Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Le sexe tarifé: légalisé aux Pays-Bas, dépénalisé en Belgique
© Gio / Unsplash
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La vie sexuelle des Plats Pays
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Le sexe tarifé: légalisé aux Pays-Bas, dépénalisé en Belgique

Dès la fin du Moyen Âge, la prostitution était présente dans les villes commerçantes des Plats Pays. Alternant pendant longtemps entre tolérance et répression, les Pays-Bas et la Belgique ont fini par adopter des approches certes différentes mais libérales à l’égard du commerce du sexe. Or, on est encore loin de la normalisation de la prostitution.

Les lieux d’activité commerciale sont aussi des lieux de commerce sexuel. Avec l’essor des Pays-Bas méridionaux et septentrionaux, la fin du Moyen Âge voit le développement d’une industrie du sexe avant la lettre. Les artisans, marchands, marins, soldats, artistes, étudiants ou diplomates, locaux et «étrangers», peuvent assouvir leurs pulsions charnelles dans des maisons closes, des «bains publics», des tavernes, des auberges ou des «maisons de plaisir» qui offrent une large gamme de divertissements, en fonction du budget. Les autorités religieuses et laïques ne voient pas la «putasserie» d’un bon œil, mais la considèrent comme un mal nécessaire qui doit être réglementé ou à tout le moins toléré pour éviter une aggravation de la situation.

Entre la fin du Moyen Âge et le début des Temps modernes, tolérance et répression alternent dans des villes portuaires comme Bruges, Anvers et Amsterdam, des plaques tournantes du commerce comme Gand, Leyde et Louvain, et des bastions de pouvoir comme Bruxelles et La Haye.

Objectif identique, moyens différents

C’est Napoléon Bonaparte qui sera à l’origine d’un changement majeur. Au début du XIXe siècle, il instaure un système de réglementation moderne pour prévenir la propagation des maladies vénériennes. Ce système de contrôle sophistiqué est censé protéger l’ensemble de la population contre la prostitution non réglementée.

Après la chute définitive de Napoléon en 1815, bon nombre de pays européens conservent ce système afin de tenir en bride le plus vieux métier du monde. Mais toutes les puissances européennes ne sont pas convaincues de son efficacité. Alors qu’Anvers, Bruxelles et Paris se montrent tout à fait favorables à la réglementation, les Britanniques et les Néerlandais le sont beaucoup moins et tiennent principalement les villes de garnison et les territoires coloniaux à l’œil. Londres, par exemple, n’a jamais mis en œuvre le système. Amsterdam l’a fait, mais de manière très différente du zèle réglementaire qui caractérise les villes belges.

La Belgique est alors connue pour être un pays hyperrégulateur. En théorie, la réglementation belge est censée non seulement prévenir les maladies, mais aussi offrir un certain degré de protection aux prostituées enregistrées. Dans la pratique, le système instaure un contrôle très strict des femmes qui vendent des services sexuels. Elles doivent non seulement se faire enregistrer, mais aussi se soumettre à des examens médicaux pénibles et humiliants, travailler dans des maisons closes et se tenir éloignées des églises et des écoles.

Les autorités amstellodamoises, ainsi que la population en général, ne sont pas convaincues par cette approche contraignante –non pas parce qu’à l’époque elles considèrent déjà la prostitution comme une forme de travail, mais parce qu’elles reconnaissent l’inefficacité du système. L’idée selon laquelle la prostitution est le symbole du patriarcat prend également forme, contribuant à la critique internationale du système réglementaire.

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les critiques se font de plus en plus vives. Le mouvement abolitionniste britannique, qui entend se débarrasser de la réglementation de la prostitution, s’étend rapidement. L’«abolitionnisme» n’entend pas éradiquer la prostitution elle-même, mais interdire son organisation. En d’autres termes, il ne s’agit pas de sanctionner la vente de prestations sexuelles, mais bien la publicité, la tenue d’un bordel ou toute aide comptable. Les abolitionnistes disposent d’arguments solides: non seulement le système de réglementation est inefficace et immoral, il est même criminel. Ils estiment que les maladies vénériennes vont continuer à se propager tant que l’immoralité prévaut et que les hommes cèdent à leurs pulsions sexuelles. Les bordels réglementés favorisent en outre la «traite des Blanches». La morale à géométrie variable de la réglementation, conjuguée à la peur de la traite des êtres humains, rend le système indéfendable.

