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arts

Augustin Goovaerts, bâtisseur de palais à Medellín

Par Peter Daerden, traduit par Nathalie Callens
24 août 2020 10 min. temps de lecture

Églises, écoles, hôpitaux et même abattoirs et prisons, … Augustin Goovaerts les a tous conçus, voire à plusieurs reprises. Cependant, l’architecte né à Bruxelles est à peine connu en Belgique. Augustin Goovaerts s’est surtout taillé une réputation dans l’entre-deux-guerres avec des grands projets en Colombie. C’est pourquoi l’historien Peter Daerden s’est rendu en Amérique latine pour redécouvrir ce bâtisseur de palais.

Augustin Goovaerts est né en 1885 dans une famille d’artistes – son père Alphonse était compositeur et musicologue. À la fin de ses études d’ingénieur-architecte, il commença d’emblée à collaborer avec des confrères déjà connus tels que Edmond Serneels et Victor Horta. Une photo de Goovaerts de l’époque montre un jeune homme solide, présentant quelques traits de dandy et arborant un nœud papillon et une barbichette un peu frivole. Par-dessus son très haut col en celluloïd, il regarde l’avenir de manière confiante car la vie semble le combler de succès.

Mais la belle époque touche à sa fin en 1914. Au début de la Première Guerre mondiale, Goovaerts se porte volontaire dans l’armée belge. Lors d’une bataille à Duffel, dans la province d’Anvers, il est blessé et évacué vers un hôpital militaire à Calais. Au lieu de retourner au front, il restera en France pour enseigner à des soldats belges.

En 1916, Goovaerts se marie à Liverpool avec Marie Desmet. Le couple ne tarde pas à avoir deux enfants. Jusqu’en 1919 la famille vit à Vernon, une petite ville dans la vallée de la Seine. Après la guerre, il n’y avait hélas pas beaucoup de travail pour les architectes en Belgique, alors que Goovaerts avait femme et enfants à charge. Un hasard de la vie le mit en contact avec Henry Jalhay, consul de Colombie en Belgique. Et que découvre-t-on? Le prédécesseur de Jalhay, le Colombien Pedro Nel Ospina, était précisément à la recherche d’un architecte pour rénover sa ville de Medellín et y faire ériger des bâtiments publics. Ospina n’était pas le premier venu, c’était un politicien influent qui, quelques années plus tard, fut même élu président de la Colombie. Il garda d’ailleurs un excellent souvenir de ses années de service en Belgique, où ses enfants avaient été scolarisés pendant quelques années.

«Pour comprendre le choix de Goovaerts, il faut comprendre le pays lui-même», m’explique l’historien Luis Fernando Molina Londoño dans la capitale de Bogotá. «La Colombie est un pays très conservateur et Antioquia, le département où Goovaerts était censé travailler, était le plus conservateur de tous. C’était déjà ainsi il y a cent ans, et depuis, rien n’a changé.» Il m’observe avec un sourire en coin que je qualifierais de bienveillant, étant lui-même originaire de la région. «Goovaerts fut perçu comme un catholique respectueux du pouvoir en place, peu enclin à la rébellion et aux caprices. Modernización sin modernidad était le slogan de l’époque. Le Belge collait parfaitement à cette image.»

Goovaerts saisit sa chance des deux mains. Il fit le voyage avec femme et enfants jusqu’à Medellín, qu’il rejoignit le 20 mars 1920. Arrivé sur place, il travailla de manière acharnée, dans des conditions difficiles – j’essaye de m’imaginer le géant belge, ruisselant de sueur dans son atelier sans eau courante, avec des plafonds rongés par les termites, son corps plantureux en proie aux puces et aux moustiques.

Le Gaudí de Medellín

Ma visite de Medellín prend son départ au centre-ville. Des étages supérieurs du Palacio de la Cultura Rafael Uribe Uribe j’ai une belle vue panoramique sur la Plaza de las Esculturas. Dans le bâtiment adjacent, le Museo de Antioquia, toujours sur la même place, je visite la riche collection de tableaux de Botero: le peintre tend un miroir ironique de la bourgeoisie colombienne.

En quittant le musée, je suis la Carrera 52, en passant par l’ancienne église Veracruz jusqu’à ce que je voie pointer plus loin des tourelles à bulbe avec leurs éclats métalliques sous le soleil. L’ancien bâtiment public du Palacio Nacional est à présent occupé par des boutiques de vêtements de sport et de loisirs. Selon les coutumes en Amérique latine, les vendeurs sont assez zélés et une armada de ¡a la orden!
me sifflent aux oreilles. Ce bâtiment aux multiples arcades sur plusieurs étages cache cependant un côté plus lugubre. Je lirai plus tard que l’endroit est très prisé pour se lancer dans le vide et se donner la mort à partir de l’étage supérieur.

