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Épices incandescentes et rondeur masculine: quand les mots essaient de capturer les odeurs

Par Marten van der Meulen, traduit par Alice Mevis
7 mai 2025 6 min. temps de lecture

Comment parler des odeurs quand on n’a pas les mots pour les décrire? Le chroniqueur linguistique Marten van der Meulen explore les possibilités offertes par les dialectes du néerlandais et les langues non européennes. La bonne nouvelle: il est toujours temps d’apprendre.

La dualité complexe de la féminité moderne capturée.

Cet Oriental Gourmand associe charisme, féminité et sensualité.

Une invitation à dépasser ses propres limites et affirmer son identité avec élégance et modernité.

Un cœur d’épices brûlantes associé à la rondeur masculine du cuir et du tabac.

Vous devez sûrement vous demander ce que signifie ce charabia. Je ne vous fais pas languir plus longtemps: il s’agit de phrases tirées de descriptions de parfums trouvées sur le site de la chaine de magasins Ici Paris XL. C’est via un couple d’amis que je suis récemment tombé sur ces flamboyantes descriptions. Quelle aubaine! Non pas que je sois un grand amateur de parfums: c’est surtout l’aspect linguistique qui m’intéresse. Jusqu’à présent, je n’avais trouvé ce genre de textes pompeux et fleuris que dans les annonces immobilières. Et voilà que je découvre un tout nouveau marécage linguistique prêt à être mis à sec!

Car qu’on se le dise, il s’agit bien là d’un marécage: une masse spongieuse et insaisissable d’absurdités, sans la moindre trace de terre ferme. Sans vouloir critiquer le travail indéniablement assidu de l’équipe de communication de ces différentes marques de parfum, que signifie exactement ce flot de non-sens? Quelle est donc cette «dualité» de la femme moderne? S’agit-il de la dichotomie vierge-mère? Celle-ci existe au moins depuis la Bible et n’a par conséquent rien de moderne. En quoi un parfum peut-il vous inviter à dépasser vos propres limites? Et qu’y a-t-il de rond dans la masculinité, pourtant traditionnellement associée à l’angularité?

Vous l’aurez compris, je ne suis pas un grand adepte de ce genre de marketing ronflant. Pourtant, ces descriptions olfactives sont très intéressantes d’un point de vue linguistique. Elles laissent entrevoir à quel point il nous est difficile de mettre des mots sur les odeurs. Cela peut sembler surprenant, étant donné que l’odorat est l’un de nos cinq sens. Cependant, il n’est pas considéré comme le plus essentiel. Des études révèlent que la vue est généralement le sens dominant, suivie de l’ouïe, tandis que l’odorat et le goût obtiennent souvent des scores plus faibles.

L’une des façons d’observer cette hiérarchie sensorielle est d’examiner les mots dont la signification de base repose sur un sens particulier. La tâche est plus facile qu’il n’y paraît. Prenez par exemple les mots associés au goût, comme sucré, salé, acide et amer. Ces mots peuvent être utilisés dans d’autres contextes –une note peut être salée, une personne aigrie, un regret amer– mais leur signification originelle provient néanmoins du champ sémantique du goût.

Dans un article scientifique sur les mots de dialecte du néerlandais relatifs aux odeurs, des chercheurs fournissent une preuve supplémentaire de la subordination de l’odorat aux autres sens. Ils constatent tout simplement qu’il existe dans les dictionnaires beaucoup moins de mots directement liés à l’odorat qu’à la vue et à l’ouïe. Ils observent de plus que les formes du verbe ruiken («sentir, humer») sont moins souvent utilisées que celles des verbes zien (voir) ou horen (entendre).

En général, lorsqu’on souhaite décrire des odeurs, on a principalement recours à des expressions du genre «ça sent comme»: ça sent le pain fraîchement cuit, ça a une odeur de romarin, un parfum de fleurs, etc. On recourt parfois également à des mots provenant d’autres domaines. Des recherches sur le néerlandais ont par exemple montré que des mots comme bedompt (renfermé), klam (moite), troebel (trouble) et duf (étouffant) sont fréquemment utilisés pour décrire les relents d’une cave humide.