Le mouvement abolitionniste engrange l’un de ses premiers succès à Amsterdam, qui instaure une interdiction des maisons closes en 1897. C’est en 1911 qu’une politique abolitionniste à l’échelle du pays voit le jour. La Belgique, par contre, attendra 1948 pour abolir son système réglementaire. Si les deux pays optent pour l’abolitionnisme, c’est parce qu’ils ne sont pas favorables à l’interdiction pure et simple ou au «prohibitionnisme» qui a cours en Union soviétique et aux États-Unis, entre autres.

Mais contrairement à ce qu’espère le mouvement abolitionniste, la nouvelle législation n’entraîne pas la fin du commerce sexuel. La prostitution se mue en activité clandestine, dont les autorités locales restent toutefois bien conscientes. La révolution sexuelle des années 1960 contribue à une politique de laisser-faire ou de «tolérance non réglementée» qui prévaut dans la Belgique et les Pays-Bas de l’après-guerre.

Avec l’interdiction des maisons closes, la prostitution se mue en activité clandestine

De nouveaux changements interviennent au cours des dernières décennies du XXe siècle. Le développement du milieu de la prostitution, l’accroissement des flux migratoires et les inquiétudes liées à l’épidémie de sida et à la criminalité entraînent une révision de la politique. On associe (une nouvelle fois) trafic de drogue et traite des êtres humains d’une part et commerce sexuel d’autre part, de sorte qu’il n’est plus question de happy hookers, mais d’«esclaves sexuelles».

Un nouvel acteur fait aussi son apparition sur la scène: le mouvement des travailleurs du sexe. Ce mouvement conduit, à partir de la fin du XXe siècle, à un discours sur la prostitution qui tranche avec celui d’avant-guerre. Les femmes qui pratiquaient la prostitution avaient déjà fait entendre leur voix auparavant, mais il faudra attendre les années 1970 pour que la lutte s’organise. La prostitution est définie pour la première fois comme un travail et le terme «travailleur du sexe» se répand.

Les femmes qui pratiquaient la prostitution avaient déjà fait entendre leur voix auparavant, mais il faudra attendre les années 1970 pour que la lutte s’organise

Si ce mouvement trouve son origine aux États-Unis et en France, des travailleurs du sexe néerlandais et belges ainsi que des sympathisants du secteur de la santé s’y rallient bien vite. Ils se battent pour obtenir davantage de droits et la protection des pouvoirs publics. Au tournant du siècle, cet activisme débouche sur la légalisation de la prostitution aux Pays-Bas, tandis que la Belgique continue à louvoyer entre réglementation de facto, tolérance et répression. Les deux pays visent pourtant les mêmes objectifs: restreindre le commerce du sexe à des zones bien définies et lutter contre la traite des êtres humains. Le bien-être des travailleurs du sexe n’arrive qu’en deuxième position. Des activistes locaux et internationaux travaillent en étroite collaboration avec des organismes humanitaires et des universitaires pour dénoncer le caractère de plus en plus strict de la législation aux Pays-Bas et, en Belgique, l’incertitude juridique à laquelle sont confrontés les travailleurs du sexe.

Alors que la France suit le conseil de UE et criminalise le client, la Belgique dépénalise la prostitution

Ce fut et cela reste un combat difficile. En effet, les défenseurs de la prostitution en tant que forme de travail se heurtent à un puissant front «néoabolitionniste» qui ne fait aucune distinction entre le commerce sexuel volontaire et le commerce sexuel forcé. Ce point de vue est au cœur du modèle suédois, qui criminalise les clients de la prostitution. S’inspirant de ce modèle, l’Union européenne lance en 2014 une résolution non contraignante conseillant aux États membres de modifier leur politique en matière de prostitution afin d’éradiquer «l’esclavage sexuel et l’inégalité des genres pour les femmes».

La France suit le conseil de l’Union européenne et criminalise le client; la Belgique fait exactement le contraire. La pandémie de coronavirus, lourde en drames humains, incite le gouvernement belge à approuver la dépénalisation de la prostitution. On espère que la décriminalisation créera un modèle plus flexible que la légalisation néerlandaise, le système belge équilibrant la protection des travailleurs du sexe et la lutte contre les individus mal intentionnés. Reste à savoir dans quelle mesure l'application de la nouvelle loi garantira une meilleure visibilité de l'ensemble du secteur et une déstigmatisation.

