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La négation dans le flamand de France: “Dat mens ze kon niet een woord Frans”

Par Melissa Farasyn, traduit par Jean-Marie Jacquet
7 avril 2021 7 min. temps de lecture Le flamand de France sous la loupe

Melissa Farasyn est linguiste à l’UGent et étudie en tant que chercheuse postdoctorale certains aspects du flamand de France. Dans ce deuxième article, elle se penche sur la négation composée.

Lorsqu’on étudie des aspects linguistiques du flamand de France, on s’interroge souvent sur l’influence des contacts avec une autre langue. La situation linguistique dans le nord de la France est en effet tout autre que celle des autres dialectes sud-néerlandais, vu que la langue vernaculaire de la région est le français.

C’est pourquoi, dans la linguistique d’aujourd’hui, les locuteurs du flamand de France sont appelés heritage speakers («locuteurs patrimoniaux»). Cette appellation est utilisée pour désigner les locuteurs de toutes sortes de langues minoritaires et/ou menacées qui grandissent ou ont grandi dans une famille où l’on parle une langue autre que celle dont l’usage est dominant en société.

Une caractéristique frappante du flamand de France est la négation composée

Ce qui est remarquable chez les heritage speakers, c’est que, jusqu’à un certain point, ils sont bilingues. Le bilinguisme de la plupart de ces locuteurs peut être qualifié d’ «inégal»: l’une des deux langues est dominante, l’autre plus faible. Le rapport entre les deux langues évolue durant la vie du locuteur et varie en outre d’une personne à l’autre.

Une caractéristique frappante du flamand de France, qui fait que beaucoup pensent tout de suite au (contact avec le) français, est la négation composée. On trouvera ci-après différents exemples de ce phénomène dans des phrases énonciatives. En (1), il s’agit d’une combinaison des particules négatives en et niet, en (2), d’une combinaison de en, nooit et geen.

(1) het en is niet
genoeg gemoderniseerd (Oxelaere)
(traduction: ce n’est pas assez modernisé)

(2) maar dat en is nooit geen zulke vis (Zuydcoote)
(mais ce n’est/il n’est jamais aucun poisson semblable)

Quoique plusieurs éléments négatifs soient ici réunis, il ne s’agit pas de négations doubles (ou triples) qui s’annulent. Ce serait par contre le cas dans une phrase telle que la (3) ci-dessous pour la majorité des locuteurs du néerlandais standard actuel.

(3) Lien heeft nooit geen
commentaar op iets.
(Il n’arrive jamais que Lien n’ait pas de commentaire sur quelque chose.) En clair: Lien a toujours quelque commentaire sur quelque chose.

La négation composée en flamand de France fait penser à la négation en français (écrit), où se combinent les particules n(e)
devant le verbe conjugué et pas derrière celui-ci.

(4) Il n‘était pas assez modernisé.

Cette similitude n’est cependant pas due au contact, relativement récent, avec le français. Durant les dernières décennies, beaucoup a été écrit sur la négation en néerlandais. Ces études nous apprennent que le néerlandais et ses dialectes ont été, au cours des siècles passés, soumis au «cycle de Jespersen».

Le néerlandais n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas: d’autres langues germaniques (p. ex. le haut-allemand et le bas-allemand), des langues romanes (p. ex. le français et l’italien), mais aussi des langues celtiques comme le gallois ont été concernées par ce cycle.

Le cycle de Jespersen révèle plusieurs stades que parcourt une langue au point de vue de la négation. La langue passe d’un système à une seule particule négative devant le verbe (comme en ancien néerlandais) à un système à négation composée (comme en moyen-néerlandais). À ce stade, en est complété par un adverbe négatif tel que niet, qui renforce la négation ou marque une insistance. Lors d’une phase suivante, la langue retourne à un système à un seul élément exprimant la négation, en l’occurrence niet qui remplace en.

Il va de soi que cette description est une simplification. Les différents types coexistent durant diverses périodes, et il existe en outre des différences suivant la région ou en fonction du contexte syntaxique. Ainsi par exemple, avant de disparaître en néerlandais, en subsiste d’abord comme option pendant un certain temps.

Bien qu’aucune étude détaillée en termes de corpus n’ait encore été réalisée au sujet de la fréquence des différents types de négation en flamand de France, les transcriptions du corpus oral de 91 lieux de Flandre française dans les années 1960 montrent clairement que le flamand de France se trouve dans une phase de transition.

Bien que fréquente, la négation composée n’est pas le seul type de négation que nous y rencontrons. On y trouve fréquemment aussi des phrases négatives comportant uniquement des particules telles que niet
ou geen (5) ou des adverbes de négation comme nooit et nergens (6), sans que le verbe soit précédé de en.