L’étymologie de ces termes laisse penser qu’ils désignaient à l’origine autre chose, avant d’être progressivement utilisés pour se référer aux odeurs. En fin de compte, nous ne disposons que d’une poignée de mots courants dont la signification première est liée au champ sémantique des odeurs, tels que muf, «moisi, renfermé», ou (on)welriekend «parfumé/malodorant». Ce dernier relève néanmoins davantage d’une appréciation subjective d’une senteur que de sa description objective.

Des chercheurs observent la subordination de l’odorat aux autres sens, par exemple les formes du verbe ruiken («sentir, humer») sont moins souvent utilisées que celles des verbes zien (voir) ou horen (entendre)

La position d’infériorité de l’odorat et le vocabulaire insuffisant dont nous disposons pour décrire les sensations olfactives se retrouvent dans presque toutes les langues européennes. Pendant des décennies, les linguistes se sont basés sur ces langues, les considérant comme un étalon à partir duquel étudier le langage humain. Ce qui les a menés à la conclusion (hâtive) que notre incapacité à décrire les odeurs de manière précise serait une caractéristique biologique universelle.

Cependant, toutes les langues ne relèguent pas l’odorat au second plan. Des recherches récentes ont démontré que certaines langues possèdent un vocabulaire bien plus riche pour décrire avec précision ce qui passe par nos narines. Cette observation offre une leçon importante aux linguistes, comme aux individus en général: vous, votre langue ou votre culture ne sont que rarement représentatifs de l’ensemble des langues, cultures et expériences humaines à travers le monde. La réalité est souvent bien plus complexe et intéressante qu’on ne l’imagine.

Alors, qu’en est-il des odeurs ailleurs? En Malaisie du Nord, environ mille personnes parlent le Jahai, une langue qui possède une riche variété de mots pour décrire et nommer les nuances olfactives. Le mot ltpɨt, par exemple, désigne une odeur enveloppante et mûre propre aux fleurs et aux fruits, mais aussi à certaines essences de bois ou encore au fameux binturong (ou chat-ours). Le mot plʔeŋ englobe quant à lui diverses odeurs crues et sanguines, comme celles du poisson ou de la viande crue.

De tels mots ne font pas qu’exister sur le papier: ils sont surtout utilisés au quotidien. Des études ont ainsi montré que les locuteurs de Jahai parviennent à distinguer et identifier les odeurs aussi aisément que les anglophones reconnaissent les couleurs.

Certains dialectes du néerlandais révèlent eux aussi une capacité à mettre des mots précis sur ce qui a trait aux odeurs. Souvent, il s’agit de ce que les chercheurs appellent des mots «dérivés». Dans le dialecte de Hollande-Septentrionale, par exemple, les termes ouws/ouwsig/ouwskig, principalement utilisés pour décrire la moiteur d’une cave, dérivent du mot oud (vieux). Celui-ci se référait évidemment d’abord à l’âge, et seulement dans un second temps à l’odeur. De la même manière, le terme vort en flamand occidental est probablement une variante de verrot (pourri). À l’origine, ce mot se rapportait à l’état de décomposition des aliments, avant que l’odeur associée ne lui soit également attribuée. Une fois encore, les mots dont le sens originel est directement lié aux odeurs restent difficiles à trouver.

Est-ce pour nous tout simplement impossible de parler de manière détaillée et approfondie de nos sensations olfactives? Bien sûr que non, et voici la bonne nouvelle: même si le néerlandais ne dispose que d’un maigre vocabulaire olfactif, il est néanmoins possible de s’entrainer à parler d’odeurs. En procédant ainsi, vous pourrez même affiner votre sens de l’odorat! On observe par exemple que les experts dans le domaine du café ou du vin deviennent capables de reconnaître plus précisément les nuances entre différents arômes, et de trouver des mots de plus en plus précis pour les décrire.

Ces mots, cependant, proviennent très certainement d’autres domaines sémantiques. Un œnologue, aussi prétentieux soit-il, n’invente pas soudainement des termes qui n’existent nulle part ailleurs. Non décidément, en termes de senteurs, il nous faut composer avec un vocabulaire limité. À moins que nous n’importions des mots du Jahai? Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à apprendre à prononcer ltpɨt et plʔeŋ.

Marten van der Meulen

Marten van der Meulen

Marten van der Meulen a complété son doctorat à l’université Radboud avec une thèse sur les règles linguistiques et l’emploi de la langue. Il travaille désormais comme conseiller à la Taalunie. Il continue d’écrire sur et de parler de la langue, notamment sur martenvandermeulen.com.

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