VOC. La compagnie compte six bureaux ou kamers, situés à Hoorn, Enkhuizen, Rotterdam, Delft, Middelburg et Amsterdam, cette dernière ville comptant de loin le siège le plus important. La maison de Dirk van Os est l’endroit à Amsterdam où les gens peuvent souscrire des actions. Le mode de financement, très ingénieux, est sans aucun doute le fait des Anversois, qui maîtrisent toutes les ficelles des transactions financières, et Dirk van Os participe probablement à sa conception. Les résidents de la République ne doivent pas déposer de l’argent, mais souscrire des actions pour un certain montant, dont ils ne devront verser une partie qu’ultérieurement. À la clôture des comptes, il s’avère qu’à Amsterdam, les immigrants du Sud ont apporté la moitié du capital total, malgré leur nombre minoritaire (195 contre 271 Hollandais et quelques contributeurs étrangers). Ces réfugiés sont donc également bien représentés au sein du conseil d’administration.
La VOC est une entreprise singulière. Cette «machine de guerre», approuvée et subventionnée par l’État, se bat dans les Indes orientales contre les Espagnols et les Portugais. Mais elle n’en reste pas moins une entreprise privée. Les plus gros bailleurs de fonds siègent au conseil d’administration, appelé Heeren XVII (Dix-Sept Messieurs); les autres «actionnaires» n’ont pas voix au chapitre. Très tôt, des mécontents se font entendre, d’autant que les bénéfices ne répondent pas aux attentes. Comme ces allers-retours vers l’Asie s’avèrent inopérants, il faut créer des comptoirs commerciaux fortifiés, parfois contre le gré des populations locales. À cela s’ajoutent les failles de l’administration interne, qui débouchent bien vite sur des fraudes.
L’assèchement du lac du Beemster
Dirk restera administrateur de la VOC jusqu’à la fin de sa vie, et il présidera même à plusieurs reprises le conseil Heeren XVII. En même temps, ce rôle a dû lui donner l’impression de se retrouver pieds et poings liés en tant qu’entrepreneur. Lors des réunions, les décisions sont parfois prises par des membres du conseil d’administration aux intérêts divergents. Il doit attendre de voir ce que les navires rapportent d’Asie, et les bénéfices sont grevés par le coût des équipages et du personnel sur place.
Dirk Van Os conçoit alors un nouveau projet, dans lequel il investit la majeure partie de son argent. Avec un groupe d’entrepreneurs et d’administrateurs triés sur le volet, il forme un consortium qui obtient l’autorisation d’assécher le lac du Beemster. Cette opération, si elle est couronnée de succès, permettra de conquérir sur l’eau plus de sept mille hectares de terres pour la production céréalière à grande échelle. Van Os parvient à rallier à cette cause un grand nombre de réfugiés du Sud et de membres de sa famille.
Carte de 1607 montrant le lac du Beemster avant la poldérisation et carte de 1735 du Beemster poldérisé. Van Os a rallié un grand nombre d’immigrants du Sud et de membres de sa famille à son projet.© Rijksmuseum, Amsterdam
Malheureusement, le plan essuie un sérieux revers. En 1610, une violente tempête de nord-ouest provoque la rupture de la digue de ceinture à peine achevée, de sorte que le lac se remplit à nouveau. Au lieu de baisser les bras, Van Os décide d’investir encore plus d’argent dans l’opération. En 1612, le lac est enfin à sec, mais le sol s’avère impropre à la culture. De grands élevages voient alors le jour, avec les fameuses fermes à toit pyramidal ou stolpboerderijen. Ce sera son dernier projet ; Dirk meurt en 1615. Dans l’intervalle, Amsterdam est devenue un important centre commercial et financier, possédant sa propre banque de dépôt (Wisselbank), sa Bourse et son mont-de-piété (Stadsbank van Lening).
La mort de Dirk en 1615 et la disparition de cette génération d’Anversois marquent la fin d’une époque où les immigrants des Pays-Bas méridionaux jouaient un rôle majeur dans le développement d’Amsterdam et l’expansion de la République. Dès qu’ils en ont eu l’occasion, les Amstellodamois ont occupé les sièges vacants au sein du conseil d’administration de la VOC. Les réfugiés du Sud ont pris une part toujours moins importante dans l’assèchement des lacs. Ils ont continué à s’adonner avec brio au commerce et se sont intégré peu à peu à la population locale, par les voies accoutumées du mariage et de l’assimilation culturelle.
Pour en savoir plus: Alice Boots en Rob Woortman, Een geniale koopman. Dirk van Os en de invloed van Zuid-Nederlanders op de Amsterdamse geldmarkt, Walburg Pers Zutphen, 2023









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