La mue des infrastructures frontalières: De la barrière routière à la boutique de pralines
La destruction, à la fin de 2022, de l’ancien complexe de douane de Callicanes, entre Steenvoorde et le petit village frontalier flamand d’Abele, a sonné la disparition du dernier vestige majeur de l’époque des contrôles frontaliers systématiques dans le Westhoek. Si certains anciens points de passage frontaliers présentent un aspect tout à fait prévisible, d’autres ont de quoi surprendre.
La frontière actuelle entre le nord de la France et la Belgique remonte au traité d’Utrecht de 1713, qui mit fin à trois quarts de siècle de guerre entre l’empire des Habsbourg, auquel appartenaient les Pays-Bas méridionaux, et Louis XIV. Ce n’est que plus tard que ce traité s’avéra être un point final et non une énième trêve. Le tracé de cette frontière résultait moins d’une stratégie française délibérée que de percées soudaines, de revirements inattendus et de transferts étranges entérinés dans cinq traités, dont le dernier fut celui d’Utrecht. Ce caractère fortuit explique probablement en partie la fascination que suscite de schreve, comme on appelle la frontière dans la région.
En 1713, une frontière n’était pas comparable à ce que nous connaissons aujourd’hui. Il y a trois siècles, la construction des nations ne faisait en effet que commencer et la révolution industrielle n’était pas encore en marche. Les pouvoirs publics qui interviennent de mille et une manières dans notre vie quotidienne (enseignement, soins de santé, aménagement du territoire, mobilité, etc.), créant ainsi une forme d’uniformité et de continuité dans tout le territoire, n’existaient pas encore.
D’ailleurs, les frontières ne délimitaient pas encore des territoires ininterrompus. Aujourd’hui, des enclaves comme Baarle-Hertog et Baarle-Nassau, à la frontière belgo-néerlandaise, sont une curiosité historique, mais elles étaient monnaie courante à l’époque, y compris entre la France et les Pays-Bas méridionaux. Elles n’ont été supprimées qu’après l’époque napoléonienne, par le traité de Courtrai de 1820 entre le royaume de France et ce qui était alors le Royaume-Uni des Pays-Bas. C’est dans ce traité que la frontière a été fixée jusqu’au niveau des parcelles et que les anomalies ont été corrigées.
Pas de grand projet le long de l’autoroute
De 1713 à nos jours, les grands complexes douaniers n’ont été en service que pendant un quart de siècle tout au plus. Ces infrastructures ont été bâties à la fin des années 1960 et au début des années 1970 -ou seulement à la fin des années 1980 dans le cas de Callicanes- sur les nouvelles routes de transit principales aménagées pour éloigner des villes et villages existants le trafic automobile et le transport routier qui ne faisaient que croître, y compris par-delà les frontières. En 1993, lorsque le marché interne européen a vu le jour, elles ont perdu leur fonction. Quelques-uns de ces grands complexes ont existé tout le long de la frontière franco-belge et ont aujourd’hui (presque) tous disparu.
Quand les infrastructures de Rekkem, au poste-frontière de la E17, se sont retrouvées vides, des plans ont été imaginés, principalement sous l’impulsion de l’intercommunale courtraisienne Leiedal, pour trouver une nouvelle affectation attrayante, et si possible prestigieuse, à ce site qui se trouve à mi-chemin entre Lille et Courtrai et à un jet de pierre de Mouscron. L’agglomération de Lille, qui englobe Roubaix, Tourcoing et Villeneuve-d’Ascq, manquait d’envergure et de rayonnement à l’échelle française pour concrétiser ses ambitions de métropole. De leur côté, les voisins belges de l’ouest du Hainaut et du sud-ouest de la Flandre se sentaient comme orphelins dans leur propre région: Tournai et a fortiori Mouscron sont éloignées de Namur et le «losange flamand», le cœur économique de la Flandre, ne s’étend pas plus loin que Gand.
Une union des forces transfrontalière devait être profitable à tous. Et quel meilleur endroit existait-il, pour manifester cette ambition de constituer une métropole transfrontalière, que la frontière même, sur la plus importante autoroute internationale de la région, au point de rencontre géographique entre la France, la Flandre et la Wallonie?

