Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Entre Senne et Oder, 1914-1918: janvier 1915, la «poor little Belgium» a faim
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Littérature

Entre Senne et Oder, 1914-1918: janvier 1915, la «poor little Belgium» a faim

Dans Tussen Oder en Zenne (Entre Senne et Oder), Joseph Pearce s’attache à l’histoire de ses deux grands-pères: le Flamand Joseph Vandenbrande et le Juif-Allemand Felix Peritz. Pendant la Grande Guerre, les deux se sont retrouvés en posture d’adversaires; c’est cependant ce qui les rapproche que met en exergue Pearce dans son récit. Lisez sous la forme d’un feuilleton les pages consacrées à la période 1914-1918. Épisode 8.

Janvier 1915, la «poor little Belgium» a faim

Quand le 3 janvier 1915 Joseph entre dans la Grande Église pour assister à la messe du matin, il remarque deux Allemands dans une des nefs latérales. Il n’est pas surpris. Son ami Paul Leemans lui a dit que le gouverneur-général Moritz von Bissing a interdit aux curés du diocèse de Malines de lire la lettre pastorale de Noël du cardinal Mercier. Les soldats veillent à ce que l’ordre soit respecté durant les services eucharistiques. Des milliers d’exemplaires de «Patriotisme et Endurance» ont pourtant déjà été imprimés clandestinement et distribués dans tout le pays. Paul a passé un exemplaire à mon grand-père. La lettre ne vise pas à apaiser les consciences et n’évite pas non plus les sujets sensibles. La Belgique est victime d’une grande injustice. L’Allemagne avait envahi la patrie. Des soldats allemands avaient abattu en grand nombre des civils innocents, brûlé villes et villages avec leurs trésors artistiques, détruit des églises, assassiné des prêtres et violé des religieuses. Des actes d’une odieuse injustice. Joseph puise son courage dans l'appel du prélat à ne pas désespérer: «Courage, mes Frères, la souffrance passera.»

L’aide arrive heureusement aussi de l’étranger. Le 15 janvier, une péniche est amarrée au quai du canal, avec dans sa cale, en provenance d’Amérique, cent tonnes de céréales que la Commission for Relief in Belgium a expédiées par bateau via le port de Rotterdam et les eaux intérieures belges jusqu’aux moulins à farine du canal de Vilvorde. La CRB est l’œuvre de Herbert Hoover, un richissime philanthrope américain, qui a fait fortune dans l’industrie minière. Il se rend compte que dans la poor little Belgium huit millions de citoyens sont menacés de famine. Non seulement les Allemands pillent le pays, mais le blocus maritime britannique empêche en outre toute importation de marchandises. Hoover promet d'envoyer en Belgique des millions de tonnes de secours humanitaires.

Moritz von Bissing met un certain temps avant d’accepter les livraisons alimentaires. Le gouverneur-général a élu domicile à Vilvorde, au château des Trois Fontaines, une résidence de style néoclassique, entourée d’une orangerie, d’écuries, de communs, d’une ferme et de jardins à la française et à l’anglaise. Le domaine est ceinturé de fil de fer barbelé et tellement bien gardé que personne n’ose s’aventurer dans ses parages. Une déveine pour les citadins aux ventres affamés qui auraient aimé braconner les lapins et les faisans et cueillir des orties et de l'oseille pour leur soupe. Au-dessus du domaine flotte un ballon de barrage, une sorte de mastodonte, que les habitants de Vilvorde appellent avec dérision «le cochon».

Afin de survivre, les gens adoptent de nouvelles habitudes alimentaires. Ce que le paysan ne connaît pas, il ne le mangera pas, dit un proverbe populaire, mais en temps de guerre ce luxe-là n’existe pas. Joseph profite du fait que Liza a cuisiné pour ses maîtres pendant de nombreuses années. Un gâteau sans farine? Du pâté sans viande? Une omelette d’œufs en poudre? Du riz au lait à base de farine de lait? Une soupe à l'oseille? Liza ne recule devant aucun défi. Ici, une pincée de noix de muscade dans la purée de pommes de terre, là, une gousse de vanille pour le riz, quelques émincés d’oignons frits dans une omelette, une cuillerée de sirop pour les navets, et le plat est presque aussi bon qu'avant la guerre. Malheureusement, Joseph a un tel stock de rutabagas dans la cave qu'à la longue, il n’arrive presque plus à les avaler. Rutabagas frits, rutabagas crus, rutabagas râpés, soupe de rutabagas, salade de rutabagas. Liza fait de son mieux pour les accommoder le plus vite possible. Elle est particulièrement gênée par leur odeur écœurante. Même quand la porte de la chambre à coucher est fermée, l’effluve des rutabagas empeste l’air.

Le marché noir est plus florissant que jamais. Bien que les contrebandiers soient sévèrement punis, le besoin l’emporte sur la peur. La contrebande de pommes de terre, en particulier, est en plein essor; ce n’est pas pour rien que la région de Vilvorde est connue pour ses délicieuses patates. La contrebande est tout un art cependant. Lorsqu'un jour un corbillard avance sur la chaussée de Malines pour se rendre au cimetière et qu'un pavé bosselé fait tressauter une des roues du carrosse, la poignée de la porte se déboite de son verrou et la porte s'ouvre. Un tombereau de pommes de terre roulent sur les pavés. Pour comble de malheur, l'accident se produit devant l'entrée de la caserne. Liza n'a pas de chance elle non plus. Ayant eu l’occasion d’acheter une motte de beurre chez un paysan de Peutie, elle cache le paquet dans son parapluie. Mais c'est une journée de forte chaleur, et Peutie n'est pas à la porte. Quand, rentrée chez elle, elle ouvre le parapluie, le beurre fondu dégouline de partout.

La traduction des pages consacrées à la période 1914-1918 a été réalisée avec le soutien de Literatuur Vlaanderen.
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