Emmanuel Looten, une postérité en mode mineur
Cinquante ans après la mort d’Emmanuel Looten, force est de constater que le grand poète de Flandre française est aujourd’hui tombé dans l’oubli. L’inventaire en cours de ses archives conservées au musée du Mont-de-Piété de Bergues entend cependant remettre en lumière cette figure singulière.
2024 a marqué le cinquantième anniversaire de la disparition du poète et homme de lettres Emmanuel Looten (1908-1974), le plus flamand des poètes français. Peu d’événements ont été organisés à cette occasion: une lecture musicale et la projection de deux documentaires à Bergues, sa ville natale, à l’automne 2024 interrogeaient la postérité, des deux côtés de la frontière, de sa langue âpre et tellurique.

© Musée du Mont-de-Piété, Bergues
Cette personnalité forte et atypique, d’une grande culture, était à la fois «enraciné dans son terroir et ouverts à tous les vents de la création de son époque» (1). Local et universel, il partagea sa vie ou plutôt ses vies, qu’il mena intensément, entre Bergues, sa Flandre et Paris, entre son travail d’écriture et son métier d’industriel.
Compagnonnage transfrontalier
Pour Looten, la frontière est une fiction, elle est abolie par son enracinement viscéral dans sa «matrie» (2), la Flandre, toute la Flandre, comme disait le poète Emile Verhaeren. Looten sera ce lien entre ces deux Flandres séparées par l’histoire. C’est d’ailleurs surtout à ce titre qu’il fut reconnu en Flandre belge. C’est davantage l’homme et sa personnalité vibrante, son amour pour cette terre plutôt que ses textes, d’ailleurs finalement peu traduits et relativement tardivement (3) qui l’on fait connaître et reconnaître.
Son compagnonnage transfrontalier débuta à la fin des années 1940 par l’intermédiaire de Vital Celen (1887-1956) que Looten rencontra dans le cadre du Comité flamand de France. Celen qui sut, comme le dit Looten, «sans trop s’émouvoir de mes crépitements, me conseiller et me guider, surtout en ce qui relevait de la mère, la Flandre.» (4)
Sa présence s’intensifia au début des années 1960 alors qu’il délaissait peu à peu sa vie parisienne. Cette période fut riche en conférences données, en articles écrits ou lui étant consacrés (5), en interviews pour la radio.
Ainsi, en 1970, la maison d’édition anversois J.E Buschmann publiait, dans la collection Flandria illustrata sous la direction de Bert Peleman (1915-1995) avec des traductions du poète Willy Spillebeen (1931), un ouvrage intitulé Flandre à cœur-Harte Vlaanderen consacré à la poésie éruptive de Looten. Deux ans plus tard, Looten recevait le prix André Demedts, réception motivée notamment par sa défense de «la cause de la langue maternelle flamande en Flandre française» (6). Ces quelques exemples illustrent bien la place qu’il occupa alors et les liens étroits qu’il tissa avec le milieu culturel flamand.

© Musée du Mont-de-Piété, Bergues
Souvenir disparu
En 1974, la revue Septentrion, dans un article à la mémoire d’Emmanuel Looten, évoquait la disparition du dernier représentant important d’une génération de titans flamands écrivant en français. Néanmoins, sa mémoire s’estompa progressivement en Flandre tout comme en France. Il faut en convenir, en dépit de quelques prix (7) et d’une intense activité mondaine, principalement à Paris, le souvenir de Looten et de son œuvre ont disparu.
Son souvenir subsiste surtout auprès des bibliophiles, à travers ses poèmes-objets et ses recueils. Pour ceux-ci, il fit appel, grâce à la complicité du critique d’art Michel Tapié (1909-1987), à des artistes marquants de la scène artistique contemporaine française comme Georges Mathieu (1921-2012), Roger-Edgar Gillet (1924-2004) ou Jean Fautrier (1898-1964), mais aussi international avec Karel Appel (1921-2006), Lucio Fontana (1899-1968) ou encore Hisao Domoto (1928-2013).

© Karel Appel Foundation - VG Bild-Kunst, Bonn 2025
Ses livres, souvent édités à compte d’auteur, étaient généralement à tirage limité et étaient assez mal diffusés. Looten n’a jamais rien fait pour assurer sa postérité littéraire, sans service de presse, il ne bénéficiait que de rares articles lors de la parution de ses ouvrages. Il est incontestable que tout cela a nuit à sa mémoire.
C’est peut-être dans son Nord et son Bergues natal qu’elle perdura le plus longtemps avec des expositions comme celles tenues à Dunkerque au Centre culturel de la région dunkerquoise en 1980), à la médiathèque Jean Lévy de Lille en 2003, et plus récemment à Bergues, au musée du Mont-de-Piété en 2011 et 2020. Ont aussi contribué à perpétuer sa mémoire des éditions posthumes, dont des poèmes dans l’anthologie Je parle d’un pays de vent (Société de littérature du Nord, 1983) et le recueil De seul et de soleil, préfacé par Pierre Dhainaut (éditions Art et culture dans le Nord, 1995) et des articles dans la presse.

© Musée du Mont-de-Piété, Bergues
Ses abondantes archives conservées au musée du Mont-de-Piété de Bergues sont en cours d’inventaire. L’équipe du musée est épaulée dans cette tâche par des stagiaires de l’université de Lille. Ce travail d’inventaire permettra dans les années qui viennent la tenue d’une exposition bilan qu’accompagnera un catalogue. Cette manifestation devant se tenir en 2028, soit 120 ans après la naissance de Looten, devrait permettre de réévaluer l’œuvre du poète et de lui redonner la place singulière qu’il mérite d’occuper.
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