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histoire, pays-bas français

Dunkerque, front oublié de la Grande Guerre

31 octobre 2025 9 min. temps de lecture

Si 1940 vient spontanément à l’esprit, on oublie souvent que Dunkerque a été un maillon essentiel du front nord pendant la Grande Guerre.

Quand on évoque Dunkerque et la guerre, le public, même dunkerquois, pense d’abord au rembarquement des troupes anglaises lors de l’opération Dynamo en 1940, puis à la reddition de la Festung Dünkirchen, dernière poche de résistance allemande, le 9 mai 1945, mais très rarement à la Grande Guerre.

Étonnamment, cette période semble avoir été effacée de la mémoire locale. On trouve bien quelques ouvrages rédigés entre les deux guerres mais aucun musée dédié, seulement quelques monuments et quelques noms de rues… comme partout ailleurs.

Pourtant, le front nord, en Flandre comme en mer du Nord, n’aurait jamais tenu sans Dunkerque. Tout prédisposait la ville à jouer un rôle majeur: ville fortifiée par Séré de Rivières et ville de garnison, port civil et militaire avec la Défense mobile, la ville doit veiller sur la frontière toute proche, que l’on pense sûre parce que la Belgique est un État neutre.

Dès la déclaration de guerre, un camp retranché est créé, d’autant plus nécessaire que les armées allemandes écrasent littéralement la Belgique voisine: toutes les activités sont militarisées, couvre-feu et laissez-passer sont obligatoires et les ressortissants allemands et autrichiens sont internés.

Ville garnison

Dès août 1914, Dunkerque ville accueille des hordes de réfugiés belges fuyant l’avancée allemande qui dévaste un pays presque totalement occupé et dont les exactions terrifient les témoins. Ils sont redirigés rapidement vers d’autres régions, car il faut faire place aux soldats qui arrivent. Les bâtiments municipaux sont réquisitionnés et l’hôtel de ville accueille momentanément, en plus de ses services, le ministère de la Guerre belge, resté au plus près des combats et du Roi, alors que le reste du gouvernement s’exile à Sainte-Adresse, dans la banlieue du Havre. Les services préfectoraux de Lille, qui est ville occupée, s’y trouvent aussi.

Les troupes qui transitent par Dunkerque sont nombreuses. Face à la rapidité de l’avancée allemande, on se résout à évacuer temporairement les «bouches inutiles» qui reviendront au bout de quelques mois, une fois le front stabilisé. De toute façon, fin 1914, personne ne croit plus à une solution rapide. Très vite, l’arrière-pays accueille de nombreuses unités tout en subissant la mise en état de siège puisque l’état-major français laisse gonfler les watergangs, quand ils n’ouvrent pas les écluses, à l’instar des Belges, pour tendre des inondations défensives comme autour de Dixmude. Tout le littoral devient un vaste camp militaire où chaque commune est mise à contribution. Dunkerque, comme les villes et les ports voisins sont autant de bases militaires.

Le front belge, proche, concentre l’attention. La Belgique presque entièrement occupée manque de moyens. Elle est encore, en 1914, dans une réforme difficile de l’armée. Elle résiste vaillamment mais a besoin d’aide. Dans l’urgence, les Français créent une nouvelle unité, la demi-brigade des fusiliers marins de l’amiral Ronarc’h, composée de marins sans affectation à la mer. Cantonnée au terrain d’aviation à Saint-Pol-sur-Mer, voisine de Dunkerque, la demi-brigade se distingue immédiatement à Dixmude avec le renfort des tirailleurs sénégalais. Au terrain d’aviation, elle doit cependant cohabiter avec des escadrilles anglaises et françaises sans cesse plus nombreuses au point de devoir créer de nombreux terrains supplémentaires dans l’agglomération.

Entre les régiments qui prennent leurs quartiers et ceux qui y sont envoyés en repos, c’est toute la Flandre littorale qui est mobilisée.