Je pénètre maintenant de plain-pied dans l’univers de Goovaerts – c’est une de ses créations les plus connues. Goovaerts est, toutes proportions gardées, de la même importance pour Medellín que Gaudí pour Barcelone. Son premier projet prestigieux, un luxueux complexe Art nouveau dans le centre-ville, a hélas disparu. Le bâtiment Gonzalo Mejía comprenait un hôtel et une salle de théâtre, le Teatro Junín, qui était avec ses quatre mille places assises le septième plus grand théâtre du monde. Lors de l’inauguration en octobre 1924, un orchestre, dirigé par Goovaerts lui-même, y joua l’hymne national colombien et on y projeta un film de Charlie Chaplin. Malgré les quarante-deux mètres qui séparaient le public de l’écran, la qualité de l’image avait été parfaite.

En 1968, le bâtiment fut rasé pour céder la place à la tour Coltejer, présence moderniste perçant le ciel du haut de ses 175 mètres. Il est particulièrement cynique que les constructions belges de l’époque de Goovaerts n’aient pas seulement été soumises à la destruction dans leur propre pays – lorsqu’on songe à ce qui a été démoli à Bruxelles de Horta et des siens – mais qu’elles aient subi le même sort à des milliers de kilomètres.

Au-delà de la capitale, Goovaerts a laissé son empreinte d’architecte dans toute la région – dans des communes aux noms poétiques connus tels que Anorí, Yarumal, El Limón, Titiribí, Copacabana ou encore Fontidueño, des lieux auxquels il accéda à dos d’âne faute d’autres moyens, car il n’y avait ni autoroute ni chemin de fer. Avec du temps et de l’argent, il y aurait moyen d’investir dans un nouveau réseau touristique, une espèce de Ruta Goovaerts, reliant tous les lieux où les Belges ont laissé leur empreinte. Quand j’ai décidé de visiter un de ces lieux, je me suis rendu compte à quel point ce serait une entreprise ardue. El Limón se trouve toujours parfaitement isolé, sans aucune desserte de bus, accessible seulement par une baladeuse motorisée, avançant comme une limace dans un tunnel de chemin de fer bientôt séculaire. Pourtant à la sortie du tunnel se déroule un vrai décor de cinéma. La petite gare au charme d’antan est quelque peu délabrée, les entrepôts d’autrefois ont disparu et aucun train n’y a été signalé depuis bien longtemps. Reste l’hôtel qu’avait fait ériger Goovaerts en 1921 pour les ouvriers qui creusaient le tunnel adjacent: seul vestige conservé, avec ses portes, balcons et balustrades dans une tache rouge incarnat qui se fait caresser par le soleil et forme un beau contraste avec la végétation. La surprise de la trouvaille surgit comme un mirage dans un no man’s land, et quelque chose me bouleverse d’être ici, à cet endroit.

Une Bruges américaine

Tant qu’il travaillait pour le compte de particuliers, Augustin Goovaerts pouvait dormir sur ses deux oreilles. Mais pour les grands projets d’Etat, plus lents à être lancés et de style plus académique, il y avait davantage d’embûches. Le palais du gouvernement, le Palacio de Calibío était ainsi censé devenir l’épreuve de maître de Goovaerts: il avait conçu un projet de cinq étages avec 315 bureaux, un grand salon pour le parlement et une résidence pour le gouverneur. Plus tard, le palais devint un centre administratif et fut rebaptisé Palacio de la Cultura Rafael Uribe Uribe. En flânant par les couloirs étroits, sous des arcades néogothiques à éclairage Art déco, entre des colonnes blanches et solides, décorées de motifs floraux et le long de portes en bois élancées, ornées de sobres vitraux, c’est toute une époque qui s’ouvre à nous. La question qui ne cesse de me tarauder alors est de savoir sous quelle latitude on peut aujourd’hui encore être à ce point submergé par l’entre-deux-guerres européen?

