Partagez l'article

langue, société

Manger local, qu’est-ce que cela signifie réellement?

Par Marten van der Meulen, traduit par Alice Mevis
10 novembre 2023 6 min. temps de lecture

L’appellation «local» demeure ouverte à toutes sortes d’interprétations, certainement quand il s’agit de nourriture. Et cela n’est pas sans conséquences, observe le linguiste Marten van der Meulen. «Si l’un fait de son mieux pour s’approvisionner dans un rayon de 20 kilomètres, mais que l’autre adopte un rayon de 200 kilomètres, cela donne une sensation d’injustice».

L’autre jour, je suis sorti diner pour la première fois depuis un certain temps. Comme je voulais en profiter au maximum, j’ai étudié le menu très attentivement. Il fallait que je choisisse ce qu’il y avait de meilleur sur la carte! Comme la plupart des restaurants de nos jours, celui dans lequel je me trouvais avait développé un concept, qui se retrouvait détaillé dans une introduction digne d’un article scientifique.

Un mot en particulier a retenu mon attention. Il était en effet écrit que le chef recourait autant que possible à des ingrédients d’origine locale. La plupart des gens y verront une excellente initiative. Mais je n’ai pu m’empêcher de me poser la question: qu’est-ce que cela signifie réellement, «manger local»?

Bien sûr que dans ce contexte, local prend la signification de «du coin, de la région». Dans le cas de la nourriture, il se réfère plus spécifiquement au concept de food miles, la distance qu’un plat ou un ingrédient a parcouru avant de se retrouver sur notre table. De nombreux aliments que nous consommons proviennent en effet de très loin: du gingembre du Pérou, de la vanille de Madagascar, des pamplemousses du Brésil, et j’en passe.

Pour arriver de tous ces différents pays jusqu’aux Pays-Bas et en Belgique, ces produits parcourent donc des centaines, voire des milliers de kilomètres, le plus souvent par avion. Puisque cela est nocif pour le climat, cela fait quelques années déjà qu’un mouvement est né au sein de l’industrie alimentaire, encourageant les restaurants et grandes surfaces à s’approvisionner localement. Couplé à une sensibilisation croissante des citoyens aux questions climatiques – certains se définissant même parfois comme «locavores» – et il est normal que de plus en plus de restaurants mettent désormais en pratique ce genre de concept.

OK, la nourriture provient donc des environs. Mais cela ne nous dit pas vraiment grand-chose… Qu’est-ce que ça veut dire exactement, «des environs»? Quelle distance cela recouvre-t-il? À combien de kilomètres cela correspond-il?

Il semble exister différentes réponses à ces questions. Celui qui se risque à une rapide recherche trouve dans les différents articles parcourus une grande diversité en termes de distances, qui sont pourtant toutes qualifiées de «locales». 200 kilomètres. 160 kilomètres. 150 kilomètres. 50 kilomètres. Dans cet article, 40 km vaut pour les uns, tandis que d’autres se restreignent à 20 km.

Qu’en est-il donc finalement?! Une telle situation est loin d’être pratique, et même potentiellement malhonnête. Car si d’un côté, l’un déploie énormément d’efforts pour s’approvisionner dans un rayon de maximum 20 km, il devient alors injuste que l’autre aille aussi loin que 200 km. Ne serait-il pas plus judicieux de standardiser tout cela? C’est en tout cas ce qu’a tenté de faire le gouvernement américain, en apposant un chiffre sur le mot «local». Ce terme a été défini en 2008 dans le document Food, Conservation, and Energy Act de la manière suivante:

(I) the locality or region in which the final product is marketed, so that the total distance that the product is transported is less than 400 miles from the origin of the product; or

(II) the State in which the product is produced.

(i) la localité ou la région dans laquelle est vendu le produit final, pourvu que la distance totale que celui-ci a parcouru depuis son lieu de production soit inférieure à 400 miles; ou

(ii) l’État dans lequel l’aliment final a été produit

Attendez une seconde: moins de 400 miles?! Cela équivaut à plus de 643 kilomètres, soit la distance Bruxelles-Berlin! Ou Maastricht-Salzbourg! Cela me semble un rien exagéré d’imaginer que quelqu’un qui sorte manger à Bruxelles considère Berlin comme la porte à côté.

