L’artiste Cindy Bakker navigue entre les couleurs
L’artiste néerlandaise Cindy Bakker (°1989) est particulièrement habituée au langage visuel et aux matériaux de la production de masse. On trouve souvent dans ses peintures, ses installations et ses sculptures à première vue abstraites, un élément à la fois familier et difficile à identifier. La couleur joue un rôle crucial à cet égard.
© Almicheal Fraay
On peut tout simplement admirer ce grand rectangle jaune au milieu de la pièce, souligne Cindy Bakker. D’après son expérience, une partie du public aimerait en savoir plus sur son travail, tandis qu’une autre aurait préféré se passer d’explications. Ce rectangle était une œuvre du projet According to the Rules (2018), accueilli par la plateforme artistique Witte Rook
(Breda). Il ne vous est pas nécessaire de découvrir que cet espace était autrefois une prison pour jeunes. Vous n’avez pas non plus à savoir que c’est avec ce même jaune, qui rend les ambulances si reconnaissables, que Bakker apporte rétroactivement une note de bienveillance et de tendresse à cet espace. Il vous est également loisible de vous abandonner à l’abstraction et de lui prêter votre propre interprétation.
Marquer l’espace de son empreinte
Avec Bakker, nous ne sommes jamais loin des avant-gardistes de l’abstrait. Pensons par exemple à l’art minimaliste et à l’artiste Ellsworth Kelly (1923-2015), un Américain qui a œuvré à l’intersection de la peinture et de la sculpture. L’artiste néerlandaise le considère comme l’un de ses plus grands héros. Bakker s’éprend de la façon dont ses sculptures aux formes épurées, composées d’une ou deux couleurs seulement, empreignent substantiellement l’espace, comme tout récemment dans le jardin de sculptures du Rijksmuseum d’Amsterdam en 2021.
Les similitudes entre Kelly et Bakker sont nombreuses: leur manière de jouer avec les volumes et les surfaces, mais aussi les couleurs appliquées en aplat, à l’allure plus mécanique qu’expressive. Kelly a souvent opté pour une production industrielle de ses œuvres, en raison de leur format parfois gigantesque. Bakker se tourne elle aussi de plus en plus fréquemment vers la sous-traitance; c’est notamment le cas de sa grande installation publique The Splash (2021, exposée dans l’espace public de Rotterdam). Les grandes étendues de couleur sont frappantes, sans être totalement abstraites: on y discerne immédiatement une piscine.
© Pim Top et Lars van den Brink
Signal sans contexte
Bakker ne se considère ni comme une artiste abstraite ni comme une artiste figurative. Elle doute même de l’existence de cette dichotomie. En effet, même si cela n’est pas flagrant, son art s’inspire souvent du monde extérieur. Quelques instants vous seront peut-être nécessaires avant que vous reconnaissiez le jaune de According to the Rules (ou vous passerez le reste de la journée à vous demander pourquoi il vous semblait si familier). De toute évidence, Bakker ne représente pas l’ambulance proprement dite, mais uniquement sa couleur, ou plus précisément: le signal qu’émet cette couleur.
© Maylan van der Grift
Les couleurs ont un impact de taille sur la façon dont nous naviguons dans notre quotidien. Un rectangle vert évoque presque immédiatement une poubelle. Notre réaction au rouge est tellement primaire qu’elle appelle à la prudence, raison pour laquelle nous freinons à un stop. Mais nous en souviendrons-nous à la vue de ces mêmes couleurs dans un hall d’exposition, pratiquement dénué de tout contexte? C’est un tiraillement qui intrigue Bakker.
Le langage figuratif de la production de masse
Autre question récurrente: peut-on réellement faire de l’art en toute autonomie si l’on utilise le langage visuel de la production et du design de masse? Avant d’obtenir son master en beaux-arts à l’école d’art et de design St. Joost de Bois-le-Duc (‘s-Hertogenbosch), Cindy Bakker a suivi un cursus Lifestyle & Design à l’Académie Willem de Kooning de Rotterdam. Alors qu’elle avait apprivoisé le design, elle avançait en revanche en terrain pour ainsi dire inconnu en matière d’art autonome.
Par exemple, elle n’avait jamais touché à une toile avant de commencer son master. Ces deux années lui ont permis de découvrir la pratique, mais aussi la théorie de l’art. Entretemps, elle a commencé à explorer le potentiel de la sculpture et de la peinture, mais n’a jamais vraiment adopté l’esprit d’une peintre. Elle se considère plutôt comme une créatrice d’objets et recherche les matériaux adéquats à cet effet, ce qui est parfois inhabituel dans l’art. Elle souhaite une surface brillante? Dans ce cas, elle aura besoin de caoutchouc ou d’acrylate coulé.
