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histoire, société

La libéralisation des mœurs dans les Plats Pays, une évolution somme toute récente

Par Wannes Dupont, traduit par Sophie Hennuy
25 octobre 2023 11 min. temps de lecture La vie sexuelle des Plats Pays

Comment la perception de la sexualité a-t-elle évolué dans les Plats Pays depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale? Wannes Dupont, professeur d’histoire de la sexualité, est monté à bord de sa machine à remonter le temps pour parcourir plus de 70 années. Si les Pays-Bas et la Belgique font figure de précurseurs, la véritable libéralisation des mœurs n’y a pris son élan qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Impossible de passer à côté aujourd’hui: les classements comparatifs sont partout. Ainsi, l’Indice mondial de la liberté morale de 2022, où genre et sexualité sont des critères de poids, classe les Pays-Bas en deuxième position, la Belgique en troisième et le Luxembourg en sixième. En outre, la Belgique se hisse sur la troisième marche du podium du Rainbow Index 2022, qui dresse le bilan des droits des personnes non hétérosexuelles, suivie par le Luxembourg en quatrième position (partagée), les Pays-Bas occupant quant à eux la neuvième place.

Si les classements de ce type ont une portée au mieux indicative, ils révèlent toutefois que les Plats Pays -à savoir la Belgique et les Pays-Bas- figurent parmi les plus libéraux au monde en matière de droits sexuels. Quoique cela ne nous surprenne plus aujourd’hui, il s’agit d’une évolution remarquable et somme toute récente sur le plan historique. Avant la Deuxième Guerre mondiale, les sociétés étaient sans conteste profondément religieuses et sexuellement conservatrices; seules de petites minorités osaient prêcher le changement.

La Belgique et les Pays-Bas figurent parmi les pays plus libéraux au monde en matière de droits sexuels

L’espace d’un instant, la Libération semble provoquer un bouleversement soudain. Les belles photos de jeunes femmes dans les bras des soldats alliés vont en effet de pair avec des statistiques alarmantes sur la propagation rapide des maladies vénériennes. La collaboration «horizontale» pendant la guerre irradie une puissante force symbolique, et il ne faut pas longtemps aux autorités belges et néerlandaises pour mobiliser la population contre la dissolution des mœurs imputée à l’occupation.

Par conséquent, la fin des années 1940 et les années 1950 sont placées sous le signe de la lutte contre la dépravation morale de la jeunesse. La hausse de la délinquance juvénile obnubile la police, les tribunaux et les responsables politiques. S’ensuit une focalisation disproportionnée sur la prostitution et l’homosexualité, deux phénomènes que l’on se plaît à imputer à la cupidité cynique d’adultes corrompus : les souteneurs et les pédérastes. Dans la pratique, ce climat de peur se traduit par une forte mise en exergue des valeurs familiales, des modèles traditionnels liés au genre et de l’autorité patriarcale.

Les années 1950: plus intéressantes qu’il n’y paraît

Il serait cependant erroné de considérer les années 1950 comme une simple crispation conservatrice précédant le progressisme des années 1960. Dans les deux pays, le mouvement humaniste libéral joue un rôle majeur dans la mobilisation pour une plus grande autodétermination individuelle, toutefois dans une mesure encore très limitée pour ce qui est de la sexualité. Les mouvements de réforme sexuelle, pourtant très proches du libéralisme, se montrent quant à eux un peu plus francs. La Vereniging voor Seksuele Hervorming (Société néerlandaise pour la réforme sexuelle), héritière d’après-guerre de la Nieuw-Malthusiaanse Bond (Ligue néo-malthusienne) fondée en 1881, prend la tête de cette mouvance. Dans un premier temps, elle s’attache principalement à proposer une éducation sexuelle axée sur la contraception, par l’intermédiaire de centres de consultation fondés à cet effet.

Dans la foulée, l’Association belge pour la réforme sexuelle voit le jour en 1955. Ces deux organisations évoluent dans un contexte de flou juridique. En effet, aux Pays-Bas, les lois morales d’inspiration religieuse de 1911 interdisent la communication «ouverte» d’informations sur la contraception. En Belgique, comme dans plusieurs autres pays européens, une loi similaire est en vigueur depuis 1923.

Dès les années 1950, un mouvement homosexuel connaît ses balbutiements dans les Plats Pays. À nouveau, les Pays-Bas jouent un rôle pionnier. De fait, le Nederlandsch Wetenschappelijk Humanitair Komitee (Comité scientifique humaniste néerlandais), branche du mouvement de dépénalisation de l’homosexualité en Allemagne mené par le médecin et activiste Magnus Hirschfeld, y a vu le jour dès 1912. Le relèvement de la majorité sexuelle pour les contacts homosexuels aux Pays-Bas par la Zedelijkheidswet (Loi sur la moralité) de 1911 n’y était pas étranger. Juste après la Deuxième Guerre mondiale, le Comité obtient l’aval pour la création du Shakespeare Club à Amsterdam, rebaptisé quelques années plus tard Cultuur- en Ontspanningscentrum (COC – Centre pour la détente et la culture). Ce titre euphémique trahit la surveillance rapprochée par la police de cette organisation aux débuts modestes, ainsi que la nécessité pour le COC d’apparaître comme un club social respectable.