Le palais fait aujourd’hui la fierté de Medellín et est un haut lieu du tourisme. Or, les contemporains de Goovaerts étaient loin d’être conquis par le projet et le considéraient comme une enflure du plus mauvais goût, souillant le sol colombien. La presse libérale relayait ainsi une polémique de plus en plus déchaînée. On reprocha à Goovaerts d’avoir des opinions dépassées sans aucun lien avec la culture et la vie locales. Pour se démarquer de la ville figée de Bogotá, on voulait ériger des bâtiments publics fonctionnels, adaptés aux temps modernes où devait régner la raison. Mais qu’obtenait-on? Du néogothique! Des murs moyenâgeux! Des tours ressemblant à des églises! Les critiques s’en prenaient à l’homme, imprégnées d’un nationalisme et d’un anticléricalisme à peine voilés. Le journal El Heraldo de Antioquia critiquait «l’opinion extrêmement bornée» de l’intrigant belge. Un parlementaire exprima sa crainte que Goovaerts ne soit en train de transformer la ville en «Bruges américaine». Le poète colombien le plus influent, León de Greiff, désigna le nouveau bâtiment du gouvernement de manière dénigrante comme «l’abbaye de Goovaerts». On disait que dans la conviction qu’il y avait une église en construction, on voyait souvent les passants se signer en arrivant devant le site. Le célèbre peintre Pedro Nel Gómez qualifia la construction de «pudibonde».

Goovaerts fut également la cible des caricaturistes, victime bienvenue avec ses 90 kilos et sa stature de colosse pour les normes locales. Il était profondément blessé dans son honneur, mais le solide gaillard se ressaisit et, imperturbable, il se remit à la tâche.

En 1928, l’empreinte de Goovaerts sur Antioquia était devenue indélébile. En tant qu’ingénieur-architecte, il avait conçu 74 écoles et collèges, 6 abattoirs, 12 prisons, 7 hôpitaux et 17 monuments et parcs. Il avait été impliqué dans la conception et la construction d’une trentaine de constructions religieuses. Deux projets monumentaux étaient en voie de construction: le Palacio Nacional et le colossal Palacio de Calibío. En outre, Goovaerts se fit en Colombie le tuteur et le mécène de jeunes architectes. Il permit même à l’un d’entre eux d’étudier à ses frais à Bruxelles.

La tempête de critiques ne s’était pourtant pas calmée, et il se peut que sa motivation ait été finalement entamée. Le 30 juillet 1928, il écrivit sa lettre d’adieu «le cœur plein d’affection pour la Colombie».

En Belgique, Goovaerts travailla à quelques nouveaux projets, moins spectaculaires. Le 15 août 1939, il succomba aux suites du paratyphus et d’une leucémie.

Deuxième miracle

Au plan international, Goovaerts est resté un architecte inconnu. Ses œuvres majeures – souvent mutilées, inachevées ou tout simplement démolies – se situaient dans une région qui n’attiraient ni l’attention ni les touristes. En Colombie, on se désintéressa de Goovaerts jusqu’à la fin des années 1980. Lorsque ses derniers grands travaux furent menacés de démolition, se manifesta enfin une opposition qui aboutit en 1988 au début de la restauration du Palacio de Calibío.

Entre-temps, la ville jadis paisible de Medellín était en proie à une spirale de violences impitoyables, de guerres de bandes, d’enlèvements et d’attaques à la bombe. Au milieu de toute cette misère, un jeune historien, Luis Fernando Molina Londoño, se chargea de sauver l’architecte de l’oubli. Il réussit à retrouver la trace des descendants de Goovaerts en Belgique. Lorsqu’il arriva pour la première fois en Belgique en 1992, il fut reçu de manière quasi théâtrale: le drapeau colombien fut déroulé et les haut-parleurs diffusaient l’hymne national. L’événement est toujours gravé dans sa mémoire: «J’étais complètement surpris, les larmes coulaient sur mon visage.»

Dans une lettre datant de 1991, pour sa première visite, les Goovaerts avaient exprimé leur étonnement quant au jeune âge du chercheur colombien. Dans sa réponse, Molina expliqua dans quelles circonstances il était amené à vivre et à travailler: « À propos de ma photo et du commentaire sur ma jeunesse, je voudrais vous dire que le taux de mortalité chez les jeunes est très élevé à Medellín. Je crois même qu’avec mes trente ans, je peux me considérer comme ‘vieux’. En Colombie, il est commun de voir, sur les murs des villes, ce graffiti : ‘Christ vit… par miracle’.»

Depuis, les années ont passé et la sérénité semble revenue à Medellín. Le monde a redécouvert la ville, où il est étonnamment agréable de séjourner et les aimables Paisas vous accueilleront à bras ouverts. Le nom de Goovaerts ressurgit de temps à autre dans les guides de voyage et les brochures d’information. Qui plus est: les visiteurs de l’ancien Palacio de Calibío reçoivent à présent en prime une exposition permanente sur le géant belge. Goovaerts n’est donc plus un illustre inconnu. C’est peut-être là un deuxième miracle.

Sources consultées:
Archives de l’école supérieure des arts Saint-Luc à Bruxelles, le journal de la famille Goovaerts et Molina Londoño, Luis Fernando, Agustín Goovaerts y la arquitectura colombiana en los años veintes, Bogotá, 1998.
Peter Daerden

Peter Daerden

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