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arts

Un humour douloureusement drôle dans les films de Paul Verhoeven et Alex van Warmerdam

Par Karin Wolfs, traduit par Ludovic Pierard
24 octobre 2022 10 min. temps de lecture

Maîtres du cinéma néerlandais, Paul Verhoeven et Alex van Warmerdam se jouent de toutes les limites avec un humour qui leur est propre. En témoignent leurs dernières pépites cinématographiques: Benedetta et Nr.10. Là où Verhoeven s’impose comme un fin expert de la satire et de l’hyperbole, Van Warmerdam se pose en roi de l’absurdité et de la litote.

Imaginez la scène: un homme enroulé dans un sac de couchage, au pied d’une cuvette dans laquelle se soulage un camionneur. Condamné à passer la nuit dans une station-service après avoir tenté, sans succès, de passer la frontière danoise en stop, accompagné d’un ami. L’aventure avait pourtant bien commencé pour ces deux jeunes gens bien décidés à rallier le paradis de l’industrie pornographique des années 1970, et à profiter des faveurs de Danoises à la sexualité débridée.

Bien que ce tableau semble tout droit sorti d’une comédie, il s’agit d’une anecdote tirée de la vie du réalisateur Alex van Warmerdam (1952). Il l’a d’ailleurs lui-même racontée en 2016, lors d’une interview pour le Volkskrant. L’exemple type de grandes espérances qui se heurtent à une réalité profondément décevante. De quoi pleurer… de rire.

Dans son dernier film, Nr.10, Van Warmerdam joue continuellement avec ces deux extrêmes pour produire un comique du plus bel effet. Des personnages haut placés s’intéressent de près à la vie de Günter (Tom Dewispelaere), un homme qui a été trouvé dans une forêt à l’âge de 4 ans. Günter est flatté par toute cette attention, mais réalise peu à peu que ce n’est pas lui qui les intéresse, mais sa fille.

Dans Nr.10 (2021), les réalités se succèdent à un rythme effréné au fur et à mesure que se dévoilent les véritables intentions des personnages et des figures de l’ombre qui tirent les ficelles depuis les coulisses. Au final, les manipulateurs sont eux-mêmes manipulés, et chaque protagoniste a ses propres ambitions secrètes. Résultat: une superposition de perspectives et de contextes versatiles poussée jusqu’à l’absurde. Le réalisateur en rajoute même une couche en se moquant des conventions de genre pour proposer un film que l’on pourrait qualifier de comédie de genre et de perspective, mais qui peut également être interprété comme une œuvre traitant de la foi en une certaine réalité.

Le réalisme par la fange

Paul Verhoeven (1938), l’autre grand maître du cinéma néerlandais contemporain, aime également jongler avec des extrêmes qui semblent de prime abord irréconciliables. Dans sa jeunesse, il a, lui aussi, découvert à ses dépens les frictions permanentes et inévitables qui existent entre les rêves les plus palpitants et la banalité du quotidien. Son échappatoire à cette tension? L’humour, bien entendu. Dans sa biographie, il se souvient d’une séance de cinéma où King Kong lui a paru crever l’écran pour se jeter sur lui, tel un ange exterminateur envoyé par Dieu. Verhoeven et sa petite amie venaient tout juste de décider de mettre un terme à une grossesse non désirée, un acte encore illégal à la fin des années 1960. Entre le stress de l’avortement et les problèmes de financement qui mettaient en péril ses chances de devenir cinéaste, le jeune homme a, l’espace d’un instant, perdu tout sens de la réalité.

Verhoeven cherche à ancrer son œuvre dans un réalisme palpable en y intégrant de la fange, de la merde, des tripes, du sperme, du sang

Marqué par cette expérience, Verhoeven cherche à ancrer son œuvre dans un réalisme palpable en y intégrant des éléments généralement ignorés par ses pairs: de la fange, de la merde, des tripes, du sperme, du sang… Une réalité brute qui fait mal aux yeux, mais dont l’énormité agit également sur les zygomatiques.

Benedetta (2021) relate l’histoire d’une nonne du Moyen Âge qui se voit confier la direction d’un couvent italien grâce à ses visions, et entame ensuite une relation interdite avec une autre femme. Dans l’une des scènes, Verhoeven réunit les deux amantes sur les toilettes du couvent et, comme si cela n’était pas suffisamment terre-à-terre, le scénario veut que la nouvelle affranchie, Bartolomea, lâche un énorme gaz. «Ah, ça soulage», crie-t-elle. La bien élevée Benedetta, habituée au silence des lieux, lui lance alors sèchement : «Chut! On ne peut pas parler aussi fort la nuit!» Ce à quoi Bartolomea, imperturbable, répond par une nouvelle flatulence: «Ça, c’est permis, j’espère.» Ce pet dans les boyaux d’un couvent, cette indélicatesse dans une scène autrement si romantique… c’est un double blasphème. Verhoeven trompe les attentes de son public en profanant une convention établie à l’aide d’un effet sonore inattendu. Et c’est précisément le type d’humour anarchiste qu’affectionne Verhoeven.

