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L’architecte Louis-Marie Cordonnier, un géant des Flandres paradoxal

16 mars 2022 7 min. temps de lecture

Peu d’architectes ont autant marqué leur région que Louis-Marie Cordonnier (1854-1940), praticien prolixe installé à Lille, dont la carrière s’articula entre la fin d’un XIXe siècle profondément éclectique et les années 1930, empreintes de modernité. L’ouvrage que Bruno Vouters a consacré récemment à cet architecte constitue le premier jalon de la réévaluation d’une œuvre immense et d’un homme d’exception.

Lors de l’inscription des beffrois du Nord au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2005, les communications autour de l’événement n’avaient pas suffisamment souligné un fait singulier: sur les vingt-trois monuments listés, cinq étaient l’œuvre du même architecte, Louis-Marie Cordonnier. Construits entre 1880 et les années 1920 principalement, les tours de Loos, Dunkerque, Bailleul, Armentières et Comines sont les porte-étendards d’une carrière en tout point exemplaire. Le fait sera accentué lors de l’inscription du bassin minier sur les liste de l’UNESCO en 2012, comprenant encore une poignée d’édifices de l’architecte lillois.

Une figure incontournable à redécouvrir

Il est incontestable que Louis-Marie Cordonnier fut l’architecte le plus important du Nord et du Pas-de-Calais entre les années 1890 et 1930, auteur de plusieurs dizaines d’édifices, tant publics que privés, dont certains sont désormais des éléments incontournables du patrimoine architectural. Outre les beffrois cités, l’opéra et la chambre de commerce de Lille figurent en bonne place, aux côtés du mémorial de Notre-Dame de Lorette.

Né à Haubourdin d’un père également architecte, Louis-Marie Cordonnier va bénéficier d’une éducation de qualité, le portant vers l’école des Beaux-Arts de Paris, dans le prestigieux atelier André, où il glane essentiellement des récompenses en dessin d’ornements. Ces années de formation dans les années 1870, pour lui comme pour ses futurs confrères, sont celles de l’apprentissage forcené des codes classiques, lesquels sont complétés ponctuellement par des références variées (gothique, roman, voire orientalisme) en fonction des projets à imaginer et de leurs «caractères». La commande de l’époque impose aux architectes une grande souplesse dans la manipulation des styles, ce qui n’empêche pas Cordonnier de trouver lentement sa voie.

Son début de carrière est indéniablement tonitruant: popularité du beffroi de Loos (1883), premier prix du concours pour la nouvelle bourse d’Amsterdam (1885), triomphe de l’inauguration de l’hôtel de ville de Dunkerque (1897)… Ces succès contribuent à faire de lui la figure dominante d’un régionalisme architectural naissant, mais au côté d’autres confrères de sa génération, comme Alfred Newnham ou Albert Bouvy. Pendant la période de la Reconstruction après 1918, son régionalisme repose bien plus sur la rhétorique de ses discours, souvent enflammés, que sur des formules architecturales qu’il ne cesse en fait d’adapter et qui échappent régulièrement aux formes locales. À bien les examiner, il y a peu d’éléments réellement régionaux dans les églises de Bailleul ou de Béthune, jouant avant tout sur des références multiples.

De plus, son œuvre pour une clientèle privée, tout aussi importante mais plus confidentielle, et qui fut expurgée de son fonds d’agence déposé aux Archives départementales, empêchant ainsi toute investigation en profondeur, n’est jamais mise en regard des édifices publics. Bien plus que quelques villas sur la côte, ses nombreux hôtels particuliers, châteaux et sièges sociaux expriment une versatilité stylistique propre à satisfaire les clients les plus exigeants.

Une des clefs de la compréhension de son œuvre immense est bien celle du caractère à donner à un édifice, avant toute position dogmatique régionale. Si l’on associe légitimement Cordonnier au régionalisme, l’ensemble de sa production nous indique que ce n’était qu’un répertoire, certes essentiel, mais non exclusif. Cantonner l’architecte au Régionalisme est trop réducteur, car son champ de références est beaucoup plus vaste et son amour des Flandres prend des aspects extrêmement ouverts. S’y mêlent influences anglaises, normandes; styles gothique, roman et même Louis XVI; on devine régulièrement l’apport du moine-architecte Dom Bellot après 1918 et partout peut se lire la pratique d’une synthèse des formes comme des décors, propre à l’éclectisme du XIXe siècle auquel l’architecte restera finalement fidèle.

Pour autant, une lecture transversale de sa production pourrait faire émerger quelques points communs entre ses constructions régionalistes et ses édifices classicisants. On pourrait citer l’utilisation récurrente d’une trame sous-jacente dans la plupart de ses façades, qui guide fortement la composition des baies et des parties pleines, ou encore un usage finalement modéré des ornements sculptés au profit de modénatures accentuées, le tout modulé en fonction des moyens et des objectifs. C’est par ce type d’analyse que pourrait se dessiner un portrait plus précis de l’œuvre de l’architecte, en révélant l’essence du travail architectural, au-delà du seul aspect ou de l’amabilité des formes.

