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arts, littérature interview

La chanteuse et écrivaine Aafke Romeijn voit la vie comme une folie

Par Dirk Steenhaut, traduit par Evelyne Codazzi
18 mai 2022 9 min. temps de lecture

«Je connais le chemin partout, sauf dans ma tête», chante la Néerlandaise Aafke Romeijn. Un aveu surprenant de la part d’une femme qui, au cours de ces dix dernières années, a lâché dans le monde cinq albums, deux romans et un recueil de poésie. «Dans mon travail, je cherche toujours à exprimer plus d’idées que l’artiste pop ordinaire.»

Aafke Romeijn (°1986) a grandi dans un village catholique où il n’y avait pas grand-chose à faire. «J’ai eu une enfance plutôt heureuse, mais je me sentais isolée et oppressée dans le milieu où nous vivions. Tout était loin. Heureusement que mes parents stimulaient la créativité. Maintenant que je suis adulte, j’aime me retirer un peu au milieu de nulle part, mais je ne pourrais plus me passer de la dynamique d’une ville.»

Romeijn a étudié au conservatoire le piano, la harpe et la composition. Mais elle a vite abandonné, car la musique pop y était hors de question. Quelque temps plus tard, elle tombe sous le charme des synthétiseurs, et dans ses derniers disques, elle fait de l’électro-pop avec des influences hip-hop, house et funk, et souvent aussi avec des arrangements de cordes évoquant le disco des années 1970. Elle s’inspire surtout de la musique pop française, qui est très différente de la musique anglo-saxonne au niveau sonore et structurel. La «dansabilité» est aussi un critère important. «Ce n’est pas facile», dit-elle. «Étant donné que je veux raconter des histoires, je fais de la musique d’écoute, mais j’utilise souvent aussi des beats que je combine avec des cordes. Je veux susciter de la nostalgie et de la légèreté en même temps.»

Le néerlandais sans clichés

Dans son premier album Stella Must Die (Stella doit mourir) de 2012, elle chante encore en anglais. Peu après, elle passe à sa langue maternelle. «Cela m’a rapprochée de moi-même», reconnaît-elle. «On peut facilement se cacher derrière une langue étrangère, mais en néerlandais, le public fait plus attention à ce qui est dit exactement. Cela oblige à éviter les clichés et à se pencher surtout sur la forme et les aspects techniques de l’écriture de chansons.»

Au tournant du siècle, Spinvis avait pris parti en faveur de l’utilisation de la langue maternelle, sorti le néerlandais des oubliettes et jonglé avec les mots de manière créative. Ce qui a certainement servi d’exemple à Aafke Romeijn: «Mijn ego is mijn beste vriend / Zij en ik zijn al zoet en zuur / Samen lossen we alles op» (Mon ego est mon meilleur ami / lui et moi sommes comme l’aigre-doux / Ensemble nous résolvons tout), chante-t-elle dans «Ze zeggen» (Ils disent). «Ameland», un duo qu’elle a enregistré il y a quelques années avec Spinvis pour son album M, est également de la pure poésie: «Als je goed kijkt, zie je niemand / Ook niet in de verte / Alles houdt zijn adem in.» (Si tu regardes bien, tu ne vois personne / Même pas au loin / Tout retient son souffle.)

Nuance politique

Aafke Romeijn est connue aux Pays-Bas en tant que chroniqueuse et influenceuse, mais la plupart de ses chansons ont une charge politique. «Je veux créer un espace dans lequel on puisse réfléchir aux dilemmes politiques, sans nécessairement aller dans telle ou telle direction», dit-elle. «Dans mon travail littéraire, je construis une salle imaginaire où l’on peut circuler sans avoir à choisir moralement un camp ou à dévoiler son identité idéologique. Cet espace fait souvent défaut dans le débat politique. J’utilise mes chansons pour apporter des nuances ou dénoncer des débordements politiques.»

À l’occasion des législatives néerlandaises de 2017, Aafke Romeijn a sorti l’album Versplintering op rechts (Fragmentation à droite), alors que Je doet je best maar (Tu fais de ton mieux mais) de 2016 contenait des chansons sur Joris Voorhoeve, le ministre néerlandais de la Défense discrédité après le massacre de Srebrenica, et sur Jörg Haider, l’homme politique autrichien d’extrême droite.