Une anarchiste au couvent

Bien que confrontés aux mêmes frictions, Verhoeven et Van Warmerdam opèrent de façons totalement différentes. Là où Van Warmerdam tend à la litote, Verhoeven préfère l’exagération. Là où Van Warmerdam expose avec flegme l’absurdité de la vie de tous les jours, Verhoeven joue la carte de la satire et des hyperboles poussées dans des proportions métaphoriques.

Un pet dans les boyaux d’un couvent, c’est précisément le type d’humour anarchiste qu’affectionne Verhoeven

Dans la scène d’ouverture de Benedetta, l’héroïne, alors une petite fille de bonne famille, fait route vers le couvent de Pescia en carrosse. Le convoi est alors attaqué par une paire de mercenaires à l’allure menaçante. Lorsque les mécréants lui arrachent sa chaîne en argent, Benedetta les menace du courroux de Dieu, qui ne manquera pas de s’abattre sur eux s’ils ne lui rendent pas immédiatement son bijou. À cet instant précis, un oiseau tout proche fiente sur la tête de l’un des bandits. La jeune fille y voit bien entendu une intervention divine, tandis que les crapules –et les spectateurs– s’amusent plutôt d’une grotesque coïncidence. Si les cavaliers finissent par lui rendre son collier, c’est plus par respect pour son courage que par peur du divin.

Cette séquence annonce en bien des points la couleur du film: la tension entre le sacré et le profane, entre l’accident et la mise en scène, entre la vision et le bluff. Benedetta moque la vie religieuse en en poussant les incohérences à l’extrême. Alors que la piété de la jeune Benedetta est tournée en grandiloquence puérile dans la scène d’ouverture, les visions de la nonne adulte lui donnent le droit de vie ou de mort sur autrui. Au fond, Benedetta est une anarchiste qui a simplement appris à utiliser les règles du jeu à son avantage. Verhoeven met le spectateur au défi d’y voir une métaphore de la vie religieuse et d’en saisir l’ironie.

Une platitude incongrue

L’humour de Van Warmerdam atteint son apogée quand rien ne semble se passer. Ou quand des adultes se comportent comme des enfants susceptibles et chichiteux. Pour lui, les bouffonneries sont catégoriquement exclues. Dans son œuvre, le plus drôle est le caractère statique, inflexible et crispé des personnages. Même si l’exagération et la moquerie n’y sont pas en reste, son humour noir repose surtout sur la litote.

L’humour de Van Warmerdam atteint son apogée quand rien ne semble se passer

Dans Nr.10, un plan statique récurrent met par exemple en scène un chauffeur et trois membres d’une troupe de théâtre, filmés depuis le capot de la voiture qu’ils partagent pour se rendre à une répétition. Le public s’attend à une conversation animée entre collègues sur le chemin du travail, mais se retrouve à la place à fixer quatre personnes quasi muettes, assises sans bouger dans un véhicule. Leur expression neutre et leurs tenues discrètes leur confèrent un air menaçant: ils ressemblent à une bande de criminels en route pour une exécution. Van Warmerdam emprunte ainsi aux polars allemands ce cliché des quatre hommes silencieux dans une voiture, et l’utilise hors contexte pour créer une scène insolite. Une platitude incongrue et inattendue qui a de quoi faire sourire.

Les limites de la décence

La rigidité des personnages de Van Warmerdam s’exprime même lorsqu’ils nient l’évidence. Par exemple, lorsque la petite amie de Günter lui lance, pendant le petit-déjeuner: «Tu es ailleurs.» Elle veut bien entendu dire par là qu’il semble ailleurs en pensées, au sens figuré. Mais en répondant d’un simple «Oui», Günter souligne le subtil pendant littéral de son observation. La scène est drôle parce qu’ils affirment tous les deux qu’il n’est pas là, alors qu’il est assis de l’autre côté de la table. Ce jeu de mots pourtant relativement innocent invite le spectateur à se demander s’il doit faire confiance à ses propres yeux ou plutôt croire Günter sur parole.