L’homme est finalement complexe: à une pratique éclectique que nous avons bien du mal à comprendre et lire aujourd’hui dans sa richesse, s’ajoutent des positions intellectuelles parfois contradictoires. Ainsi, Cordonnier fut un ardent défenseur des écoles de Saint-Luc, créées en Belgique par le baron Bethune en opposition aux systèmes académiques laïcs français, tout en étant lui-même un parfait représentant de ce système, en tant qu’enseignant à l’école régionale d’architecture dès sa création en 1905, puis membre de l’Institut à partir de 1911. Homme de réseaux divers, tiraillé entre des pôles fortement opposés comme le catholicisme ultramontain et le socialisme, amoureux de sa région mais réfugié à Paris en 1914, Louis-Marie Cordonnier fut bien un géant des Flandres, mais un rien paradoxal.

Un ouvrage très attendu…

Il faut donc s’étonner qu’aucun ouvrage n’ait été publié sur un tel architecte avant l’année passée… Si un mémoire de maîtrise (sur les hôtels de ville, en 1980) et une thèse (sur les aspects urbains de la carrière de Cordonnier père et fils, soutenue en 2009) sont consultables, rien n’avait été publié à destination du grand public, malgré l’exposition de 1985 et son catalogue depuis longtemps épuisé. Louis-Marie Cordonnier, l’infatigable bâtisseur, le livre de Bruno Vouters, assisté de Benoît Cordonnier, un des arrières petit-fils de l’architecte, vient donc enfin combler une lacune inexplicable.

Le parti des auteurs est clair: privilégier une histoire régionale, valoriser l’inscription d’un architecte dans son territoire, qu’il défendit corps et âme sa vie durant, faire revivre des histoires d’hommes et de femmes au service de communautés souvent éprouvées par la Grande Guerre et tenter d’évoquer l’actualité de bâtiments qui font encore notre quotidien.

L’ouvrage bénéficie grandement de l’apport d’une iconographie en très grande partie inédite, notamment en ce qui concerne la vie familiale et professionnelle, et mêle abondamment archives et photographies récentes. Les citations de textes et discours de l’architecte donnent une couleur, un ton souvent proche de la profession de foi, aux nombreuses présentations de contextes, principalement ceux touchant aux villes reconstruites après 1918. On y découvre avec plaisir les multiples talents de l’architecte, dont celui pour la photographie, qu’il partageait d’ailleurs avec la plupart de ses confrères.

Il faut saluer l’enthousiasme des auteurs qui ont réussi à mobiliser les énergies dans la région, signe de l’intérêt pour l’architecte et ses œuvres, car beaucoup de municipalités ont participé à la publication.

… mais une approche perfectible

En revanche, la structure de l’ouvrage est une curiosité, visiblement tributaire du mode de financement de l’ouvrage: les travaux de l’architecte y sont présentés par secteurs géographiques, de la côte au bassin minier, puis ville par ville. L’œuvre de Cordonnier est donc insérée au sein de chapitres qui se lisent souvent comme des reportages sur des villes, présentées avec d’abondantes anecdotes d’histoire locale et de citations souvent redondantes sur le fond. Le tout est ponctué de nombreux témoignages de personnalités, dont le statut et l’intérêt laissent perplexe et qui encombrent inutilement la présentation: avis passionnés certes, mais très peu informatifs. Ces textes finissent de placer le livre dans un genre hybride, entre guide d’une œuvre architecturale bien située (la division par secteurs et villes) et grand reportage sur le legs d’un architecte dont la plupart des édifices sont toujours en activité.

Certes, l’ampleur de la production de l’agence Cordonnier défie les formes de la monographie, et les choix éditoriaux de Bruno Vouters sont compréhensibles. Mais fallait-il se limiter à quelques ouvertures vers des réalisations en dehors des Flandres, comme la basilique de Lisieux ou le Palais de la Paix à La Haye? Ces deux édifices, pourtant majeurs dans la carrière de l’architecte, n’ont droit qu’à quatre maigres pages… Quid du concours de la bourse d’Amsterdam, sans qui la chambre de commerce de Lille ne serait pas ce qu’elle est? Et comment expliquer l’absence de la demeure même de l’architecte dans la partie consacrée à Lille?

La vision de l’œuvre de Cordonnier est ainsi rendue difficilement compréhensible dans son évolution, l’absence de discours chronologique ne permettant pas d’expliquer clairement le parcours d’un professionnel, sa lente ascension institutionnelle, l’importance de ses participations à des concours internationaux, ni les mutations progressives de sa conception de l’architecture et de l’usage des styles.

Si le public appréciera sans conteste les évocations historiques et la mise en valeur de l’histoire de certaines villes, les amateurs d’architecture, eux, resteront un peu sur leur faim. Le grand livre que mérite Louis-Marie Cordonnier et sa carrière exceptionnelle attend toujours d’être écrit.

Pour en savoir plus:
Bruno Vouters et Benoît Cordonnier, Louis-Marie Cordonnier, l’infatigable bâtisseur,
ateliergaleriéditions, Aire-sur-la-Lys, 2021.
Théâtre et architecture. Louis-Marie Cordonnier, catalogue de l’exposition, École d’architecture de Lille et des régions Nord, 1985.
Diana Palazova-Lebleu, «La place de Louis-Marie et Louis-Stanislas Cordonnier dans les évolutions architecturales et urbanistiques en Europe septentrionale, 1881-1940», thèse en histoire de l’art, sous la direction de François Robichon, université de Lille, 2009.
Gilles Maury

Gilles Maury

architecte, maître de conférence à l'ENSAPLille

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