Dans ce combat, la Belgique est un peu à la traîne. Cela s’explique en grande partie par l’absence explicite de criminalisation de l’homosexualité depuis la Révolution française, de sorte que, contrairement aux Pays-Bas et à l’Allemagne, il n’existait pas d’étendard défini autour duquel les personnes homosexuelles pouvaient s’organiser. Néanmoins, à la suite de contacts avec le COC, le Centre culturel belge homophile est créé à Bruxelles en 1953.

Le fait que les organisations susmentionnées restent modestes et éprouvent les plus grandes difficultés à se maintenir à flot trouve son explication dans le climat religieux conservateur de restauration morale qui domine la période d’après-guerre. Par ailleurs, les églises elles-mêmes entament simultanément une transformation décisive autour de ce que l’on appelle la «morale conjugale». Parallèlement à un mouvement de libéralisation théologique et pastorale observé dans l’Europe septentrionale et l’Amérique du Nord, dominées par le protestantisme, l’Église réformée néerlandaise décide en 1952 de faire du contrôle des naissances une question appartenant désormais directement aux couples. Cela ne manque pas de déplaire au Vatican, mais la question de la primauté de la procréation en tant que principale finalité du mariage est aussi débattue au sein de l’Église catholique. L’amour au sein du couple -et la sexualité comme expression et moyen de cet amour– n’est-il pas au moins aussi important?

Confrontés à un énorme baby-boom au sein d’une population qui a sévèrement souffert de la guerre, de nombreux confesseurs trouvent de moins en moins évident d’exiger une obéissance stricte aux préceptes de l’Église

À la même époque, l’abstinence périodique, autorisée par le pape Pie XI en 1951 dans des circonstances floues, sème également la confusion et suscite le débat. Confrontés à un énorme baby-boom au sein d’une population qui a sévèrement souffert de la guerre, de nombreux confesseurs en Belgique et aux Pays-Bas trouvent de moins en moins évident ou souhaitable d’exiger une obéissance stricte aux préceptes de l’Église. Ainsi, lorsque la pilule prend son envol à la fin des années 1950, phénomène auquel les Plats Pays ne sont d’ailleurs pas étrangers, la boîte de Pandore est irrévocablement ouverte.

En outre, un certain nombre d’évolutions sociales plus larges commencent à influencer de plus en plus le débat spécifique sur la sexualité. Dans le contexte de la guerre froide, l’influence et le prestige des États-Unis gagnent rapidement du terrain. D’un point de vue culturel, cette influence se manifeste sans doute surtout par la vague de films hollywoodiens à l’eau de rose, de littérature jeunesse passionnante et de musique enivrante. Le mouvement conservateur se montre particulièrement préoccupé par l’hédonisme et par les valeurs individualistes qui en découlent.

Le coup d’accélérateur des années 1960 et 1970

Fin des années 1950, un essor économique sans précédent associé à l’expansion de l’État-providence engendre aussi un nouveau phénomène historique: l’adolescence désœuvrée, aisée et jouissant de son temps libre. Celle-ci est pleinement séduite par un marché du loisir et du divertissement en plein boom, qui comprend de mieux en mieux que le sexe fait vendre. Les nozems en tenue de jeans et de cuir -des rebels without a cause (en référence au titre original du film La Fureur de vivre) aux yeux du grand public- incarnent la débauche tant décriée de la jeunesse d’après-guerre. Au milieu des années 1960, ces baby-boomers sont mûrs pour les universités, qui ne tardent pas à en être pleines à craquer. Beaucoup y découvrent les grandes injustices de ce monde: le mouvement des droits civiques aux États-Unis, la guerre du Vietnam et l’hypocrisie d’un Occident complaisant. Cela conduit souvent à une glorification de tout élément non occidental ou anticapitaliste. Radicalisme et révolution sont à l’ordre du jour.

Ce climat plus vaste de contestation se rapproche progressivement de tout ce qui a trait à la sexualité. Lors des violentes manifestations de 1968, bien plus vives en Belgique et ailleurs qu’aux Pays-Bas, le sexe n’occupe pas encore une place prépondérante. Peu après cependant, des mouvements féministes tels que Dolle Mina font leur apparition, revendiquant la légalisation de l’avortement à coup de slogans comme Baas in eigen Buik (Mon ventre m’appartient).

Dans les deux Plats Pays, le féminisme radical prend les rênes de cette «révolution sexuelle» durant les années 1970. Quoique moins nombreux, les mouvements gays et lesbiens de la gauche radicale, tels que le Rode Hond (Chien rouge), Paarse September (Septembre pourpre) et les Rooie Flikkers (Tapettes rouges) gagnent également en visibilité. Aussi essentiel soit-il, leur activisme ne doit pas occulter le fait que des mutations sociales plus profondes sont en train de s’opérer. Leur lutte se transforme ainsi rapidement en combat d’arrière-garde. Les tribunaux reconnaissent que les «mœurs publiques» qu’ils protègent ne sont plus les mêmes qu’avant.