Dans chaque film de Van Warmerdam, il y a aussi un moment qui franchit toutes les limites de la décence: une explosion de violence tellement brutale et disproportionnée qu’elle frise la comédie alors même que le cinéaste semble vouloir effacer tout sourire du visage des spectateurs. Dans Nr.10, il s’agit du moment où Günter bondit hors du trou du souffleur pour enfoncer sans ménagement un clou dans le pied de son collègue et rival Marius (Pierre Bokma), qui lui a volé le premier rôle. Une scène digne d’une bande dessinée qui donne au public l’envie de rire, mais aussi de serrer les dents: joyeuse confusion.

L’humour s’affranchit des normes, de la notion de bien et de mal, et ouvre ainsi la porte à une nouvelle réalité

L’humour qui se joue de toutes les limites est le plus intéressant. Il flirte avec les frontières des bonnes mœurs, du bon goût, des valeurs établies; et ce moment choquant, cette provocation s’accompagne d’un rire libérateur. L’humour s’affranchit des normes, de la notion de bien et de mal, et ouvre ainsi la porte à une nouvelle réalité. L’humour est anarchiste, créatif et ambigu. Il brise les carcans les plus rigides. Il laisse la place à des écarts de conduite qui font notre plus grand plaisir. L’humour est audacieux, il chamboule le cours normal des choses et s’amuse du désordre. C’est un exercice de souplesse qui ouvre les mentalités.

La vérité nue

Rien d’étonnant non plus à ce que le sexe et la religion fassent partie des sujets de dérision privilégiés de Verhoeven et de Van Warmerdam. Avec sa prétention –déjà absurde– de détenir la vérité absolue, sa hiérarchie stricte et ses rituels figés, la religion semble, par nature, complètement incompatible avec la force créative et le pouvoir de relativisation de l’humour. Quant au sexe, il s’agit certes d’un sujet tabou qui suscite la passion et l’intérêt général, mais aussi d’un instinct animal qui peut rendre l’homme vulnérable et parfois ridicule.

Verhoeven a déjà prouvé que la vérité nue faisait rire avec Le Quatrième Homme (1983), un film dans lequel l’écrivain Gerard Reve (Jeroen Krabbé), fou de désir, se jette sur une statue du Christ qu’il prend pour son bien-aimé Herman (Thom Hoffman), tentant, en vain, d’en ôter le pagne de bois sculpté. Dans Benedetta, Verhoeven propose une nouvelle variante de cette scène. Au cours d’une vision, Benedetta, exaltée, s’approche de Jésus, dont elle est «l’épouse» depuis son entrée au couvent. Cette fois, le pagne du Christ, vivant bien que crucifié, tombe, mais derrière, Benedetta ne trouve que l’entrejambe asexué d’une poupée. Benedetta comprend que l’amour de Jésus ne peut être que platonique, et se considère par conséquent autorisée à rechercher la délivrance physique auprès de Bartolomea. Une bonne blague qui laisse transparaître le véritable pouvoir de l’humour: braver les frontières, défier les limites. Verhoeven pousse la satire à l’extrême, plongeant le public dans la confusion au détour d’une raillerie. Il élève le rire au rang de plaisir divin.

L’église en prend également pour son grade dans Nr.10, puisque Van Warmerdam l’y dépeint comme un commerce d’articles de foi. Pour reprendre les mots de Günter, les catholiques veulent «convaincre un homme sain qu’il est malade pour pouvoir lui vendre un médicament». Le remède contre le sentiment de culpabilité induit par la religion est Jésus, et l’Église ne se prive pas de le vendre à la criée dans le monde entier. Van Warmerdam conclut son long-métrage sur une statue de Marie flottant dans l’espace, bébé Jésus dans les bras; un beau parallèle avec le jeune Van Warmerdam en quête de jolies Danoises qui termine allongé à côté d’une cuvette de WC. Les deux tableaux illustrent à quel point la réalité en laquelle nous croyons s’avère relative une fois que les circonstances –et notre perspective– changent. Un instant, on rêve; l’instant d’après, on écoute pisser un camionneur. Un instant, la statue de Marie est sacrée; l’instant d’après, elle erre sans but dans l’espace, abandonnée de ses disciples. Ces deux images dénotent une volonté de relativiser et un sens de l’humour mis à mal par une réalité qui étouffe toute vision alternative au fur et à mesure qu’elle se précise.

Est-ce drôle? Est-ce censé l’être? Selon Van Warmerdam, le sens de l’humour du public est impondérable. Parfois, une blague tombe totalement à plat. Parfois, une scène sérieuse est accueillie par des rires. La réalité est souvent bien plus folle que prévu. Van Warmerdam en a d’ailleurs refait l’expérience quarante-cinq ans après l’épisode des toilettes. C’était à la première de Schneider vs. Bax (2015), quand le public a ricané alors qu’un personnage venait d’avouer en avoir poignardé un autre. Van Warmerdam: «Complètement dingue».

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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