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société

La Flandre zélandaise, entre terre et mer

Par Jan Haeverans, traduit par Sophie Hennuy
1 avril 2023 8 min. temps de lecture

Lointaine province pour les Pays-Bas, pays étranger pour la Flandre: la Flandre zélandaise est une bande de terre qui ne semble appartenir à aucun royaume. C’est aussi le lieu où s’embrassent deux pays, comme l’ont fait terre et mer pendant des siècles. Jadis, ils ont commencé à reprendre des terres à l’eau… et de la mer du Nord ont émergé les Pays-Bas. Regard sur une région aussi merveilleuse qu’intrigante.

Tirant sur sa pipe, un homme regarde avec satisfaction une maisonnette en pleine rénovation. Les lettres «BXL» ornent ostensiblement la plaque d’immatriculation belge de son imposant SUV. Bien que les travaux ne soient pas encore très avancés, j’imagine que l’ancienne fermette arborera le style normand. De nos jours, nombre de riches Bruxellois·es s’offrent une maison de villégiature dans cette partie de la Flandre zélandaise. Knokke la mondaine reste à une distance rassurante, tout en leur offrant une tranquillité et des paysages devenus rares dans leur pays. Il y fait bon rêver d’une Flandre qui n’est plus de l’autre côté de la frontière. Voire qui n’a jamais existé. Et cela inclut, semble-t-il, une maison au toit de chaume de style normand.

Je le comprends. Moi aussi, je viens ici en rêvant d’une autre Flandre, d’une Flandre qui aurait pu être. Plus belle. Plus verte. Plus paisible. Lors d’une randonnée à vélo dans l’arrière-pays de la côte flamando-zélandaise, j’admire les champs ondoyants de céréales, les saules têtards noueux le long de routes de campagne tranquilles, le bétail paissant dans les prés. Un paysage intact et tout en harmonie à des kilomètres à la ronde, à peine troublé par de rares habitations. Des maisonnettes, appartenant sans doute jadis à des familles paysannes, sont nichées çà et là parmi les arbres. Des fermes d’antan flanquées de granges à fière allure se dressent au milieu de vastes terres agricoles. De hauts peupliers les protègent du vent qui, sans eux, aurait le champ libre sur ces terrains plats.

«Le plat pays qui est le mien», chantait Jacques Brel et comme le fredonne probablement l’homme à la pipe à cet instant. À la seule exception toutefois que ce plat pays n’est pas le sien. C’est un morceau de Flandre aux Pays-Bas. Dieu merci! Il a ainsi été épargné par les infinies constructions en ruban, par la laideur et la lourdeur âpres des chaussées, par la création incessante de lotissements. Le défrichement des terres agricoles n’y a tout simplement pas eu lieu. Pas de constructions ni de bitume à tout bout de champ. Ici, les arbres peuvent encore vieillir tranquillement en attendant leur heure. «Mon» plat pays aurait-il pu avoir cette apparence, s’il avait jadis été opté pour un aménagement différent du territoire, pour une urbanisation réfléchie?

l’arrière-pays de la côte flamando-zélandaise est un paysage intact et tout en harmonie à des kilomètres à la ronde, à peine troublé par de rares habitations

C’est une chose que j’envie au peuple néerlandais: son attachement à l’esthétique de son pays. Pourquoi en est-il tout autrement en Flandre? L’explication marmonnée par la plupart est une obscure histoire sur la différence entre les mentalités catholique et protestante. J’ai cependant ma propre théorie à ce sujet. Il s’agit selon moi d’une question de fierté. La population néerlandaise est fière de son passé et tient à ce que son pays garde le cachet des paysages hollandais de son glorieux Siècle d’or. Le monde porte sur le plat pays un regard admiratif; c’est un héritage qu’elle chérit. La Flandre, en revanche, n’éprouve pas la moindre fierté, honteuse de son passé rural en raison du mépris affiché pendant des siècles à l’égard des petits paysans flamands. C’est une époque à effacer des mémoires, une sombre période paysanne qu’il faut aujourd’hui balayer. Le terme Bokrijk est aujourd’hui prononcé sur le ton de la moquerie, voire de l’injure.

