Hans Op de Beeck introduit son sombre univers Disney au KMSKA
Dans Voyage nocturne, l’exposition solo qu’il présente au KMSKA à Anvers, Hans Op de Beeck nous emmène dans un monde nocturne et fictif qui oscille entre le rêve et la réalité.
«Pour moi, il est important que le spectateur puisse être un compagnon de voyage. La vie est faite d’essais et d’erreurs et je n’ai pas beaucoup de vérités à proclamer, mais je recherche l’unité, la collectivité au sens positif du terme», a déclaré Op de Beeck lors de l’inauguration de Voyage nocturne au Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (KMSKA). Quelques instants auparavant, Annelien De Troij, commissaire de l’exposition, avait comparé l’artiste aux impressionnistes «qui ont su capter avec brio un moment, comme une rencontre fugace». Et d’ajouter: «Hans Op de Beeck a une démarche similaire. Il fige un moment particulièrement fugace dans le temps.» Pour Voyage nocturne, cette collection d’instants figés a été disposée en un seul mouvement fluide, d’une salle à l’autre.

© KMSKA / SABAM / Studio Hans Op de Beeck / Photo : Sanne De Block
Au lieu d’une rétrospective classique, Op de Beeck a créé pour cette expo un parcours d’œuvres anciennes et nouvelles. Le visiteur est plongé dans un paysage visuel et sonore, un monde fictif et nocturne qui balance entre le rêve et la réalité, imprégné de silence et de mélancolie.
Le voyage nocturne commence avec Tatiana (Soap Bubble) (2017), une sculpture finement rendue d’une petite fille soufflant des bulles de savon. La bulle n’est pas joliment ronde mais un peu flasque, comme si la fillette n’avait pas fini de la souffler. Op de Beeck évoque la bulle comme une référence à la tradition des vanités du XVIIe siècle, où elle symbolise la fugacité de l’existence.
L’artiste recourt à l’impermanence pour parler de la condition humaine et des étapes que nous traversons entre la vie et la mort. Dans Vanitas XL (2021), Op de Beeck reprend certains objets classiques des vanités, tels que le crâne et les fruits. Mais il les agrandit considérablement, de sorte que le visiteur fait l’expérience d’un effet Alice au pays des merveilles: il rétrécit et se perd dans une peinture incolore. Si, chez Lewis Carroll, les changements de taille représentent la confusion et l’incertitude d’Alice dans le monde étrange du Pays des Merveilles, chez Op de Beeck, le visiteur est littéralement confronté au symbolisme de l’impermanence et de notre étrange existence.
La mélancolie, côté sombre
En optant sciemment pour une palette de gris, comme si ses œuvres étaient recouvertes d’une couche de poussière ou de cendre, l’artiste entend relier le présent au passé: le monochrome est une passerelle entre les époques et les styles. Lorsque le temps se manifeste par une blouse décolorée ou un gilet jaune, le gris colle les anachronismes les uns aux autres. Par ailleurs, le gris évite de faire ressembler l’ensemble à un musée de cire. À l’instar des grisailles de la peinture du XVe au XVIIIe siècle, que les artistes utilisaient pour recréer des effets de relief et de sculpture par le biais de nuances de gris, il favorise l’impression de sculptures.
Plutôt que d’imiter la réalité, Op de Beeck entend dégager une impression. Il crée un monde de rêve où les moments creux sont soulignés par des silences gris. Dans l’univers d’Op de Beeck, où l’heure ne tourne pas, l’immobilité n’est rompue que par le visiteur.

