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littérature compte rendu

«Enneigement» de Peter Terrin: Chronique d’un effondrement ordinaire

18 octobre 2021 4 min. temps de lecture

Enneigement est le deuxième roman du Flamand Peter Terrin. Depuis la publication de la version originale en 2003, une demi-douzaine d’œuvres a paru, dont Post mortem, qui reçut le prix néerlandais AKO du meilleur roman de l’année en 2012, ou encore Le Gardien1 et Monte Carlo2, qui ont déjà eu les honneurs d’une traduction française. Enneigement est ainsi le troisième livre disponible en français du romancier quinquagénaire belge, originaire de la petite ville de Tielt, en Flandre-Occidentale.

Peter Terrin tisse une trame cohérente d’œuvre en œuvre, du moins à la lumière des trois romans parus aujourd’hui en français. Des personnages masculins sombrent progressivement dans une forme de folie, broyés par l’irrationalité d’un étrange contexte extérieur (Le Gardien) ou d’un étouffant traumatisme intérieur: Monte Carlo et Enneigement. Dans ces deux derniers romans, plus particulièrement, nous plongeons dans les méandres psychiques d’un homme simple et discret dont l’obsession vire peu à peu à la folie. Ces hommes du concret –mécanicien dans Monte Carlo, chercheur scientifique dans Enneigement– vivent un drame qui les secoue au plus intime: le premier est complètement brûlé en sauvant une jeune actrice, tandis que le second perd sa femme, victime d’une violente agression. Ancrés dans une compréhension technique ou scientifique d’un monde, ils voient leurs rêves brutalement avortés et se retrouvent impitoyablement broyés par un spectre indéfinissable de peurs, de névroses et de délires, jusqu’à rendre tout environnement absurde et s’opposer à un monde devenu machination, pour lequel ils deviennent non seulement inadaptés, mais dangereux.

Au lendemain de la mort brutale de son épouse, Viktor, la trentaine bien entamée, se retrouve ainsi seul avec son jeune fils de 10 ans, Igor, qu’il souhaite protéger des violences de ce monde. Il surveille, contrôle et anticipe le moindre danger, communiquant ses angoisses à son petit garçon et façonnant une bulle de silence et d’acier autour de lui. Il crée un espace blanc –Blanco est le titre original de l’œuvre– comme le sont les terrifiantes chambres impersonnelles des hôpitaux, guettant le moindre bruit, la moindre intrusion possible –synonyme d’agression. Le titre français –Enneigement –quitte une forme de neutralité pour se situer du côté du personnage, et plus précisément de sa frénésie paranoïaque. «Le village se terre dans les profondeurs. Main dans la main, ils sont immobiles, leur respiration accouche de nuages. Ils se sourient et sourient au paysage enchanteur, un paysage sans bruit, sans couleur, d’un blanc immaculé, aussi loin que s’étend le regard, un paysage que rien ni personne ne vient troubler.» S’il est certes bien question d’une impressionnante chute de neige dans le roman, qui paralyse le pays et les activités ordinaires –mais a-t-elle vraiment lieu ou est-ce une hallucination jaillie de l’esprit malade du protagoniste, esprit dans lequel nous sommes séquestrés de bout en bout?–, Viktor voit dans le lieu aseptisé qu’il crée un paysage enneigé, qui étouffe les bruits inopportuns et recouvre d’une neutralité opalescente les tranchants éclats singuliers.

Comme à son habitude, c’est par des chapitres très courts, de trois ou quatre pages, que Peter Terrin nous raconte cette histoire dont nous mesurons sans peine la dimension allégorique, voire politique, que l’on pense à un confinement volontaire ou à la traditionnelle peur de l’altérité. Le style est simple, assez dépouillé, d’une banalité probablement délibérée, comme pour mieux faire surgir l’irrationalité, l’extravagance, l’aberration –signifiées par de fréquentes ellipses –au cœur de l’insignifiant quotidien.

Ce roman participe de l’accablante description d’un monde agonisant, dont certains, tels Arnon Grunberg aux Pays-Bas ou Frédéric Beigbeder en France, célèbrent la chute avec une froide indifférence et une cinglante ironie. Peter Terrin ne fait pas preuve du même cynisme, évitant tout effet qui pourrait donner un quelconque relief à son récit de l’anodin. Nous ne rions pas de l’effondrement psychique, relationnel et humain de ce pauvre homme, qu’une fatalité surprenante et furtive mène inexorablement au désastre. Le romancier ne s’en fait pas le chantre railleur, mais l’éditorialiste impassible: il chronique rigoureusement les pensées qui traversent Viktor au lendemain de la mort de sa femme, une disparition dont il doute continuellement, rêvant régulièrement du meurtre en y ajoutant des détails différents, sans que rien ne nous soit dit de son passé, de son enfance, de sa vie conjugale –de ses traumatismes, non plus, car ce dément affaissement qui s’empare de lui et le brise ne saurait être dépourvu de causes. Mais le romancier prend scrupuleusement soin d’inscrire la ruine cérébrale et systémique de son héros à la fois dans une écriture simple, ordinaire, et dans le terne d’une existence. Peter Terrin est décidément implacable, tant pour son personnage que pour son lecteur.

Peter Terrin, Enneigement (titre original: Blanco), traduit du néerlandais par Guy Rooryck, Actes Sud, Arles 2021, 240 p.
Notes
1. Titre original: De bewaker. La traduction française, signée Anne-Lucie Voorhoeve, a paru aux éditions Gallimard de Paris en 2013.
2. La traduction française, signée Guy Rooryck, a paru aux éditions Actes Sud d’Arles en 2017.
Pierre-Monastier-dessin-de-Xiaokuo

Pierre Gelin Monastier

critique littéraire et d’art, de cinéma et de théâtre

© dessin: Zhang Xiaokuo.



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