Ainsi, nombre de mes compatriotes ne partagent pas du tout mon amour pour cette tranquille campagne zélandaise. «À mourir d’ennui» fut même le verdict d’un ancien collègue venu y passer ses vacances. «Tous ces villages se ressemblent et n’offrent aucun divertissement.» Qu’en est-il de ces magnifiques paysages à perte de vue? « Bahhh… » Tristounet est un qualificatif qui revient constamment lorsque les Belges parlent des Pays-Bas. Ces mêmes personnes qui considèrent plus que rarement leur propre chaos territorial comme une expression sympathique du surréalisme à la Belge. La frontière ne traverse pas seulement les nations, elle est également présente dans nos esprits.

Entre terre et mer

Autrefois, cette frontière n’existait pas. Il y a plusieurs siècles, la région que je sillonne actuellement à vélo n’était que l’arrière-pays de Bruges, et Sluis, un avant-port de cette riche cité commerçante sur le Zwin ensablé. Tout comme Sas de Gand, plus loin en Zélande, a jadis dû céder un accès à la mer aux tout aussi puissants Gentenaars (Gantois). Toute personne qui observe une carte contemporaine constatera que les deux villes sont assez reculées à l’intérieur des terres. Sur les anciennes cartes, toutefois, elles se trouvent encore au bord de l’eau, et la Flandre zélandaise était alors constituée d’un ensemble d’îles et de péninsules entrecoupées d’eaux navigables et de canaux de marée boueux. La frontière nord de la Flandre hésite entre terre et mer. Une zeeland, une terre de mer.

Selon les étymologistes, c’est également là que l’on trouve l’origine du mot «Flandre», qui proviendrait du terme germanique flaum ou «zone inondée». Dans le Polder noir inondé, non loin de Nieuwvliet, il est encore possible d’observer à quoi pouvait ressembler la Flandre d’antan: une terre inondée peu à peu par la marée, s’asséchant à nouveau lorsque la mer se retire. Les premières habitations y seront installées sur les crêtes, sur les hauteurs et sur les îles. C’était il y a plusieurs siècles. Depuis la plage de Nieuwvliet, on peut désormais apercevoir le ballet incessant des grands navires maritimes en direction de l’Escaut occidental et du port d’Anvers, le cœur de cette autre Flandre, la Flandre moderne.

Depuis, le peuple hollandais s’est rendu mondialement célèbre pour avoir gagné des terres sur la mer. C’est toutefois la Flandre qui fut pionnière en la matière. Dès le haut Moyen Âge, moines et paysan∙nes s’employèrent à aménager des digues et à drainer les terrains marécageux. Les eaux salées, douces et saumâtres furent repoussées de plus en plus loin. L’être humain, toujours plus efficace, drainait des zones de plus en plus vastes. En sillonnant la Flandre zélandaise, je les vois partout: les anciennes digues qui se trouvent à présent à des kilomètres de la mer. En tant que «terrien», je parviens difficilement à imaginer que la mer, ou un de ses bras fangeux, caressât autrefois ces digues. Où se trouvait la terre, où se trouvait l’eau? Ce paysage pourrait-il être mieux déchiffré par les autochtones?

Il m’est totalement inconcevable que l’on puisse simplement réinonder ici une parcelle de terre sans inonder le reste là-bas, comme cela est prévu pour le Hedwigepolder: une zone de quelque 500 hectares bordant le Pays inondé de Saeftinghe, destiné à retrouver son caractère naturel pour compenser l’approfondissement de l’Escaut occidental. Il s’agit de ce que l’on appelle le «réensauvagement»: un procédé noble et utile, voire nécessaire. Toutefois, j’entends aussi l’opposition des Zélandais·es à qui il a littéralement fallu des siècles pour assembler un patchwork d’îles et d’îlots, de bancs de sable, de marécages et de marais salants en une seule étendue de terre. La lutte contre l’eau est inscrite dans leurs gènes. Ouvrir la digue et rendre des terres à la mer doit dès lors leur sembler contre-nature.