Second front en mer du Nord

Le port de Dunkerque est le pivot central de la défense navale. En effet, outre leurs navires, les Allemands ont mobilisé une flottille de sous-marins qui fait des ravages depuis Bruges, en tentant d’imposer un blocus maritime. Les échanges commerciaux continuent pendant la guerre et certains armateurs dunkerquois perdront une grande partie de leur flotte. La réponse alliée est forte. Outre la présence des navires de guerre alliés, les Anglais –sous l’égide de l’amiral Bacon– créent la patrouille de Douvres dès 1915, une flotte militaire franco-anglaise renforcée de chalutiers militarisés des deux pays opérant depuis Dunkerque et la côte anglaise. Elle œuvre au travers d’un détroit miné autant par les belligérants, où les Alliés installent en plus des filets de barrages. Les combats et bombardements navals y sont intenses et nombreux.

La guerre navale se modernise. Dès 1915, les Français créent le premier Centre d’aviation maritime aux Chantiers de France, alignant avions et hydravions. Ils seront imités par les Anglais et les Américains qui y créent à leur suite leur aéronautique navale, alors que les Allemands font de même à Ostende.

Ville arsenal

L’intendance est vitale. Dès septembre 1914, Churchill, premier lord de l’amirauté, vient à Dunkerque rassurer les Français: des troupes arrivent de tout l’Empire britannique. D’abord logées chez l’habitant, leur nombre augmente tellement que l’on installe des camps de toile pour les accueillir. L’agglomération dunkerquoise et au-delà, la Flandre littorale, sont devenues encore plus cosmopolites que le port d’avant-guerre. Les soldats viennent de tout l’Empire français, goumiers et spahis, tirailleurs sénégalais, etc., mais aussi de tout l’Empire britannique, du Canada aux Indes et à la Nouvelle-Zélande…  Le conflit est international à partir de 1917, même la fameuse escadrille La Fayette –une unité de volontaires américains–  décolle des terrains dunkerquois.

Le cantonnement est une chose mais il faut aussi nourrir et armer toutes ces personnes! Les Britanniques mettent sur pied une station-magasin directement sur le port pour approvisionner 200 000 hommes et 60 000 chevaux et avitailler les navires. Une partie du port est réquisitionnée: des hangars transformés en boulangerie sortent 15 000 pains par jour. Quotidiennement, 1500 wagons de munitions transitent par le port, de France, d’Angleterre, du Canada.

Très vite, on manque de bras. Les Anglais enrôlent des dockers britanniques pour pallier l’absence des dockers dunkerquois, appelés sous les drapeaux. Riz, farine, sucre, tabac, sel, café, conserves, viandes mais aussi foin et avoine pour les chevaux comptent autant que les obus. Les bœufs vivants sont remplacés par la viande frigorifiée venant même d’Australie pour nourrir les troupes. On manque d’autant plus de bras que les navires civils continuent d’accoster. En 1917, les Anglais enrôlent des Égyptiens qui s’enfuient au premier bombardement. On embauche à la place des civils chinois, déplorablement accueillis et assignés à résidence, pour le port à Saint-Pol-sur-Mer et pour l’usine Firminy, militarisée, à Leffrinckoucke. Certains resteront longtemps après la guerre.

La ville est entrée dans une économie de guerre totale en impliquant l’industrie locale: les chantiers navals font aussi le blindage de trains et de voitures, les filatures fabriquent des sacs de sable, les enfants des écoles cousent des pansements.

Cible permanente

Dunkerque est une cible privilégiée pour l’ennemi qui bombarde par air, terre et mer quasiment chaque jour. La ville se dote de guetteurs sur les plages et au sommet des beffrois. La vie quotidienne est rythmée par les sirènes et le tocsin, qui appellent les habitants à se réfugier dans les caves et dans les abris collectifs disséminés en ville.

