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arts

La couleur pourpre d’un peintre-orchestre

25 novembre 2019 7 min. temps de lecture

«Mon pinceau est un sismographe ultrasensible: je prends de plus en plus conscience que, lorsque je peins, ce n’est pas moi qui œuvre, je ne suis qu’un simple médium. Cela ne signifie pas pour autant que je travaille de façon irraisonnée, bien au contraire. Tout se passe de manière très méthodique, la liberté et la discipline marchant main dans la main.»
(Koen Broucke)

Tout aussi protéiforme qu’un enfant, Koen Broucke, né dans la région gantoise en 1965, ne se laisse pas aisément cerner. Par son côté touche-à-tout, ses «obsessions», on le verrait bien évoluer dans un roman facétieux à la Queneau. Il se trouve qu’il est l’un des deux protagonistes du livre d’un autre Koen, Koen Peeters, paru en juin 2019 sous le titre Kamer in Oostende (Chambre à Ostende), chez De Bezige Bij à Amsterdam. Ce roman – rehaussé de quelques marines du plasticien -, qui tient pour une part du récit autobiographique en évoquant l’amitié entre les deux Flamands tout en s’arrêtant sur quelques figures ostendaises qui ont pu les fasciner l’un et l’autre, fait la part belle au talent pictural de Broucke: «Peindre est une pulsion à laquelle l’artiste en lui ne saurait se soustraire. Les images ne cessent de se succéder, un flux sans fin. Pour chaque tableau qui part de mon atelier, il y en a deux ou trois nouveaux qui s’y substituent dans ma tête.» Parfois, il rêve d’un atelier vide. Tout désapprendre, se débarrasser des diverses collections, recommencer à zéro. Il confie: «Je veux finir dans la compagnie d’un piano et d’un pinceau.»

Des collections, un piano, un pinceau…

Koen Broucke est en effet un acharné collectionneur devant l’Éternel. Tableaux, livres sur les sujets les plus variés, partitions, clichés, bustes, mais aussi paysages, fleurs et épices du jardin… son ancienne demeure et son ancien atelier, près d’Anvers, tenaient du cabinet de curiosités et du jardin botanique. Pourtant, enfant, après avoir été marqué par un passage dans une salle des ventes, il avait interdit à ses parents d’acheter le moindre objet ayant appartenu à un mort!

Quant au piano, la passion a été transmise par le papa. Une étude que ce dernier jouait le soir, tel est le premier souvenir du bambin. Souvent, il s’allongeait sous l’instrument, envoûté par les vibrations. Ensuite, il fit ses gammes au conservatoire ; curieux de tout, il s’est bien entendu essayé à d’autres instruments. La nécessité de consacrer le tiers de ses journées au piano l’a toutefois dissuadé de se donner à la musique. Il n’accompagne pas moins aujourd’hui des chanteurs lyriques, donne des concerts dont certains se conjuguent avec des œuvres picturales. Un jour, jouant dans une église, il a demandé au public de s’agglutiner en une sorte de sculpture animalesque sous le piano: un clin d’œil à sa propre enfance ainsi qu’à une peinture de Josef Danhauser représentant Fransz Liszt. Son amour des concertistes – au premier rang desquels Sokolov – l’a conduit à peindre une série de portraits. Il traduit leur langage corporel tant en prose qu’à l’acrylique. Depuis longtemps, Broucke rêve d’écrire un opéra sur son prédécesseur Antoon Van Dyck (1599-1641). Si les pianos tenaient un peu moins de place, Broucke en ferait pour sûr la collection.

Le pinceau… effectivement, mais avant qu’il ne prenne possession du Flamand, il y a d’abord eu un réel attrait pour les choses anciennes. À l’origine, Koen Broucke a suivi une formation d’historien. Il aurait aimé en faire son métier, mais la sécheresse de l’enseignement l’en a dissuadé – il n’avait pas encore découvert le lyrisme d’un Johan Huizinga. Malgré tout, le virus des archives ne l’a pas abandonné. En témoignent plusieurs écrits et projets qui recoupent quelques thématiques majeures de son travail pictural. Huizinga, il le rejoint dans ce que celui-ci appelait la «sensation historique», autrement dit, par exemple, la recherche d’un contact immédiat avec le passé grâce à un objet. Qu’elle est loin la phobie des choses ayant appartenu à des morts! Développer, grâce à l’art, une nouvelle méthode de connaissance en recourant au visuel et au tactile pour parvenir, par le moyen de l’intuition, à une nouvelle vision du travail historique, telle est l’une des ambitions majeures que Broucke va bientôt exposer dans une thèse: Sous l’obscurité rose du champ de bataille. Une quête artistique des couches atmosphériques de l’Histoire. À propos de ces vieux objets qui peuvent nous en apprendre plus sur un événement historique que le savoir livresque, il parle de «traces portées». Cette volonté de découvrir de nouvelles perspectives – en marchant dans les pas de prédécesseurs, ce qu’il appelle, à la suite de Nietzsche, «perspectivisme», et a développée dans sa collaboration avec Koen Peeters – apparaît déjà dans la monographie qu’il a consacrée à Jan Cockx (1891-1976). De ce peintre, graveur et céramiste assassiné près d’Anvers, il «reconstruit» et la vie (sans oublier sa mort brutale – un cold case) et les œuvres dont ne restent que des photos en noir et blanc. Ce genre de «reconstructions» en dit plus sur l’exploration des zones d’ombre de son sujet que sur l’influence que ce dernier exerce sur lui.

