Le Grand Tour de P.C. Hooft: voyage en France et en Italie avec le futur grand écrivain du siècle d’or néerlandais
Comme beaucoup de ses jeunes contemporains issus des classes aisées, Pieter Corneliszoon Hooft a voyagé pendant plusieurs années à travers l’Europe. Des pérégrinations formatrices sur lesquelles revient l’ouvrage Tussen de regels van de Reis-Heuchenis: De Grand Tour van P.C. Hooft (1598-1601).
À partir de la fin du XVIe siècle, malgré tous les dangers qui pouvaient guetter les jeunes gens dans les contrées lointaines, les familles aisées envoyaient leurs fils faire le tour de l’Europe. Ce voyage d’initiation était appelé le «Grand Tour» dans une Europe où le français était encore largement parlé.
Pieter Corneliszoon Hooft (1581-1647) n’avait que dix-sept ans lorsqu’il a entrepris en 1598 son Grand Tour à travers la France, l’Italie et l’Allemagne. Durant son voyage, qui a duré presque trois ans, il a consigné ses expériences dans un carnet intitulé Reis-Heuchenis (Souvenir de voyage). Le jeune Hooft n’avait clairement pas l’intention d’être exhaustif, et encore moins de décrire ses sentiments dans ce carnet. En ce qui concerne les sites touristiques, il partait du principe que les gens pouvaient trouver les informations dans des guides de voyage, comme il les utilisait lui-même. Quant à ses impressions et sentiments, il les réservait à la correspondance abondante avec ses proches.
Cependant, dans les années 1970, ce carnet, aussi succinct qu’il soit, a inspiré Ine Legerstee, actuellement guide touristique à Venise, à refaire à vélo l’itinéraire décrit par Hooft. Près de cinquante ans plus tard, elle revient sur ce tour à vélo dans un ouvrage intitulé Tussen de regels van de Reis-Heuchenis: De Grand Tour van P.C. Hooft (1598-1601) (Entre les lignes du Souvenir de voyage: Le Grand Tour de P.C. Hooft (1598-1601)). Dans ce livre original, elle complète les notes de Hooft par des informations sur l’architecture, l’art et la vie urbaine autour de 1600. Les communautés «flamandes» et «allemandes» qui accueillaient Hooft dans les grandes villes commerçantes et universitaires retiennent également l’attention de l’autrice. Une partie un peu à part de ce livre est consacrée à la recherche d’une femme inconnue qui avait envoyé à Hooft, après son départ de Venise, une lettre écrite en français. Signée Isabella, la missive était accompagnée de deux sonnets.
Écrivain et homme d’État humaniste
La vie et l’œuvre de Pieter Corneliszoon Hooft se situent à la croisée des chemins entre, d’une part, la toute-puissance de l’Église catholique en Europe et, d’autre part, l’avènement de la Renaissance, de l’humanisme et de la Réforme, dans un contexte de prospérité croissante et de découverte de nouveaux continents. Hooft grandit dans une Amsterdam en pleine expansion où les langues du Nord et du Sud se mélangent pour former un nouveau néerlandais.
Fils d’un riche commerçant calviniste qui a aussi été bourgmestre d’Amsterdam, Hooft part pour son Grand Tour en 1598, après avoir fréquenté l’école latine. Destinations la France et l’Italie, où il entend acquérir une expérience commerciale, se frotter à l’emploi des langues étrangères et se faire une culture estimée nécessaire pour l’aristocratie et la classe supérieure. Ainsi, encore jeune, il s’imprègne des idées de la Renaissance dont il sera, en tant qu’écrivain et homme d’État, un des plus remarquables représentants dans les Provinces Unies. En tant qu’humaniste, il défendra l’indépendance des affaires de l’État vis-à-vis de la religion. En tant qu’ami d’Hugo Grotius, il prônera la paix par le droit.