Engloutis par les flots

Toujours au fil de ma promenade, quelques «constructions», qui n’en portent néanmoins plus que le nom, attirent çà et là mon regard. Difficile en effet de les distinguer des anciennes digues: des talus tapissés de verdure où paissent des vaches et poussent des arbres, aux alentours d’Aardenburg, d’Oostburg et d’IJzendijke, entre autres. De petites oasis qui donnent un peu de relief à ce plat pays. Elles sont pourtant les témoins d’une autre période dramatique de notre histoire commune: la guerre de Quatre-Vingts Ans.

Fortifications primitives, elles abritèrent autrefois des canons et des hommes armés de mousquets qui scrutaient les terres pour la plupart sous eau (les digues ayant déjà été ouvertes à l’époque), attendant les troupes espagnoles la peur au ventre. Pendant des décennies, elles assistèrent à des batailles acharnées pour nos régions. Mais au final, c’est ici que fut arrêtée la progression espagnole. Les Flamand·es de ce côté de la démarcation se retrouvèrent alors dans un pays différent de celui de leurs compatriotes se trouvant à peine quelques kilomètres plus loin. Depuis, pendant près de 450 ans, les deux pays continuèrent d’écrire l’Histoire chacun de leur côté (la chute d’Anvers en 1585 étant communément considérée comme le début de la séparation).

Ma randonnée à vélo terminée, je regagne la petite maison de vacances que nous louons régulièrement à Zuidzande. Ce petit village situé aujourd’hui à quelques kilomètres à l’intérieur des terres se trouvait autrefois sur le flanc sud d’une île qui accueillait également Cadzand. Nous avons découvert cette région pour la première fois il y a dix ans et y avons trouvé des plages tranquilles ainsi qu’un splendide arrière-pays. Année après année, nous avons vu sa fréquentation augmenter à une vitesse vertigineuse, avec en toile de fond, Cadzand grossissant de plus en plus, et s’étalant toujours plus le long de la côte. Alors qu’il y a peu de temps encore, le «mur de l’Atlantique» de la Belgique s’arrêtait à la frontière, il la traverse désormais sans rougir. Knokke déborde sur les Pays-Bas. À la satisfaction, peut-être, de l’homme à la pipe. Les frontières tracées il y a près d’un demi-millénaire s’émoussent à nouveau.

Je m’interroge sur l’avenir de cette région côtière. Est-il judicieux de bâtir autant dans une région menacée par le dérèglement climatique et par l’élévation du niveau des mers? Redeviendra-t-elle un jour une mosaïque d’îles et de terres inondées? Verra-t-on l’Histoire se répéter? Après tout, la liste des villes et villages engloutis par les flots est étonnamment longue. Certains ont disparu dans un raz de marée, d’autres ont dû être abandonnés après de longues années de lutte contre les eaux et ont lentement sombré. Toutes nos technologies nous permettront-elles aujourd’hui de faire face à la puissance de la mer? Ou s’agit-il de l’orgueil de l’être humain moderne? Je connais d’ores et déjà une personne qui a vendu son appartement au bord de la mer: «Notre époque durera encore un temps», m’a-t-il dit, «mais je ne pense pas que cela puisse être profitable à nos enfants.»

Si on l’envisage sur une période suffisamment longue, cette zone en apparence tranquille est en constante évolution, entre terre et mer, entre les frontières, entre l’humain et la nature. Je ne suis pas d’accord avec mon collègue qui a trouvé ce recoin du pays ennuyeux à mourir: ce pays n’ennuie jamais.

Jan Haeverans

Jan Haeverans

rédacteur indépendant

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