Légalisée en Scandinavie, la pornographie devient disponible dans les Plats Pays à la fin des années 1960, repoussant définitivement les frontières de ce qui était considéré comme obscène, en particulier dans les Pays-Bas plus libéraux. Dans le même temps, le regard porté sur la contraception, sur l’éducation sexuelle et sur la sexualité prénuptiale évoluent. Ce qui passait autrefois pour les idées libertaires d’un petit cercle de réformateurs sexuels se convertit en nouveau consensus social à la fin des années 1960 et dans les années 1970.

C’est ainsi que naît le premier des deux grands mouvements de libéralisation de l’après-guerre. Les Pays-Bas s’imposent en pionniers sur la scène internationale en nivelant la majorité sexuelle pour l’homosexualité et l’hétérosexualité en 1971. En Belgique, il faudra attendre 1985. Les deux pays ont vu arriver la pilule sur le marché au début des années 1960 et son utilisation a entre-temps connu une explosion spectaculaire. Peu de choses ont eu un impact plus conséquent sur l’évolution des pratiques sexuelles que la disponibilité de contraceptifs fiables. La possibilité pour les femmes de mieux contrôler leur propre fertilité constitue une évolution majeure. En 1969 et 1973 respectivement, l’interdiction de fournir des informations sur les contraceptifs et de les commercialiser est levée aux Pays-Bas et en Belgique.

Ce qui passait autrefois pour les idées libertaires d’un petit cercle de réformateurs sexuels se convertit en nouveau consensus social à la fin des années 1960 et dans les années 1970

L’avortement est une question plus délicate, mais la pratique précède de plus en plus la loi et sa libéralisation conditionnelle au Royaume-Uni en 1967 fait office d’exemple. Les Pays-Bas mettent en place un cadre juridique en 1981, qui entre effectivement en vigueur trois ans plus tard. En Belgique, le débat déclenche une crise constitutionnelle lorsque le très croyant roi Baudouin refuse de signer la loi sur l’avortement approuvée en 1990. Par le biais d’un stratagème -le roi est déclaré dans l’impossibilité de régner pendant une journée- cette loi peut malgré tout être promulguée.

Une période intermédiaire et une deuxième vague

La fin des années 1970 et les années 1980 sont marquées par l’austérité et la crise économique. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les réactions politique et sociale unissent leurs forces contre la période plus progressiste des années 1960 et du début des années 1970. Il en résulte un mouvement antiavortement et antihomosexualité amplifié par la panique causée par une nouvelle maladie mystérieuse et mortelle qui se propage rapidement, en particulier chez les homosexuels: le VIH/SIDA. Quoiqu’également observable en Belgique et aux Pays-Bas, cette réaction y reste beaucoup moins prononcée. La maladie fait néanmoins des ravages parmi la communauté LGBT. De manière plus générale, genre et sexualité ne sont pas des priorités politiques durant cette période.

Au cours des années 1990, un vent nouveau se lève, encore une fois au départ des Pays-Bas, avec la formation de gouvernements sans le groupe chrétien-démocrate, et ce pour la première fois depuis longtemps. Ce tournant entraîne une deuxième vague de libéralisation, qui se traduit par le partenariat enregistré (1998) et par le mariage entre personnes de même sexe en 2001. La Belgique, qui forme son cabinet sans les chrétiens-démocrates en 1999, légalise quant à elle le mariage entre personnes du même sexe en 2003. C’est ensuite au tour de la libéralisation (plus poussée) de l’adoption homoparentale, des droits des personnes trans à changer d’identité de genre, ainsi que des lois antidiscriminatoires fermes.

2023

Avec le recul, un grand nombre de changements semblent avoir eu lieu sur le plan sexuel au cours des 75 dernières années. Leur héritage reste néanmoins ambivalent. Le débat sur la sexualité reste aujourd’hui -pas moins qu’avant- empreint d’un sentiment de malaise. Au cœur des discussions se trouve souvent la vulnérabilité des mineurs dans une société fortement sexualisée. S’ajoute à cela la sordide affaire Dutroux qui a secoué la Belgique dans les années 1990. Plus récemment, les révélations concernant les sévices infligés à des enfants par des prêtres engendrent une véritable onde de choc. Les parents se trouvent aux prises avec l’omniprésence de la pornographie et du grooming sur Internet. Le consentement devient un sujet brûlant après la publication d’études révélant à quel point certains groupes -en particulier les femmes et les personnes LGBT- sont la proie de la violence et du harcèlement sexuels.

Tandis que les groupes de pression militent pour davantage de droits -pour les personnes intersexes, par exemple- des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent à droite pour bloquer ces droits, voire faire marche arrière. La réaction organisée au niveau international contre une conception libérale et séculière de la sexualité n’a jamais été aussi puissante qu’aujourd’hui. Cette conception reste pour l’instant dominante dans les Plats Pays, mais ce n’est pas ou plus le cas ailleurs en Europe. La société bouillonne de partout; le regard porté sur la sexualité n’y échappe pas, et l’avenir reste plus que jamais incertain.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Wannes dupont

Wannes Dupont

professeur d'histoire de la sexualité à University of Edinburgh

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