Et cela nous amène au nœud du problème, à la raison pour laquelle le mot «local» est aujourd’hui devenu si fascinant: ce qui est local pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Ça peut sembler fou, car la géographie est justement quelque chose qui se mesure assez facilement. Amsterdam se trouve à un nombre défini de kilomètres de Maastricht, et Versailles se situe à une distance donnée de Paris. La question se pose bien sûr de quel endroit de cette immense ville qu’est Paris choisir comme point de repère, mais il y a quand même une certaine notion de stabilité.

La distance est bel et bien mesurable, je ne cherche pas à le nier. Mais cela n’est pas tout: il existe également la manière dont on fait l’expérience de la distance. De la même manière que certaines personnes vivent le temps de façons différentes, l’espace et la distance peuvent aussi être vécus différemment. Ce que l’on considère comme étant proche ou lointain dépend de la perception et du cadre de référence de chacun.

L’ampleur que peut prendre cette différence de perception me frappe particulièrement lorsque je parle avec des Américains. Leur pays est tellement plus grand que le nôtre que leur idée du «local» se révèle également plus vaste.

J’en ai d’innombrables exemples: de jeunes backpackers qui rayonnaient chaque week-end depuis Amsterdam vers une ville d’Europe différente: si agréablement proches! Un homme qui me raconte de manière tout à fait naturelle qu’il se rend à son travail en avion: une heure et demie de trajet, le même que nous ferions en train. Une dame qui me dit habiter à San Luis Obispo, «à côté de Los Angeles», pourtant à près de trois heures en voiture! À l’échelle américaine, cela ne choque pas d’utiliser le terme «à côté», mais je doute que dans un contexte belge ou néerlandais, quelqu’un songe à affirmer qu’Amsterdam se trouve «à côté» de Bruxelles, alors que le temps de route est le même…

Mais il existe encore d’autres aspects du concept «local» qui n’ont pas seulement à voir avec le cadre de référence de chacun. Le pouvoir joue un rôle important. Il est ainsi tout à fait possible de considérer que les grands lieux se situent plus près des petits, plutôt que l’inverse. Par exemple, bien que la distance géographique entre Paris et Versailles soit la même dans les deux sens, on ressent la capitale comme étant plus proche de la petite ville palatiale que le contraire. Cela s’explique entre autres par l’importance culturelle et politique de l’une par rapport à l’autre, mais aussi par le nombre de fois où une ville apparait dans l’actualité ou le nombre de fois où son nom est cité quelque part. Dans les communes en périphérie d’une grande ville, on a le regard plus tourné vers la ville que vice-versa. On observe la même chose au sein de groupes de personnes ou de célébrités: il y a plus d’attention tournée de la périphérie vers le centre, que du centre vers la périphérie.

Tout cela explique donc pourquoi le concept « local » reste aussi flou. Mais cela ne résout cependant en rien le problème initial. Concernant la question de la provenance des aliments, il est intéressant de s’arrêter un instant sur l’utilité de «manger local». Dans cet article, il est expliqué que le mot « local » est devenu une étiquette pour désigner «des aliments réputés de bonne qualité, frais, authentiques, fiables, respectueux de l’environnement et de la communauté locale».

Pourtant, cette définition n’est ni systématique ni 100% fiable. Ce qui vient des environs n’est pas forcément ni intrinsèquement meilleur. Bien sûr que les kilomètres en avion comptent, mais il est aussi important de faire attention à comment la nourriture est produite et à comment (et si) elle a été transformée. Il y a donc bien d’autres facteurs à prendre en considération. On s’attendrait à ce qu’une telle enquête sur un si petit mot se limite à l’échelle locale; elle nous force pourtant à élargir nos horizons.

Marten van der Meulen

Marten van der Meulen

Marten van der Meulen a complété son doctorat à l'université Radboud avec une thèse sur les règles linguistiques et l'emploi de la langue. Il travaille désormais comme conseiller à la Taalunie. Il continue d'écrire sur et de parler de la langue, notamment sur martenvandermeulen.com.

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000024f10000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)