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littérature Feuilleton

Entre Senne et Oder, 1914-1918: février 1917, «Mit Gott für König und Vaterland!»

Par Joseph Pearce, traduit par Guy Rooryck
6 novembre 2023 8 min. temps de lecture

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 11.

Février 1917, «Mit Gott für König und Vaterland!»

Pendant l’été de l’année 1916, la compagnie de Felix est incorporée au deuxième régiment d’artillerie de campagne de Haute Silésie N° 57. Les soldats ont installé leurs quartiers à Boyelles, au sud d’Arras, dans la Flandre française. Pour Felix, ne plus appartenir au Onzième est un coup dur. Comme s’il avait perdu un père et qu’il devait désormais vivre en orphelin. Bien sûr, il comprend que les circonstances sur le champ de bataille obligent constamment le commandement de l’armée à réaffecter des unités à une autre division ou à un autre corps. Il se console en se disant que sa compagnie est rattachée à une division silésienne. Des hommes originaires de Gleiwitz et Tarnowitz, Ratibor et Neustadt, beaucoup de garçons ont un nom de famille polonais. Des gars qui aiment la bagarre.

Quelques mois plus tard, Felix découvre une information effarante. Le haut commandement de l’armée a ordonné à tous les commandants de compagnie de remplir un questionnaire sur leurs soldats juifs et d’envoyer les réponses au ministère de la Guerre à Berlin. Un recensement juif. Combien de Juifs se battent dans les tranchées? Combien travaillent au pays ou dans l’administration? Combien de Juifs ont fait l’objet de plaintes? Combien d’entre eux ont obtenu la Croix de fer? Le moins que l’on puisse dire, c’est que le comptage se déroule de manière fort peu équitable. Des commandants qui sont hostiles aux Juifs, ou qui ne les supportent pas, retirent délibérément leurs soldats juifs du front le temps d’une journée, pour indiquer ainsi sur les listes que les Juifs ne sont pas dans les tranchées. D’autres sont en congé ou se rétablissent de leurs blessures dans un hôpital en Allemagne. D’autres encore ont été si gravement blessés qu’ils ne sont plus bons qu’à travailler dans un bureau. Le bruit court que le haut commandement engagera l’ensemble des conscrits juifs dans la prochaine offensive, ainsi l’Allemagne sera débarrassée d’eux d’un seul coup.

Felix se rend compte que les résultats du recensement juif importent peu. Le mal est déjà fait. À l’arrière, tout le monde prendra pour une vérité établie que seul le lâche comportement des Juifs au front est à l’origine de ce recensement. Le Juif comme bouc émissaire est de retour. Autrefois, les Juifs étaient accusés de tous les malheurs du monde, les mauvaises récoltes et les puits empoisonnés, les profanations de sépulture et les épidémies de peste. Aujourd’hui, ce sont des tire-au-flanc qui plantent un couteau dans le dos des vrais Allemands et qui veulent ainsi leur faire perdre la guerre.

Au cours de la première année de la guerre, son cousin Theodor, originaire de Stuttgart, a été tué dans un trou perdu en Serbie. Son sacrifice n’aura-t-il donc servi à rien? Et qu’en est-il des sacrifices de Fritz Bielschowsky et Eduard Prinz, de Manfred Wiener et Ernst Goldmann, de Siegbert Horwitz et Franz Badewitz et Herbert Lewy? Certains d’entre eux avaient usé leur fond de culotte avec lui sur les bancs de l’école, avec d’autres il avait joué au football pendant les vacances d’été sur un pré le long de l’Oder. Et tous ces autres garçons juifs de Breslau qui sont tombés au champ d’honneur dans les abattoirs des Flandres, de Verdun et de la Somme? N’étaient-ils pas de vrais Allemands?

Lorsqu’en février 1917 Felix revient à Breslau en permission, il trouve la ville au bord de la famine. Sur la place devant la gare centrale, les pavés détrempés brillent d’un éclat morbide à la lumière des lampadaires. Quelques soldats sautent d’un tramway qui prend son tournant sur la place de la gare en un tintement impatient. Des hommes du Onzième qui se hâtent vers les montagnes de Macédoine où ils se battent depuis la mi-novembre aux côtés des Bulgares contre un embrouillamini de troupes françaises, serbes, russes, grecques et italiennes.

Un comité d’accueil l’attend à la maison. Outre sa mère, sont également présents sa tante Hélène, ses cousines Edith et Lilo et ses demi-frères Max et Herrman. Il pardonne à sa mère de l’embrasser en sanglotant; on ne peut pas reprocher aux femmes de laisser libre cours à leurs sentiments. Tante Hélène, Edith et Lilo lui sautent également au cou. Ses frères lui tapent chaleureusement dans le dos. Un café de substitution est versé dans des tasses en porcelaine de Saxe. Une aigre concoction faite de glands et de racines de pissenlit qui devient buvable en y ajoutant une cuillerée d’ersatz de miel et un nuage de lait en poudre dilué dans de l’eau.

Felix apprend quantité de nouvelles. Sa sœur Bella se porte bien. Elle travaille dans un hôpital tout près de Brest-Litovsk en Russie. Une ville où les Juifs sont nombreux. Ils ont accueilli les troupes allemandes en libérateurs. Aucune lettre de Rudolf ces derniers mois. Pas de nouvelle, bonne nouvelle. S’il avait été blessé ou déclaré disparu, ou si, à Dieu ne plaise, il avait été tué, ses supérieurs auraient très certainement mis sa famille au courant. David, le fils d’oncle Adolf et de tante Eva, de Stuttgart, a été fait prisonnier en France. Ici, à Breslau, tout n’est que misère. Comme toujours, ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en bavent le plus. Derrière les façades des immeubles de location massifs, ne logent plus des gens de chair et de sang, mais des squelettes vivants. Si la guerre dure encore longtemps, les autorités de la ville devront venir ramasser les cadavres à la pelle, comme durant les épidémies de peste du Moyen Âge.