Le tactile est omniprésent: le support revêt aux yeux de Koen Broucke une importance capitale. Éprouver un lien entre celui-ci et ce qu’il faut créer. Ainsi, il a travaillé sur des pages d’ouvrages du XIXe
siècle, recouvertes au préalable d’une couche unie et transparente de peinture. S’il a pratiqué très tôt le collage, le dessin, l’aquarelle, l’acrylique et la gouache – il ne renie d’ailleurs pas ses premières œuvres qui ont amené son grand-père à dire: «Broucke est devenu le nom d’un peintre» -, il a peu pratiqué le fusain, en raison de la difficulté de fixer le bois carbonisé sur le papier.

Le besoin qui a longtemps habité l’artiste de créer des personnages fictifs et fantasques, dont il a écrit la biographie et qu’il a fait vivre lors de concerts, de performances ou d’expositions, lui permettait de raconter des choses intimes tout en se faisant metteur en scène ou commissaire d’exposition. On songe en particulier à un pianiste qui se croit la réincarnation de Liszt et dans la peau duquel Broucke s’est glissé pour donner des concerts, à un entrepreneur en grottes mariales ou encore à un psychiatre dont les patients sont autant d’artistes eux aussi fictifs. Cette période de recours à des alter ego, forme de catharsis pour exprimer bien des facettes excentriques, fait partie du passé. Broucke n’a plus besoin de se réfugier derrière des paravents pour manifester sa boulimie de vie.

Soucieux de jeter des passerelles entre traces écrites et images, il collabore à plusieurs revues, quand il n’en fonde pas certaines (Images / images, Sampel et Tekst / tekst). Le plasticien qu’il est ne saurait vivre sans les mots, sans la littérature. Il revisite souvent Yourcenar, Michon, Sebald, Virgile, Van Ostaijen, Pessoa, Yeats ainsi que les grands poètes français du XIXe siècle.

Plongée dans le passé sanglant

Toutes ces passions, le Flamand se plaît à les concilier dans des installations, des expositions qu’il conçoit, des publications qu’il élabore, en proposant des lectures transversales tout comme il excelle à traverser époques et paysages d’Europe dans un concert qui commence à Ostende, sur une partition de James Ensor, et finit sur une composition de Gurdjieff et de Thomas de Hartmann née sur les bords de la mer Noire. Ces dernières années, pareille lecture s’est surtout traduite dans des travaux portant sur les champs de bataille et les divers objets qui y sont liés (uniformes, chaussures, cartes, gravures…). Le champ de bataille lui permet d’aiguiser le regard qu’il porte sur les paysages sans jamais tomber dans l’abstraction. Autant de kilomètres arpentés dans ces lieux chargés d’histoire, de gloire et de souffrance, carnet de dessin à la main, appareil photo au cou. Le lecteur découvre en Koen Broucke une sorte de descendant bucolique de l’Octave Pirmez des Souvenirs pieux: un artiste qui, dans les lieux où il réside ou qu’il parcourt à pied, note, par le moyen de mots et de dessins, tout ce qu’il ressent. Cette plongée dans le passé sanglant a abouti à plusieurs événements où ses créations forment des structures narratives juxtaposant diverses sources et disciplines: La Beauté de la guerre. Waterloo 1815-2015 (Bibliothèque royale de Bruxelles), Manen en laarzen (Lunes et Bottes) au Taxandriamuseum de Turnhout (province d’Anvers), De transformatie van het slagveld (La Transformation du champ de bataille) à Maasmechelen, dans le Limbourg belge … ou encore à une collaboration avec l’auteur Bart Van Loo pour un spectacle intitulé Napoléon.

Le paysage – marines et «nocturnes» – domine la production des dernières années résultant de séjours réguliers à Ostende. Depuis 2018, en raison de fréquents voyages, l’aquarelle a pris une plus grande place, offrant parfois des coloris plus sereins (l’influence de Rome). Aujourd’hui, il n’est plus possible de songer à Koen Broucke sans parler de la Meuse. Depuis peu, l’artiste s’est en effet établi dans un manoir près du fleuve, à quelques enjambées de la France – Waulsort, envoûtant paysage peint jadis par Turner et Rops. Des tonalités sonores et colorées faites pour lui. Le pourpre semble régner en maître, comme dans «mon roman carthaginois», dirait Flaubert. Cependant, Broucke nous réservera à coup sûr de nouvelles surprises, entre les chemins qu’il lui reste à explorer et ceux qu’il arpente loin des regards: les nus – dont la série Portefeuille de Tilburg, «reconstruction» des nus de Van Gogh qui ont disparu ou ont été détruits – et les toiles où il s’est confronté à ce qu’il y a à son sens de plus difficile à approcher par le pinceau: la chevelure des femmes.

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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