Des serpents bleu et jaune sillonnant le paysage
Bakker aime conjuguer les supports et semer ainsi le doute dans les esprits: s’agit-il d’une sculpture, d’une installation, d’une peinture ou d’une pièce de design? Si on lui dit qu’on aurait pu créer une pièce similaire soi-même, l’artiste y entend un compliment. La simplicité d’un objet rime souvent avec son intensité. Elle cite l’exemple de la NS, la plus grande société de transport des Pays-Bas. L’identité visuelle de l’entreprise est fortement caractérisée par la combinaison du jaune et du bleu.
Elle compare les trains de la NS à d’énormes serpents sillonnant le paysage, de surcroît dans deux couleurs qui s’opposent. Il s’agit pourtant d’une scène extraordinairement familière pour de nombreuses personnes, précisément parce que cette combinaison de couleur est immédiatement frappante. En fin de compte, le train est, lui aussi, un objet qui embrasse et empreint l’espace au gré de son passage. Exception faite du mouvement, peu de choses séparent sans doute un train de la NS et une sculpture en plein air d’Ellsworth Kelly.
© Peter Cox
La simplicité peut même être si puissante qu’elle en devient déstabilisante. Copy Paste (2020), événement solo installé au sein de l’espace artistique TAC à Eindhoven, est l’une des expositions les plus célèbres de Cindy Bakker. Plusieurs peintures y étaient mises à l’honneur. Toutefois, le regard était principalement accroché par les sphères jaune vif au niveau du sol. Celles-ci s’inspirent d’objets similaires présents dans les parkings, en béton, faisant obstacle aux entrées indésirables. La répétition d’une telle forme crée un paysage très étrange. Bakker a donc marqué l’espace de son empreinte et est depuis de plus en plus souvent sollicitée pour des projets de ce type. Autre conséquence: elle reçoit régulièrement des photos de ces sphères, que beaucoup n’avaient pas remarquées auparavant.
Ceci n’est pas un mur d’escalade
Le moment où Bakker a raconté son premier solo muséal, au Kunsthal de Rotterdam, où elle habite, a marqué un réel tournant dans ma façon de regarder mon environnement. La couleur orange, véritable leitmotiv dans l’identité de la marque et dans le bâtiment proprement dit, fut le point de départ de son processus créatif. On réalise tout à coup l’omniprésence de l’orange: les panneaux informatifs, mais aussi l’écharpe et le bonnet assortis de la femme qui vient de passer la porte. Cette couleur est devenue le déclic du processus créatif de l’installation PLAY (2022) de Bakker.
© Bas Czerwinski
L’œuvre d’art est exposée dans une longue pièce tout en hauteur. Celle-ci ressemble davantage à un couloir qu’à un hall d’exposition traditionnel: un mur «normal» et, en regard, une paroi de verre. Rien n’est droit, on monte et on descend en empruntant une sorte de rampe. Bakker a donc imaginé une salle d’escalade, aux murs parsemés des prises typiques, colorées, pour les mains et les pieds.
Ces formes semblant abstraites en partie à cause de leurs couleurs sont en fait une transposition très concrète de la fonction qu’elles remplissent. Il faut en effet pouvoir y poser les pieds et les différentes couleurs doivent indiquer des parcours différents, en fonction du niveau d’escalade. Bakker a fixé à la paroi de «son» espace des formes colorées qui rappellent immédiatement ces murs. La différence avec la Kunsthal n’est pas si grande: on y suit également plusieurs itinéraires, d’une salle à l’autre, d’une exposition à une autre.
© Bas Czerwinski
La ressemblance avec une salle d’escalade a incité plusieurs touristes à se suspendre de tout leur poids à un élément. Les objets se sont avérés beaucoup plus fragiles qu’il n’y paraît: ce qui semble être du bois est en fait du polystyrène garni d’un revêtement multicouches. L’artiste souhaitait en effet que les objets aient l’air aussi lisses que la peinture d’une portière de voiture. Elle parvient à en rire, quoiqu’elle déplore les dégâts: elle pratique apparemment si bien le langage visuel de la production de masse que tout le monde n’y reconnaît pas encore l’art.
Une nouvelle œuvre d’art de Bakker sera dévoilée au printemps 2023 dans l’espace public, dans un parc d’Amstelveen. Elle présentera en outre une exposition solo en plein air, dans les jardins de la galerie Bart (Amsterdam) à l’occasion de l’Amsterdam Art Weekend 2023.
Le site web de Cindy Bakker