En 1601, Hooft retourne chez lui par l’Allemagne, fait des études de droit, puis accepte des fonctions administratives et judiciaires prestigieuses qui lui laissent le temps pour s’instruire et écrire. En tant que bailli de Muiden et bailli de Gooiland, il vit l’été au château de Muiden et l’hiver à Amsterdam. Autour de lui se forme un cercle culturel d’importance, le Muiderkring.
Jan Adam Kruseman, De Muiderkring, 1852© Wikimedia Commons
Déjà très connu pour ses poèmes et pièces de théâtre, et toujours inspiré par l’Antiquité et l’Humanisme, il se consacre à partir de 1618 à une biographie de son contemporain, le roi français Henri IV (1) qu’il considère comme un monarque moderne exemplaire. Dans son portrait, il porte un jugement nuancé sur le fait qu’Henri a changé de religion pour des raisons politiques. Hooft soutient qu’un roi n’a de comptes à rendre qu’à Dieu. Le choix d’écrire l’histoire de la vie d’un individu en mettant l’accent sur la responsabilité d’un souverain, fait de Hooft un pionnier, car il n’existait encore aucune biographie «moderne» d’un personnage public en néerlandais. La biographie d’Henri IV parait en 1626 et vaut à Hooft en 1639 le titre de Chevalier français accordé par Louis XIII.
Les Histoires néerlandaises de P.C. Hooft, écrites dans le but d’immortaliser la guerre de Quatre-Vingts Ans alors toujours en cours.En 1628, convaincu de l’importance des connaissances historiques pour ceux qui gouvernent, il entame la rédaction des Histoires néerlandaises (2) afin d’immortaliser la guerre de Quatre-Vingts Ans qui est loin d’être terminée à ce moment. Cette immense œuvre en 27 tomes, au style et à la syntaxe inspirés par Tacite, que Hooft avait traduit en néerlandais, est non seulement louée pour sa qualité stylistique mais aussi pour la connaissance précieuse qu’elle fournit sur cette guerre fondatrice pour les Pays-Bas.
Hooft en France
Le jeune Hooft a dû se débrouiller pour se rendre en 1598 au bastion de huguenots qu’était alors La Rochelle: en raison de la récente promulgation de l’édit de Nantes, aucun bateau ne s’y rendait officiellement. Quel dommage qu’il ne mentionne pas ce genre de problèmes dans son carnet, soupire Ine Legerstede. Cette dernière ajoute que, compte tenu du contexte politique, il était probablement plus sûr pour lui de ne pas indiquer ce genre d’informations.
Hooft reste six mois à La Rochelle chez des commerçants membres de sa famille, pourtant aucune note dans son carnet n’en témoigne. De La Rochelle, il se rend à Paris via Poitiers et Tours avec deux autres «Flamands», indication alors employée pour les habitants des Pays-Bas du Sud comme du Nord. Le trajet passe par de nombreuses auberges et relais de poste offrant des services pour les voyageurs et les chevaux. Souvent, ils profitent des foires annuelles pour le négoce et l’ambiance.
Quand Hooft passe devant le monastère où Pierre Ronsard avait été prieur, il ne peut pas encore savoir qu’il allait devenir lui-même un digne successeur de ce grand humaniste et pétrarquiste
Hooft décrit, pour une fois «dans les moindres détails» selon Legerstee, les villes de Poitiers et Châtellerault ainsi que les châteaux le long de la Loire. Comme il était d’usage à l’époque, Hooft qualifie la ville de Tours et son environnement de «Jardin de la France». Dans la Touraine, il visite des grottes ainsi que l’abbaye médiévale de Marmoutier, qu’il qualifie de «mal entretenue», un euphémisme selon Legerstee. En fait, en 1562, les huguenots y avaient tout saccagé, incendié et pillé.
Toujours dans cette région, Hooft ne se rend pas compte qu’il passe devant le monastère où Pierre Ronsard avait été prieur. Il ne pouvait pas encore savoir qu’il allait devenir lui-même un digne successeur de ce grand humaniste et pétrarquiste, et encore moins qu’il allait contribuer autant au développement de la langue néerlandaise que Ronsard avait contribué à celui de la langue française.