«Ce Haider est pour moi un personnage abject, mais il cache aussi une certaine tragédie. Je tente donc de susciter de l’empathie, de faire un mouvement mental vers autrui. Personne n’est tout à fait bon, ni tout à fait mauvais.»

Romeijn était une fervente twitteuse. Jusqu’à ce qu’elle reçoive des menaces de l’extrême droite. «Dans ces cercles-là, ils prennent vite la mouche, surtout quand la critique vient d’une femme qui ne se laisse pas intimider. Mais à un moment donné, ils étaient là devant ma porte et ça a été pour moi la limite. Porter plainte à la police m’aurait pris trop de temps. J’ai des choses plus importantes à faire dans la vie.»

Science-fiction

Avec Concept M (2018) et 7B (2021), Aafke Romeijn a écrit deux romans dystopiques. Le premier dépeint une société où une grande partie de la population souffre d’«incolorité», une épidémie qui met sous forte pression le système d’assurance maladie. Cela induit de fines observations sur l’industrie pharmaceutique, mais aussi le constat qu’une société qui fait appel à la solidarité se polarise rapidement. Le second, qui se déroule en 2040, décrit un système à la Big Brother où les citoyens ont renoncé à la dernière miette de leur vie privée, et où les services secrets, sur un fond de guerre des ressources, ne prennent pas au sérieux les droits humains. Dans ces deux romans, Romeijn dénonce non seulement les manigances politiques, mais aussi comment les discussions géopolitiques réduisent la justice à un concept informe, la violence étant presque une transaction commerciale.

«Ce qui m’attire dans le genre science-fiction? J’aime ne pas être liée à cent pour cent aux lois de la réalité. La science-fiction permet d’expérimenter davantage. Pour moi, l’écriture est surtout un exercice de réflexion, encore plus excitant s’il est fait dans un univers encore inexistant.»

J’aime ne pas être liée à cent pour cent aux lois de la réalité. La science-fiction permet d’expérimenter davantage

«Quant à la protection de la vie privée, je ne prends pas moi-même de position morale, car c’est trop relatif. La perte de confidentialité est effrayante, mais en même temps, nous cédons sans réfléchir toutes nos données à des groupes comme Facebook, sur lesquels nous n’avons aucune prise parce qu’ils ne sont pas démocratiques. La façon dont les gens ferment les yeux là-dessus me fascine. Notre relation à l’autorité et à notre propre identité est très complexe.»

Le pouvoir est ambigu

Dans ses romans, Romeijn accorde également une grande importance au rôle des médias. Car celui qui les a en son pouvoir détermine ce qu’est la vérité. «L’endroit où les gens cherchent leurs informations et la confiance qu’ils placent dans certaines sources m’inquiète beaucoup. Il est toujours bon d’être critique, mais devons-nous toujours nous méfier du pouvoir? Le pouvoir corrompt, mais nous ne pouvons pas nous en passer. C’est aussi une condition pour accomplir des choses.»

Dans des chansons comme «MV» ou «XOXO», Romeijn se montre critique à l’égard des rapports de force entre les sexes. En même temps, elle fait dire à Anne Langeboom, un personnage de son roman 7B: «Être femme, c’est 60% du temps utiliser son corps pour accomplir des choses et 40% du temps avoir honte de ce même corps.» «Les deux affirmations sont vraies», dit-elle. «Les femmes manipulent les hommes et inversement. Il est rare que les limites soient nettement définies. C’est justement pourquoi un phénomène comme #MeToo est si compliqué.»

Le personnage principal de Concept M est particulièrement agité et passe son temps à rouler à toute allure sur des autoroutes néerlandaises. «J’aime faire bouger mes personnages. Plutôt que de parler de leur psyché, je décris les bâtiments et les paysages. Je pense que mes personnages sont plus une métaphore de leur environnement que l’inverse. Cela n’implique pas que leur voyage se déroule totalement à l’extérieur, mais un roman commence souvent par la géographie.»