Un quart de siècle plus tard, Rekkem demeure un sujet délicat dans la collaboration transfrontalière. Des lois strictes, des objections pratiques et de banales divergences de vues ont eu raison de tous les beaux plans. Très vite, il est apparu que la réaffectation d’un tel site n’était pas si simple. Le lieu reste en effet une frontière nationale sur l’axe de transport routier le plus fréquenté entre la France et la Belgique, ce qui veut dire, entre autres, que les services de police des deux pays tiennent à y garder leur mot à dire.
La volonté de collaborer s’est par ailleurs avérée une condition nécessaire mais pas suffisante pour parvenir à des résultats. Si l’idée d’un pavillon des langues comme vitrine d’une région frontalière entre deux pays, deux langues et trois régions, a pu atteindre un stade avancé, la frilosité -principalement française- a fini par y faire obstacle.
La pierre d’achoppement majeure a cependant été de nature pratique. De fait, une zone asphaltée en bordure d’autoroute n’est pas exactement le lieu idéal pour attirer des employés, des visiteurs ou des curieux. La sécurité routière y représente un vrai casse-tête. Par exemple, comment faire passer les gens d’un côté à l’autre de l’autoroute? De surcroît, l’endroit est uniquement accessible en voiture. Or, en 2023, tout le monde ou presque s’accorde à dire qu’un transfert modal au profit de moyens de transport plus durables s’impose.
Par ailleurs, toute la région frontalière a besoin d’aires de stationnement et de repos sécurisées et bien aménagées pour le transport routier (international), notamment parce qu’il est interdit aux poids lourds de circuler sur les autoroutes françaises le dimanche. Il n’est donc pas fortuit que pratiquement tous les anciens postes-frontières situés sur les principales routes de transit aient été réaffectés au moins partiellement à cet usage. Ce n’est peut-être pas la réaffectation la plus prestigieuse qui soit, mais son utilité ne fait pas de doute, du moins tant que notre dépendance par rapport au transport routier ne faiblira pas. À Callicanes, la leçon a bien été apprise: un espace suffisant est réservé au stationnement des poids lourds, pendant que de nouvelles initiatives de toutes sortes ont la possibilité de prouver leur viabilité dans un bâtiment modulaire temporaire offrant 100 m2
d’espace utile.
La frontière ne disparaît pas complètement
Du fait de l’aménagement de complexes douaniers sur les grandes routes internationales, les activités frontalières traditionnelles -contrôler, déclarer, tamponner- étaient déjà sur le déclin dans la plupart des villages et hameaux frontaliers avant 1993, année de suppression des contrôles aux frontières au sein du marché commun européen. Le destin qu’ont ensuite connu ces localités varie d’un cas à l’autre.
Il est frappant de voir à quel point le commerce typiquement frontalier semble se dérouler essentiellement du côté belge
La nouvelle affectation du bureau de douane situé entre La Panne et Bray-Dunes est digne d’un scénario de film: une boutique de pralines! Le cliché de l’esprit commercial qui caractérise la Flandre-Occidentale se voit là confirmé dans toute sa splendeur. À moins de trois kilomètres de la frontière, côté belge, on trouve également un pépiniériste, ainsi que le célèbre parc d’attractions Plopsaland. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point le commerce typiquement frontalier semble se dérouler essentiellement du côté belge, comme c’est le cas au mont Noir à Westouter, au Bizet à Ploegsteert ou aux Baraques à Menin. Sauf à tenir compte des chaînes d’hypermarchés françaises que l’on retrouve un peu plus loin de la frontière. Grande-Synthe (près de Dunkerque) et Roncq (entre Tourcoing et Lille) sont en effet des destinations que beaucoup de Belges trouveraient les yeux fermés, même sans GPS.
Étant donné que la frontière traverse principalement des régions rurales, de nombreux villages et hameaux frontaliers lui doivent en grande partie leur existence. Un poste-frontière assurait une présence humaine, qui se manifestait en premier lieu par des douaniers et des agents chargés de dédouaner les marchandises pour les commerçants et les transporteurs. Cette présence attirait à son tour des cafés-restaurants, car le personnel et les voyageurs de passage avaient faim et soif. Tout comme leurs chevaux, et plus tard leurs voitures et camions. Abele est un exemple typique de ces villages. La construction de la ligne de chemin de fer reliant Courtrai à Hazebrouck, dans la seconde moitié du XIXe siècle, y a encore renforcé cette activité.


© Christophe Boval
La suppression de cette même ligne de chemin de fer, la construction d’une route importante sur le tracé de l’ancienne voie ferrée et l’installation du nouveau poste-frontière à Callicanes ont ensuite fait disparaître l’activité frontalière du village. Le bâtiment de l’ancienne douane, ’t Kommiezenkot, a un temps abrité une maison d’hôtes. Devant la porte, au niveau de la rue, une ancienne barrière routière rappelle le temps jadis. Mais aujourd’hui, c’est plutôt la barrière de la langue que les villageois s’efforcent de surmonter. Ainsi, en été 2022, ils ont organisé «L’Abelle Vue», une rencontre ouverte à tous dans une prairie située du côté français de la frontière.
Il n’y a qu’entre Armentières et Menin qu’une frontière naturelle est clairement visible: la (vieille) Lys. Et c’est précisément là que la frontière a scindé en deux des communautés préexistantes. Les communes de Warneton, Comines et Wervicq s’étendaient en effet de part et d’autre de la Lys. À Warneton et Wervicq le centre historique se trouvait du côté nord, en Belgique actuelle, tandis qu’à Comines, il se trouvait du côté français. L’«autre côté» est ainsi resté comme orphelin, ce qui est toujours bien perceptible aujourd’hui dans les communes françaises de Warneton et Wervicq-Sud, qui tiennent plus d’un ensemble de rues que d’un véritable village. La commune belge de Comines, quant à elle, ne possède pas le cachet historique de son homonyme française située sur l’autre rive de la Lys.

© Communauté de Wervicq-Sud
La frontière, et plus particulièrement le travail frontalier massif qui a existé entre 1850 et 1950, a généré une activité très dynamique à Wervicq pendant cette période. Des centaines de travailleurs de Flandre-Occidentale gagnaient leur vie à l’usine textile Cousin, à Wervicq-Sud. Des centaines d’autres, voire des milliers, franchissaient la Lys pour aller travailler aux usines textiles de Houplines, Tourcoing et Roubaix.
Dans la Brugstraat ou rue du Pont, qui menait au pont sur la Lys, plus aucune trace de ce passé ne subsiste. Tout le bâti de la rue a disparu pour faire place à une rampe d’accès au nouveau pont, qui a été surélevé pour permettre le passage de bateaux plus volumineux et plus chargés en hauteur, ce qui répond au projet Seine-Nord. Le transport fluide, et de préférence pas seulement routier, est essentiel dans l’Europe sans frontières. Ou plutôt sans contrôles aux frontières.