Portrait de Pieter Cornelisz Hooft par Joachim von Sandrart, vers 1630-1700, collection © Wikimedia Commons
À ce stade du récit de voyage, Legerstee remarque déjà que Hooft se concentre beaucoup sur les souverains. Est-ce dû à ses guides de voyage ou a-t-il déjà l’idée d’écrire la biographie du roi? Ses notes sur Amboise, Blois et Chambord semblent refléter les paroles d’un guide, à l’exception des lignes qu’il consacre aux salles du château de Blois où les frères De Guise ont été assassinés. Le mot schoon (beau) revient très souvent pour qualifier les villes, les châteaux, les rues. Dans le Paris de l’époque, où le Louvre fait encore fonction de cour royale, Hooft remarque que Notre-Dame impose certes par sa taille mais est très mal entretenue. Il est probable que les feuilles d’or s’étaient écaillées et que les couleurs médiévales s’étaient estompées, comprend Legerstee.
À l’opposé, elle s’étonne qu’il qualifie ce qu’elle appelle «la merveille de l’architecture gothique», la Sainte-Chapelle, de cleen capelle (petite chapelle). À Saint-Denis, Hooft admire les vêtements dans lesquels Henri IV a été sacré roi et à Paris, il assiste à la commémoration de l’entrée du roi Henri IV qui, cinq ans plus tôt (1594), venait tout juste de mettre fin à la guerre civile. Le 10 avril 1599, Hooft note qu’il a aperçu dans une calèche le corps de Gabrielle d’Estrées, la maîtresse d’Henri IV, morte alors qu’elle portait d’enfant du roi.
En calèche, Hooft se rend par la suite avec d’autres voyageurs néerlandais à Nevers, puis à Lyon, une vraie métropole. À l’époque, Lyon était déjà passée d’un marché de marchandises à un marché de paiement et de change. Ils y arrivent au moment où commence la foire annuelle, lieu de rassemblement des commerçants venus des quatre coins du monde. En passant par la suite par Avignon, Hooft mentionne le fameux pont, ignorant que celui-ci s’effondrera en 1602 et ne sera plus jamais reconstruit. À Marseille, qui comptait peu d’habitants en raison d’une récente épidémie de peste, il admire le port mais constate qu’il y a peu de navires. Comme la flotte turque est au large de Marseille, il doit attendre un mois avant de pouvoir embarquer pour Gênes. Une fois arrivé, il doit attendre quatre jours en rade de Gênes dans un petit bateau, car on craint une épidémie de peste. La dernière chose qu’Hooft a vue de la France avant son long séjour en Italie est probablement le fort de Brégançon qui est aujourd’hui la résidence d’été du président français.
Des compléments biographiques
La mise en récit originale d’Entre les lignes permet à Legerstede de pleinement faire profiter lecteurs et lectrices de son don pour décrire villes et monuments dans une perspective historique et sociale. Les nombreuses anecdotes et descriptions sont intéressantes et agréables à lire. Elle fait revivre la Renaissance tout en démontrant de quelle façon les relations commerciales internationales étaient liées au développement des sciences et des arts.
Ce livre ne donne pas seulement envie de revoir Venise, Rome, Florence, ou La Rochelle, mais apporte également des compléments à la biographie de Hooft. Reste que pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’histoire (de la littérature) néerlandaise, il est sans doute difficile de se faire une idée de la personne qu’était P.C. Hooft et de voir en ce jeune voyageur le grand écrivain du siècle d’or néerlandais en devenir.
Ine Legerstee, Tussen de regels van de Reis-Heuchenis: De Grand Tour van P.C. Hooft (1598-1601), Uitgeverij Verloren, 2024.
Notes:
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P.C. Hóóft’s Henrik de Gróte: Zyn leven en bedryf, édité en 1626
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P.C. Hooft, Nederlandsche historien, Elsevier, 1642 et 1654, 27 tomes





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