© KMSKA / SABAM / Studio Hans Op de Beeck / Photo : Sanne De Block
Op de Beeck parle de la nuit comme d’un «espace de néant» dans lequel les lieux et les événements prennent une charge différente, parfois absurde ou mystérieuse. Il la compare à la conduite sur une autoroute déserte ou au travail dans son atelier alors que tout le monde dort depuis longtemps. La nuit apporte une atmosphère qui rend le quotidien étrange. Dans Voyage nocturne, il y fait pleinement écho, ouvrant les registres de la solitude et de l’introspection. La sculpture Dancer (2019) représente une danseuse brésilienne qui, fatiguée ou blasée, fume une cigarette à la faveur d’un interlude lui permettant d’échapper brièvement aux exigences de la vie quotidienne. Pendant un instant, elle n’est pas la danseuse qui se produit, mais un être humain qui se retire dans une intimité sans façade.
Dans l’univers d’Op de Beeck, où l’heure ne tourne pas, le silence n’est rompu que par le visiteur
De nombreuses œuvres d’Op de Beeck montrent de telles scènes d’abandon, où la mélancolie acquiert parfois un côté sombre. Cet aspect rejoint l’idée classique de la catharsis: l’art comme moyen de vivre les émotions et comme médiateur de la consolation. Pour transmettre cette expérience le plus sereinement possible, Op de Beeck a choisi de supprimer le bruit d’une exposition classique: aucun titre ni aucune description matérielle n’accompagnent les œuvres. C’est au spectateur d’établir un lien avec ce qui lui est présenté dans ce cadre nocturne.
Le vide du quotidien
Hans Op de Beeck s’est très tôt distingué par l’art vidéo, un moyen d’expression qui lui a permis de se faire rapidement un nom. Dans Coffee (1999), on voit un homme et une femme boire un café en silence, sans se regarder. De longs plans statiques avec peu d’action ou une action répétitive soulignent la lenteur et la résignation. D’autres œuvres de cette première période, comme Situation I (2000), exprimaient déjà une fascination pour le vide distant du quotidien et la mélancolie des espaces déserts ou monotones.
Ces thèmes, Op de Beeck a aussi voulu les explorer dans des espaces physiques. C’est ainsi que la sculpture et les installations sont apparues tout naturellement aux côtés de ses vidéos. L’installation Exercising the Nowhere (1) (2000) est une représentation minimaliste d’un guichet dans une gare abandonnée. À travers les fenêtres de la miniature, on peut voir une autoroute de nuit. À l’époque, l’irréalité de cet espace l’interpellait déjà.

© KMSKA / SABAM / Studio Hans Op de Beeck / Photo : Fille Roelants
Les œuvres plus anciennes d’Op de Beeck baignent dans la même atmosphère que ses créations plus récentes: elles évoquent un sentiment de désolation, à la limite parfois du sinistre. La vidéo Blender (1999) montre un carrousel vide. La vitesse augmente, les chevaux et les carrosses s’estompent, se fondant en une image floue qui tourne. Plus le mouvement est rapide, plus les formes deviennent insaisissables et désorientantes. Ici, au KMSKA, l’œuvre rappelle Danse Macabre (2021), un carrousel grandeur nature avec un jeu d’ombres glauque, des squelettes en tenue Belle Époque, et une raie.
La solitude de la masse
Voilà vingt-cinq ans que Hans Op de Beeck réfléchit à notre univers de plus en plus complexe et aux questions universelles sur le sens et la mortalité. Au départ, il se concentrait surtout sur l’aliénation sociale, avec des œuvres répondant à l’environnement anonyme et programmé de la société moderne. Ses reconstitutions et vidéos stylistiques de restoroutes, de stations-service et de places désertes illustrent un monde rendu solitaire par l’automatisation et la production de masse.
Peu à peu, l’artiste s’est orienté vers une thématique plus existentielle, axée sur la quête de sens et le caractère éphémère de l’être humain. Dans Voyage nocturne, il traduit ces réflexions en un énigmatique parc nocturne où divers personnages, à l’instar des enfants de Disney et de Pompéi, réunissent à la fois l’émerveillement, la peur et l’immobilité. Cette contradiction est particulièrement manifeste dans l’exposition, par exemple dans The Boatman (2020), où un personnage sur une barque est représenté comme une espèce de Charon, figure mythique de la transition entre la vie et la mort. Les provisions qu’il transporte suggèrent qu’il est loin de rentrer chez lui –ou qu’il revient juste d’avoir fait des courses. Avec cette sculpture, Op de Beeck évoque des images de réfugiés, en cours de route, perdus ou à la recherche d’un lieu où se poser.

© KMSKA / SABAM / Studio Hans Op de Beeck / Photo: Dominique Provost
Le penchant d’Op de Beeck pour la multidisciplinarité est souligné par des œuvres comme The Settlement (Indoor) (2016), où des maisons sur pilotis miniatures se dressent dans de l’eau réelle tandis qu’on voit de la lumière derrière les fenêtres. Le son joue également un rôle important dans Voyage nocturne: l’exposition est accompagnée de paysages sonores réalisés par le designer sonore Greg Scheirlinckx et le compositeur Sam Vloemans. La musique disparaît et réapparaît à mesure que l’on pénètre dans de nouveaux espaces, donnant à l’exposition une dimension cinématographique.
Le voyage nocturne se termine par la vidéo Staging Silence (3) (2019), dans laquelle des mondes miniatures sont constamment (re)construits. Elle résume bien la pratique de Hans Op de Beeck: des humains comme acteurs d’un décor en perpétuelle évolution, dans lequel la frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas est sans cesse repoussée.
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