Felix ferme derrière lui la porte de sa chambre à coucher, s’avance vers la table devant la fenêtre, allume la lampe à gaz, ferme les rideaux et prend une chaise. Il exécute chacun de ces gestes avec circonspection, comme s’il craignait que sans cela la maison se rendrait compte qu’il est devenu un étranger. Il sort sa Croix de fer de son havresac et la place devant lui sur la table. Combien de fois déjà n’a-t-il pas fait glisser la décoration entre ses doigts ? Combien de fois ne l’a-t-il pas embrassée et caressée? Comme si dans ce vulgaire morceau de métal s’était coagulé tout ce qu’il avait vécu durant cette guerre. Ce qui était arrivé d’amer et de doux, de pénible et de consolant. C’est une Croix de Guerre de Deuxième Classe pour les Nichtkämpfer, les non-combattants. Felix ne comprend pas pourquoi le haut commandement fait une distinction entre combattants et non-combattants. Des milliers de brancardiers ont été tués durant leurs interventions dans les tranchées, des centaines de médecins sont morts dans des hôpitaux de campagne, touchés de plein fouet.

Mathilde a posé sur la table le Jüdische Volkszeitung pour son fils. Il feuillette sur-le-champ le journal jusqu’à la rubrique contenant la liste des soldats morts en héros pour la patrie. Sous le titre entouré d’un liseré noir, le quotidien mentionne le nombre de soldats juifs morts depuis le début de la guerre. À la fin du mois d’octobre 1916, il y en avait 8077. Au Nouvel An, 8327. En parcourant les noms, il cherche des camarades de Breslau. La bataille de la Somme a été un véritable supplice. Tout le monde pensait qu’après sept jours de pilonnage, les villages de Longueval et de Montauban étaient devenus des refuges sans danger. Les tranchées des régiments silésiens étaient imprenables, l’ennemi ne pouvait que s’y casser les dents. Une erreur de calcul de premier ordre, car c’est là précisément que les Anglais et les Français avaient réussi une percée. Les troupes médicales avaient donc dû démonter à la hâte leurs postes de secours et leurs hôpitaux pour les installer à des kilomètres derrière le front. Même là, le danger n’était pas écarté, ni dans une sablonnière, ni à l’orée d’une forêt, ni dans une ferme, ni dans un château. Partout, les bombardements d’artillerie faisaient trembler la terre et des escadrilles d’aéroplanes larguaient leurs bombes dès qu’elles apercevaient le moindre mouvement au sol.

L’instant qui précède l’office du shabbat, il règne comme d’habitude toute une effervescence sur la place devant la synagogue de la Cigogne. Les femmes, en attendant de monter l’escalier qui mène à la galerie qui leur est réservée, se sont séparées des hommes. Alors que ceux-ci se saluent d’un «gut shabbes» avant de se jeter sans attendre dans des discussions enflammées, les femmes poursuivent paisiblement leur babillage, comme pour signifier que les hommes ont déjà suffisamment semé la pagaille dans le monde.

Quand Felix fait son apparition avec sa mère, fuse ici et là un regard curieux. Madame Peritz, tout le monde la connaît, elle est assidue à l’office. Serait-ce un de ses fils qui l’accompagne? Un soldat qui a la Croix de fer épinglée à sa poitrine. Comme Felix ne connaît à peu près personne dans l’assemblée, sa mère le confie à monsieur Oschinsky, un homme âgé qui veille sur elle en bon ami. Tandis que Felix suit son guide en direction de l’entrée de la synagogue, sa mère s’avance vers tante Hélène et le clan des Durra. Les Durra sort originaires de Brieg et Bernstadt, des petites villes dans la province. Des gens qui sont dans les affaires. Tous fort prospères. Parmi quelques vieilles dames, il est frappé par une fille au teint pâle. Une jeune femme sérieuse et distinguée. Elle a de grands yeux sombres qui semblent aspirer toute la misère du monde.

Le docteur Rosenthal monte à la bimah. Le rabbin attend que s’installe un silence total avant de commencer son sermon. «Mit Gott für König und Vaterland!» Ces mots enflammés touchent Felix à lui fendre l’âme. En se rendant à la synagogue, il s’était encore senti mourir de honte lorsqu’un couple élégamment vêtu s’était arrêté de l’autre côté de la rue et l’avait toisé d’un air venimeux. Voilà un de ces Juifs tire-au-flanc, semblait dire leur regard, si nous perdons la guerre, ce sera par la faute de ces lâches. Mais il ne doit pas se laisser déstabiliser par les antisémites. L’exhortation du rabbin lui montre la voie. Les pensées sombres sont des pensées stériles. Mit Gott für König und Vaterland! Plus que jamais, il est temps de s’opposer résolument à quiconque met en doute sa loyauté envers la patrie. Felix lance un regard plein d’espoir vers la galerie des femmes. Mais il ne voit pas la fille aux grands yeux ténébreux.

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
Photo Joseph Pearce 1

Joseph Pearce

écrivain et journaliste

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