(5) wijder klappen gaarne ons Vlaams maar we leren het niet in de school (Bray-Dunes)
(nous aimons parler notre flamand mais nous ne l’apprenons pas à l’école)

(6) pertang wijder we hebben nooit anders of Vlaams gekund (Steenvoorde)
(pourtant nous n’avons jamais su autre chose que le flamand)

Souvent, dans les enregistrements, les locuteurs mélangent les deux systèmes. On relève de très nombreux cas de propositions reliées par une conjonction où la première comporte un autre type de négation que la seconde. Souvent, de surcroît, la particule en devant le verbe est maintenue lorsque la phrase débute de manière explétive par un «sujet apparent» het, là où le néerlandais demande er.

(7) [de jonge mensen en
werken niet] en [de oude kunnen niet meer] (Armbouts-Cappel)
(les jeunes ne travaillent pas et les vieux ne le peuvent plus)

(8) ik kan niet overlaten… het en is niemand meer die dat leert eni (Oxelaere)
(je ne peux confier … ce n’est/il n’y a plus personne qui apprend cela, n’est-ce pas?)

Dans certains cas, on rencontre encore la négation simple en devant le verbe, principalement dans des répliques avec doen
et zijn.

(9) Intervieweur: ‘maar er zijn dan toch nog heel wat herbergen?’
– bè het
en doet (Saint-Jans-Cappel)
(Question: mais il y a encore pas mal d’auberges? – réponse: ben non)

(10) Intervieweur: ‘Zo blijf je jong hé?’
– ja het en is (Zuytpeene)
(Question: On reste jeune, comme cela? – réponse: oui)

Les phrases dans lesquelles on attend geen en néerlandais forment une catégorie à part. En flamand de France, ce geen alterne souvent avec niet een (een non accentué). Si ce genre de phrase est possible en néerlandais, ce n’est qu’avec un een prononcé één. La combinaison niet een se retrouve fréquemment dans les données du corpus, mais non accompagnée de en.

De plus, elle se présente surtout en liaison avec des termes exprimant les choses en réduction, par une forme de synecdoque: mot (mis pour phrase/langue) ou petite monnaie (au lieu de billet/somme d’argent) par exemple.

(11) dat mens ze kon niet een woord Frans (Vleteren/Flêtre)
(cette personne ne connaissait pas un mot de français)

(12) verkopen maar het was daar niet een frank (Buysscheure)
(vendre mais ce n’était/il n’y avait pas un franc)

Cet usage est intéressant, car ce sont précisément des mots de ce genre, également appelés en néerlandais ‘minimaliseerders’ (minimalisateurs), qui, au fil de l’histoire de la langue, ont parfois été réinterprétés pour faire office de négateurs se substituant aux particules de négation originelles.

Le français pas est un exemple. Il a perdu sa signification purement lexicale (le «pas» de la marche) pour être utilisé de manière plus idiomatique et finalement réinterprété comme un élément jouant le rôle de négateur. À telle enseigne que le français parlé laisse souvent tomber le n(e) pour ne garder que pas comme marque du négatif.

La négation est un bel exemple du lien que nous pouvons faire entre le flamand de France et le français. Si le contact entre langues n’est pas nécessairement à l’origine des similitudes que nous rencontrons, celles-ci peuvent très bien, par contre, être à la base du fait que la négation composée s’est maintenue de façon durable en flamand de France.

La présente étude est financée par une bourse de recherche postdoctorale accordée à Melissa Farasyn par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek Vlaanderen (FWO 12P7919N).

Bibliographie
Breitbarth, Anne, Christopher Lucas, and David Willis. 2020. The History of Negation in the Languages of Europe and the Mediterranean: Volume II: Patterns and Processes. Vol. 40. Oxford: OUP.
Breitbarth, Anne, Melissa Farasyn & Liliane Haegeman. 2018. “’t En Is Niet Spijtig : De Distributie Van (niet Echt) Ontkennend en in Het Wichels.” In Woorden Om Te Bewaren : Huldeboek Voor Jacques Van Keymeulen. 11–24. Gent.
Hoeksema, Jack. 2002. Minimaliseerders in het standaard-Nederlands. Tabu 32, no. 3/4: 105-174.
Polinsky, Maria. 2018. Heritage languages and their speakers. Vol. 159. Cambridge: CUP.
Ryckeboer, Hugo. 1986. “Het hulpwerkwoord doen in replieken.” Vruchten van z’n akker. Opstellen van (oud-) medewerkers en oud-studenten voor Prof. VF Vanacker hem aangeboden bij zijn afscheid van de Rijksuniversiteit Gent: 321-337.
Van der Auwera, Johan. 2009. “The Jespersen cycles.” Cyclical change 35: 71.
Van der Horst, Joop M., & Marijke J. van der Wal. 1979. “Negatieverschijnselen en woordvolgorde in de geschiedenis van het Nederlands.” Tijdschrift voor Nederlandse taal-en letterkunde 95: 6-37.
Farasyn pasfoto

Melissa Farasyn

chercheuse postdoctorale du Fonds Wetenschappelijk Onderzoek - Vlaanderen (FWO) à l’Universiteit Gand. Ses recherches portent sur les variations et modifications syntaxiques dans des variétés germaniques non standardisées. Dans son projet d’étude actuel, elle s’intéresse principalement au flamand de France.

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