Autres rôles, autres lieux

Indépendamment des différences de politique, les autorités belges et néerlandaises se focalisent invariablement sur la prostitution féminine. Les intermédiaires et les clients masculins ne bénéficient d’attention que s’ils sont à l’origine de problèmes ou s’ils se rendent à la police pour déposer plainte contre des travailleurs du sexe. Les maquerelles de maisons closes sont parfois citées dans les sources, mais ce sont surtout les «filles perdues» qui obsèdent les élites. On juge impossible que des femmes «normales» préfèrent délibérément les relations sexuelles tarifées à un emploi mal rémunéré, mais «respectable».

Les Pays-Bas suivent cette logique jusqu’à la fin du XXe siècle. Jusqu’à cette période, les travailleurs du sexe étrangers se voient refuser un permis de travail au motif qu’ils ne sont pas «mentalement mûrs» pour évaluer les conséquences de la prostitution. C’est ainsi que des travailleurs du sexe originaires de pays extérieurs à l’Union européenne se retrouvent dans le circuit illégal néerlandais ou tirent profit de la politique de tolérance de villes belges comme Anvers ou Gand et de l’absence de politique dans une commune bruxelloise comme Saint-Josse.

On juge impossible que des femmes «normales» préfèrent délibérément les relations sexuelles tarifées à un emploi mal rémunéré, mais «respectable»

On note également une évolution frappante concernant les endroits où ont lieu les rapports sexuels tarifés. Depuis le début du siècle, les autorités locales de Belgique et des Pays-Bas tentent de limiter la prostitution à des lieux de travail tolérés ou légaux, mais les nouvelles technologies favorisent la mobilité et le travail indépendant. Au même titre que le développement au XXe siècle des transports en commun, du téléphone et de la voiture qui ont facilité l’accès à la prostitution, l’internet et les smartphones accroissent aujourd’hui le flux d’informations et l’indépendance des travailleurs du sexe.

Le célèbre Quartier rouge d’Amsterdam, le Schipperskwartier d’Anvers, la Glazen Straatje (Ruelle en verre) de Gand ou les nombreuses «chaussées d’amour» en Flandre continuent de captiver l’imagination, mais ces quartiers chauds ne représentent qu’une faible fraction de l’industrie du sexe. La majeure partie des relations sexuelles tarifées échappe à l’attention du public.

C'est encore plus vrai pour tous les travailleurs du sexe masculins et transgenres, qui par le passé ont tout simplement été ignorés. Il faut attendre les années 1980 et 1990 pour que cela change. C’est à cette époque que la crise du sida fait rage et que de nombreux hommes jeunes et femmes transgenres d’Europe centrale, d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient et d’Amérique latine affluent. Auparavant, les hommes, les «travestis» et les personnes transgenres étaient pourtant bien visibles dans les lieux également fréquentés par les travailleuses du sexe. Et les clients n’étaient pas seulement des hommes.

l’émancipation sexuelle et l’accès accru des femmes à des emplois bien rémunérés ont généré une augmentation de la demande d’«hommes de compagnie»

La Pergola à Bruxelles, par exemple, attirait principalement un public féminin. Mais, comme nous l’a expliqué Suzan Daniel, militante lesbienne bruxelloise, les hommes seuls ou les couples hétérosexuels plus âgés «en quête d’une petite aventure» étaient également les bienvenus. Des établissements comme La Pergola n’étaient pas des maisons closes, mais des lieux de sortie où s’exerçaient des activités sexuelles rémunérées et non rémunérées.

Généralement, les clientes de gigolos ou de travailleuses du sexe lesbiennes étaient (et sont toujours) plus discrètes que les hommes prenant part au commerce sexuel; indépendamment du genre, l’achat et la vente de prestations sexuelles restent de toute façon tabous en 2023. Cela complique la recherche scientifique, mais il est certain que l’émancipation sexuelle et l’accès accru des femmes à des emplois bien rémunérés ont généré une augmentation de la demande d’«hommes de compagnie». Contrairement aux décennies précédentes, les femmes n’ont pas besoin de se rendre à l’autre bout du monde pour trouver des travailleurs du sexe masculins. Mais quel que soit le genre, l'achat et la vente de services sexuels restent tabous.

À l’instar de la légalisation aux Pays-Bas, la dépénalisation de la prostitution en Belgique ne conduira pas automatiquement à sa normalisation. Seuls les principaux acteurs de l’industrie du sexe peuvent y veiller: les travailleurs du sexe et les clients qui parlent ouvertement de leurs motivations et de leurs expériences. Une telle ouverture permettrait également de détecter à temps la traite des êtres humains et d’autres abus liés au secteur.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
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