Les moyens déployés pour protéger l’agglomération sont nombreux mais insuffisants: barrages de ballons, fumigènes, patrouilles aériennes. Un industriel local créé même un affut spécial pour utiliser le canon de 75, épine dorsale de l’artillerie de campagne, en canon de défense aérienne plus efficace que les mitrailleuses lourdes. Cela reste insuffisant face aux attaques allemandes. Aucun quartier n’est épargné, jour comme nuit et parfois plusieurs fois par jour. Seule satisfaction, les Allemands réservent les gaz aux champs de bataille, même après leurs succès à Ypres en 1915.

La guerre prend aussi une dimension psychologique. Les Dunkerquois craignent d’autres menaces. Le 2 avril 1916, la ville est la cible d’un unique bombardement par un Zeppelin, méthodique, précis et silencieux, comme les Allemands l’ont déjà pratiqué sur d’autres villes, provoquant une psychose durable. Les civils sont sans cesse sur le qui-vive.

Au moins, les Dunkerquois se consolent en croisant régulièrement, tout au long du conflit, des soldats respectés et reconnus, célèbres même, l’amiral Pierre Alexis Ronarc’h mais aussi «l’as des as» de l’aviation René Fonck, Charles Nungesser, Roland Garros et surtout… Georges Guynemer que la propagande met habilement en avant.  Sans compter les visites régulières de politiques, comme le président Raymond Poincaré, ou de chefs d’États comme le roi des Belges Albert Ier, perçues comme une reconnaissance officielle de leurs sacrifices.

La pression sur l’agglomération augmente encore. Les Allemands bombardent la ville depuis Predikboom en Belgique en 1915 et 1916, jusqu’à la destruction du site par l’artillerie lourde, puis depuis Leugenboom, en banlieue d’Ostende à partir de 1917. Sur chaque site, la marine impériale allemande a mis en œuvre un puissant canon de marine de 380 mm, tirant des obus de 750 à 900 kilos. Les ravages qu’ils font obligent même le ministre belge de la Guerre à se replier sur la région de Bourbourg, qui est hors de portée.

Les tirs réguliers sont dévastateurs et imparables. Ils sont distants d’une quarantaine de kilomètres et le préavis de tir n’est que 98 secondes! Le canon de Leugenboom ne se taira qu’au repli allemand précédant l’armistice. Ses servants échouant à le saboter, il deviendra une des premières destinations de tourisme militaire tant sa réputation dépasse les frontières de la région.

Dunkerquois sous cloche

Les Dunkerquois vivent en état de siège permanent. Les portes de la ville sont fermées la nuit, il faut des permis pour circuler hors de la ville et en campagne. Les fêtes populaires sont interdites: ni processions, ni carnaval et si les marchés sont tolérés, c’est parce qu’il faut bien que la population se nourrisse.

Estaminets, restaurants et cabarets voient leurs horaires restreints, et sont parfois réservés aux militaires. L’éclairage est limité, le charbon manque car le pays minier est occupé et surtout l’alimentation est rationnée. Les conditions agricoles sont catastrophiques. Les hivers 1915 et 1916 sont pluvieux, les rendements baissent: ce sont les femmes, en l’absence des hommes et des chevaux mobilisés, qui tirent les charrues. On manque de fumures, l’armée ayant réquisitionné les troupeaux et l’azote destiné aux engrais chimiques sert aux explosifs. Les récoltes de 1916 et 1917 sont si désastreuses que l’armée puise dans ses propres stocks pour nourrir les civils. L’on va jusqu’à fumer des feuilles de groseilliers par manque de tabac belge. Les autorités imposent même des jours d’interdiction de vente de viande à l’exception du cheval, les rations se réduisent considérablement. Certains boulangers mêlent de la sciure à la farine pour alourdir les pains… Entre rationnements et pénuries, la faim tenaille.