Des bâtiments desquels sauter

Au cours de ces dernières années, une nette symbiose s’est développée entre la musique d’Aafke Romeijn et son œuvre littéraire. L’album M (2019)
forme la bande sonore de son premier roman, alors que Godzilla (2021) est le pendant musical de son recueil de poésie et de prose Leegstand (Propriété abandonnée) (2020). Quand elle a l’impression de ne pas avoir exploré assez à fond un certain thème, elle l’éclaire encore sous un autre angle. Pour elle, l’écriture de chansons est la discipline la plus difficile, car elle oblige à tenir compte de choses telles que la structure et la mesure. «De plus, ce doit être clair et mélodieux.»

Dans Leegstand, Aafke Romeijn brise un tabou. Elle compare sa dépression chronique à Godzilla, le célèbre monstre de cinéma. Parfois c’est un ennemi qu’il faut combattre par tous les moyens, parfois c’est un allié. Guérir, elle trouve ça «terrifiant», car même si elle souffre gravement de sa maladie mentale, elle considère ses dépressions comme des perles qu’elle porte au cou, comme des vêtements dans lesquels elle frime à la porte du restaurant. Ces choses font partie intégrante de sa personnalité, même lorsqu’elles s’accompagnent de tendances suicidaires.

«Si seulement j’étais morte», chante-t-elle avec Stippenlift dans une chanson triste à pleurer. Dans Concept M, Hava Gerritsen n’a qu’une envie, c’est de disparaître complètement. Ailleurs, elle dit: «Sur le Zuidas, on construit des bâtiments desquels sauter Et dans Leegstand, on lit: «Le bonheur est le talent de se mener soi-même en bateau.»

«L’envie de s’autodétruire est le sentiment le plus irrationnel que puisse avoir un être humain», déclare Aafke Romeijn. «C’est pourquoi c’est si difficile à expliquer. Les gens qui connaissent bien la dépression prennent conscience que le bonheur est relatif. Être capable de fonctionner, voir l’utilité des choses, trouver l’énergie de sortir chaque matin de son lit… Au fond, nous nous dupons nous-mêmes. L’existence n’a pas de sens, il n’y a aucun argument raisonnable pour rester en vie. On ressent ça comme une corvée, comme une sorte de folie.»

Dans la chanson «South Park», Romeijn énumère les petites choses qui la maintiennent malgré tout en vie: son chat, ses plantes et ses livres, une nouvelle saison de South Park. «Ce sont des stratégies de protection contre les moments où je préférerais être morte. Ma principale raison de tenir est ma fille, mais cette prise de conscience exerce sur moi une trop forte pression morale et émotionnelle. Je préfère donc chercher mon salut dans de petites choses, des choses tangibles. Comble du cynisme, je dois presque toujours l’attention médiatique que je reçois à ma dépression, et non au fait que j’ai dit quelque chose d’intelligent sur le plan politique. J’essaie alors de renverser la situation en ma faveur.»

Air et couleur

«Je réussis tout, sauf vivre», écrit Romeijn dans Leegstand.
Cependant, elle fait preuve d’une remarquable productivité artistique. «Quand je vais bien, et c’est le cas 90% du temps, je ressens une intense soif d’action, je veux sortir et faire plein de trucs. Dans les moments plus difficiles, je veux me détruire et disparaître. Ce sont les deux faces d’une même médaille.»

Malgré tout, elle reste persuadée de l’importance de l’humour. «C’est une façon de mettre de l’air dans tout ce dont je veux parler. Pourtant, j’entends souvent dire que les gens trouvent dans mon travail des choses hilarantes que je n’avais pas voulues drôles et que je trouve même douloureuses. Quelle ironie!» Par ailleurs, Aafke Romeijn n’hésite pas à se montrer vulnérable. Pourtant, elle présente «Zelf» (Soi-même), une chanson sur l’impact de son état de santé sur ses proches, comme de la pop radiophonique. «Mes textes sont parfois si sombres que je trouve important d’y opposer une autre couleur. La musique entre plus directement que les mots, c’est comme ça.»

Dirk Steenhaut

journaliste musical

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