La monnaie manque aussi. Comme dans d’autres villes, les Dunkerquois créent une monnaie locale de substitution mais les étals sont quasiment vides. La population n’échappe ni aux profiteurs de guerre, ni au marché noir, et même si les conditions ne sont pas aussi dures que les villes de la région rasées par les combats ou soumises à un régime d’occupation allemand particulièrement abject, le moral baisse. Toutes les familles sont touchées à divers niveaux et l’on ne peut empêcher ni les propos défaitistes et alarmants, ni, déjà, la désinformation que les tribunaux jugent sévèrement. Aux pertes militaires s’ajoutent les pertes civiles de quatre années de bombardements quasi quotidiens et l’incertitude qui l’accompagne.

Après la fin des combats, Dunkerque verra encore transiter plus de 700 000 rapatriés militaires, de civils déplacés et des milliers de tonnes de denrées pour les régions sinistrées

Dunkerque est cependant récompensée pour ses efforts, elle est la première ville à se voir décerner la croix de guerre en 1917, suivie de la Distinguished Service Cross puis la Légion d’honneur. Cela ne remplace pas les pertes mais la reconnaissance est réelle.

Les effets de la guerre ne se terminent pas avec la fin des combats. Dunkerque verra encore transiter plus de 700 000 rapatriés militaires, de civils déplacés et des milliers de tonnes de denrées pour les régions sinistrées pendant plusieurs années tout en revenant plus ou moins difficilement à une économie de temps de paix. Certes, la tâche est moins ardue qu’à Lille ou Roubaix, pillées par l’occupant, ou Bailleul ou Ypres totalement rasées mais la Grande Guerre n’en a pas moins été pénible par la proximité du front.

François Hanscotte

docteur en histoire médiévale, administrateur de LIHF- l’Information Histoire de Flandre à Bailleul, spécialisé en histoire militaire

Commentaires

  • Paul Coche

    Flanders Field  ne reçoit la visite que de 3% de touristes français.
    Pourquoi s’en étonner ?
    Un ami, français, de Bourg-en-Bresse, me demanda tout dernièrement: que faut-il visiter en Belgique car je vais me rendre dans les Hauts de France, pendant quinze jours ?
    Hormis Bruges et Gand, tout naturellement, le front de la guerre de 1914/1918: Ypres ( Porte de Menin, les Halles et le musée Flanders Field), Dixmude (le boyau de la mort, les fusiliers marins de l’amiral Ronarch), Poelkapelle (le monument de Guynemer) sans oublier les cimetières et nécropoles français, à l’extérieur d’Ypres.
    Je l’avertis, ce qu’il constata, que tout rappelait les Britanniques.
    Certes, les Britanniques payèrent un lourd tribu lors de la guerre de 14/18 mais les Français, pour des raisons bien compréhensibles de politique intérieure « belge », demeurent éclipsés.
    Or, en 14/18 et en 40, contrairement aux Britanniques qui  intervinent par pur intérêt, les Français montèrent en Belgique, face aux Boches, pour s’y sacrifier, car Albert 1er puis Léopold III (des Saxe-Cobourg-Gotha) ouvrirent, hypocritement,  les portes aux armées de leurs cousins germains en déplaçant les régiments wallons vers Anvers ou Gand.
    Mais en 14/18, personne ne se douta que les forts de Liège allaient résister comme des Français face aux Prussiens, d’où la légion d’Honneur.
    Tout comme, en 1940, de bloedige Leie, les historiens flamands se sont attachés à narrer les hauts faits de la bataille: « De Waalse regimenten die hier aan de Leie dapper vochten spreken dan ook vaak en terecht over « La Lys Sanglante ».
    Que vous le vouliez ou non, malgré vos malheurs, vos souffrance vos antagonismes face à la France et à la Wallonie, à travers l’Histoire, laisser dans les « coulisses » les cimetières et les tombes franco-wallonnes me semble dommage.
    Bien à vous,
    Paul Coche        

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